3 mars 2014

«J’irai au Pays des Neiges»

Pour marquer le Nouvel An tibétain qui a débuté hier
 

Le Minya Konka culmine à 7556 m. – «Le soir, du bungalow, le spectacle est féérique, un large arc-en-ciel descend à l’ouest, sur une cime neigeuse. Pourtant, il ne pleut pas et le soleil est couché. C’est un effet étrange. (…) Puis tout s’efface un instant et la chaîne reparaît d’argent brillant comme sous une clarté lumineuse, mais on ne voit pas de lune au ciel, tout baigne dans une lumière étrange. La première étoile scintille. Rêve, rêve, pays de rêve.»

-- Je vais partir. Je vais franchir la frontière. J’irai au Pays des Neiges.
-- Tout ce qui est interdit t’attire. Que crois-tu qu’il y a derrière?
-- La Connaissance.
-- La Connaissance est aussi faite de beaucoup d’illusions.
-- C’est justement pour cela que je veux y aller. Pour en finir avec cette illusion.
-- Alors, tu ne t’arrêteras jamais.   

«Marcher sur l’asphalte des boulevards ou dans les solitudes du Tibet, ce n’est toujours que mouvoir ses jambes et poser un pied devant l’autre. Les dangers?... peuh! N’y en a-t-il pas à traverser la place de la Concorde où se croisent des autos lancées en façon de bolides?...» 

«La vie est faite de séparations, de désintégration, de morts. On serait fou de s’attacher à ce jeu d’ombres fuyantes que l’on appelle le monde.»

«Tout comme le jasmin qui laisse tomber ses pétales fanés, celui qui se dépouille de ses désirs trouvera la béatitude.»

«Mon pays est en guerre, Il y aura beaucoup de morts. Comment atteindre la béatitude suprême quand le monde entier se rappelle à vous.» [1914]

«(…) Je suis habitant d’un autre monde, et je regarde celui où, vous tous, vous agitez avec le paisible intérêt d’un spectateur au cinéma. (…) Je suis plongée ici, dans des traductions philosophiques bouddhistes et, de là, votre guerre formidable m’apparaît comme la rencontre d’armées de fourmis se disputant la possession de vingt centimètres carrés de terrain. Qu’est-ce qu’un épisode de cette espèce dans l’histoire des mondes qui surgissent et sont détruits? (Journal de voyage)

«L’on peut regretter que le Tibet perde sa sérénité de terre vierge ou s’ouvre aux entreprises financières prosaïques. Une humanité plus artistique ou plus mystique que la nôtre eût, peut-être, voulu conserver intacte cette terre silencieuse et étrange, (…) quelques milliers de solitudes impolluées, sorte de temple à la quiétude d’asile, à l’usage de ceux que n’a point enivrés le rêve fiévreux de l’activité ou qui s’en sont réveillés.» (Juin 1920)

L’accord du 23 mai 1951 a intégré le Tibet dans la République chinoise, avec tous les troubles qui s’ensuivirent et qui sont encore dans toutes les mémoires. Événements qui portent Alexandra à prophétiser :
«Après que se sera apaisée la curiosité par le retour des Chinois au Tibet, le rideau tombera, sans doute, sur la pièce qui se joue dans le décor immense du toit du monde et le silence se refera sur ses solitudes enchanteresses qui n’intéressent que très incidemment les Grandes Puissances de notre époque.» (Le Vieux Tibet face à la Chine, 1953)

~ Alexandra David-Néel (1868-1969)

Son enthousiasme pour les hautes philosophies de l’Inde et celles du Pays des Neiges a commandé l’essentiel de son destin : «Marche comme ton cœur te mène et selon le regard de tes yeux», écrivait-elle en citant l’Ecclésiaste.
       Elle écrit et publie son dernier livre à l’âge de quatre-vingt-quinze ans, Quarante siècles d’expansion chinoise, dédié à la mémoire d’Aphur Yongden. Livre inhabituel puisqu’il s’agit d’une sorte de chronique historique sur les principaux épisodes de l’avancée des Chinois vers le nord-ouest.

Minya Konka

En complément 

«L’homme est le spectateur d’un drame grandiose qu’il subit depuis des millénaires; maintenant l’homme veut savoir, veut connaître les raisons profondes du drame.»
~ Leconte du Nouy

Le véritable drame humain réside dans ce fait brutal… «L’homme ne se connaît pas lui-même»; drame d’autant plus triste «qu’il croit se connaître» parce que la science lui a livré quelques secrets mineurs concernant son corps.
       Mais l’âme, demanderez-vous à la science?... «L’âme, répondra-t-elle, ne peut se peser ni se mesurer, ni se voir sous le microscope; dans ces conditions, nous en déduisons qu’elle n’existe pas». C’est très simple, mais il fallait y penser.
       Cette conception matérialiste peut-elle assurer le bonheur humain? La science peut nous apporter un certain bien-être, mais au détriment de la liberté et de l’individualité; la quiétude de l’homme sera toujours remise en question par les lois de l’évolution qui favorisent au contraire la lutte et la sélection des individus; regardez ce qui se passe sous nos yeux.
       Les peuples rustiques et dynamiques sont prêts à dévorer ceux qui veulent s’endormir, la quiétude béate est un obstacle pour l’évolution.
       La science parviendra à tout connaître prophétisent ses supporters; on peut en douter, car, chaque pas en avant, chaque but atteint, découvrent de nouveaux problèmes toujours plus ardus, plus difficiles à vaincre.
       Regardez la médecine. Découvre-t-on un moyen de guérir une maladie? Aussitôt une ou deux nouvelles viennent prendre la place vide, des virus inconnus tiennent en échec les laboratoires, les microbes organisent leurs défenses et deviennent résistants au remède miracle.
       La science n’a en vue que le développement de l’intellect, au détriment des valeurs spirituelles et ceci est gros de conséquences. 

La vérité est très dure à découvrir, il faut du temps, beaucoup de méditation; il faut s’élever «assez haut» pour avoir une vue, non plus fragmentaire, mais générale… L’homme s’est tellement identifié au corps et à la matière, qu’il lui paraît fou de penser qu’il existe une autre vie invisible à ses yeux, et que cette autre vie est beaucoup plus longue et importante que les longues années passées dans le corps physique. «La vie terrestre est un clin d’œil dans l’éternité», disent les Sages.  

Ceux que la Grâce a touchés finissent généralement d’une façon dramatique comme si cette fin atroce fut la preuve éclatante que la plus grande douleur physique n’est rien comparativement à la béatitude céleste. Ainsi, Manès fut écorché vif, Pythagore brûlé vif dans sa maison par une foule bestiale et ignorante, Socrate dut boire la ciguë … et tant d’autres connus et inconnus, roués ou brûlés vifs aux quatre coins du monde, parce qu’ils apportaient prématurément aux hommes la lumière d’un autre monde.

La sagesse primordiale, ainsi qu’un grand fleuve majestueux, coule à travers les âges. De-ci de-là, apparaît parfois un jaillissement de ces eaux vives, qui illumine pour un temps un petit coin de la planète (…) pour s’éteindre bientôt, étouffé par les puissances temporelles qui tremblent de voir s’effriter leur domination.

À leur insu, les hommes ne manquent pas de guides, et ils sont libres de ne pas les écouter. C’est par l’entremise de l’intuition, qui emplit de lumineuses certitudes, que l’homme peut recevoir ce qui échappe à la raison.

Source : Réconciliation avec la vie, R. Emmanuel; Dervy-Livres (1988)

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