28 mars 2018

Se tromper de vie

«Il ne faut jamais se tromper de vie. Il n’y a pas de marche arrière.»
~ Jean-Paul Dubois (La succession, 2016)


S’il n’y a pas de marche arrière, il est possible d’explorer et de bifurquer, comme le suggère l’auteure de cette lettre adressée à un ado. En cherchant une photo d’accompagnement, j’ai été intriguée par son exhortation : Trouve le verbe de ta vie, pas le métier mais le verbe.

Lettre intégrale – très inspirante à la fois pour les jeunes et les moins jeunes qui se cherchent une vie... À faire circuler :  

Photo : © Diane Diederich

Extraits

Lettre à un ado
Par Sarah Roubato

Lundi 2 janvier 2017

Salut

Je te rassure, si je t’écris, ce n’est pas pour te faire la leçon. En fait, j’aimerais plutôt m’assoir sur un banc avec toi et t’écouter. Mais je sais que tu as beaucoup à faire. Mais si tu as quelques minutes pour la lire, peut-être qu’elle t’aidera. Du moins je l’espère.

D’abord je voudrais m’excuser de t’appeler ado. Je déteste les catégories, en particulier celles des générations. Ce n’est pas parce que tu es ado que tu n’es pas une personne à part entière, un citoyen, un consommateur, et qu’à ce titre, tu devrais avoir toute ta place dans les débats publics et dans les discussions “d’adultes”

Photo : Sarah Roubato

Trouve le verbe de ta vie
Qu’est-ce que tu veux faire plus tard? Voilà des années qu’on te pose cette question. Et pour celui qui te la pose, cela ne se réduit qu’à une seule chose : ton métier. On te demande quel métier tu veux faire sans même t’avoir présenté toutes les possibilités, puisque voilà dix ans qu’on t’enseigne les mêmes matières à l’école. Moi j’aurais une autre question à te poser.
   Quel est le verbe de ta vie? Pas le métier, non, le verbe. C’est lui qui va tracer les chemins de ta vie. Oui je dis bien les chemins, car dans le monde de demain, avoir plusieurs chemins de vie, de carrière, de métier, ne sera pas réservé aux atypiques. J’en rencontre tous les jours : des ingénieurs qui deviennent boulanger, des comédiens qui deviennent pilote, des avocats qui deviennent activistes dans une association. À toi qui changes d’avis, qui n’es pas sûr d’être un littéraire ou un scientifique – comme si les deux étaient incompatibles ! – on te dira que tu devrais te décider. Et si on regardait ça autrement, en se disant que ceux qui s’intéressent à des domaines différentes, qui sont capables d’aller de l’un à l’autre, qui savent s’adapter à de nouveaux contextes, à d’autres manières de faire, sont des multi-potentialistes. Des gens qui amèneront le savoir qu’ils ont acquis dans un domaine dans un autre. Des gens qui ouvrent les horizons, qui fabriquent de nouveaux potentiels. Mais il y a quelque chose qui rend logique leurs bifurcations : leur verbe. [...]
   [...] Ton métier est au service de ton rêve. [...] Peu importe que ce soit dans une entreprise, une association, une forêt, une école ou une scène, tu feras toujours ce qui te correspond, si tu trouves ton verbe.
   Si le verbe de ta vie c’est aider, tu pourras autant être avocat, médecin urgentiste ou travailler dans une ONG. Si c’est transmettre, tu pourras être enseignant aussi bien que journaliste ou comédien. Veux-tu découvrir des choses (archéologue, historien, chimiste, biologiste) veux-tu en inventer (ingénieur, magicien) veux-tu les exprimer (écrivain, musicien, artiste), les analyser (éditorialiste, analyste politique, sociologue) ? Veux-tu soigner, guérir, protéger, défendre ? Bien sûr, après, il faut affiner. [...] Et puis il faut se poser aussi la question de ton mode de vie : veux-tu des horaires fixes ou irrégulières, veux-tu rester au même endroit ou bouger, travailler à l’extérieur ou dedans? Et enfin, mais peut-être surtout, savoir au service de quoi tu mets ton verbe : du système capitaliste de production de richesse qui met en compétition les individus, qui détruit la terre et ses êtres vivants, ou bien d’un autre système basé sur le respect du vivant et l’entraide ? Dans les deux, tu pourras te faire valoir, te dépasser, innover. Tu peux exercer le même métier pour servir deux visions du monde totalement opposées. Demain, le métier ne sera pas nécessairement le centre de nos vies. Il faut trouver un métier qui te fasse vivre et qui te laisse vivre. Un métier qui nous laisse le temps d’apprendre, de découvrir, de nous émerveiller, de vivre avec les autres. Qui nous permette d’habiter le temps au lieu de lui courir après.

Prends le temps de te tromper!
[...] Tu as le droit de te tromper. Si tu ne le fais pas avant trente ans, tu le feras quand ? Mais il y a une chose que tu n’as pas le droit de faire : tricher avec ton rêve. [...] Qu’est-ce que j’ai fait pour mon rêve aujourd’hui, et en quoi s’occupe-t-il de la beauté du monde? Pose-toi cette question tous les jours!
   Et surtout ne vas pas croire que certains rêves valent mieux que d’autres, sous prétexte que les chemins sont déjà tracés à l’école. On voudrait te faire croire que les sciences, les maths, le français, la philo, l’histoire, sont plus importants que la musique, le sport, l’art, le théâtre, la couture, le bricolage, la cuisine, et tous les autres domaines qui n’ont pas leur place à l’école, ou une si petite place. As-tu jamais regretté que ces domaines soient considérés comme des loisirs ou des passe-temps? Regarde autour de toi : l’art, le sport sont considérés comme des divertissements, des loisirs à consommer le weekend. Dans d’autres sociétés, ils sont le centre même de l’apprentissage et du développement de chaque personne. Toi et moi savons très bien que le système éducatif ne te propose qu’un éventail très restreint de toutes les possibilités qui s’offrent à toi. Si tu crois qu’un diplôme suffira à atteindre un métier... mais je suis sûre que tu ne crois déjà plus à ce mythe. Tu sais bien qu’il faut du réseau, des connaissances dans le milieu, bien se présenter, la chance, le carnet d’adresses. Bien sûr dans certains domaines, tu vas galérer un peu plus pour trouver une place. Parce que justement le système ne t’aura pas tracé un chemin. Tu devras te le tracer toi-même. Tant mieux ! Il sera plus beau. Bien sûr ça te demandera encore plus de travail, de peine et de discipline, mais au moins, tu n’auras pas triché avec ton rêve.
   Si les études t’offrent un chemin direct vers ce que tu veux faire, vas-y. Mais n’oublie pas d’aller voir comment ça marche dans le monde, dans le concret. [...] Quand tu reviendras en classe après, tu en sauras beaucoup plus que ceux qui n’auront fait que suivre des cours pour avoir des notes pour avoir un diplôme.
   N’oublie pas aussi que tu as le droit de bifurquer, de prendre d’autres chemins, à trente ans, à quarante ans, quand tu veux! Ce n’est pas à toi de plier tes envies pour qu’elles rentrent dans les cases du système. C’est à toi d’utiliser ce que la société t’offre pour réaliser ton rêve. Un rêve qui, je l’espère, s’occupera de la beauté du monde.
   [...] Alors je ne te dis pas de ne pas faire d’études, je te dis simplement que tu auras le droit de changer, d’explorer d’autres horizons, d’apprendre et de te former autrement. Et l’un des meilleurs outils pour ça, ce sont les langues.

Offre-toi tous les horizons!
Tu vas peut-être me dire que tu n’aimes pas l’anglais, que tu es nul en espagnol, que c’est trop dur l’allemand. [...] Une langue, c’est une porte ouverte sur une autre manière de penser, c’est comme si d’un coup tu doublais la surface de ton horizon. Tu verras alors ta société, ton pays avec un oeil nouveau.

Toi consommateur, tu as un pouvoir immense
Je sais que tu es bien plus sensible que la génération de tes parents à la destruction de la planète. Je ne sais pas si dans ton quotidien tu y participes, ou si tu fais déjà des choix pour limiter ton impact. Sache que tu as un pouvoir immense : tu es consommateur. C’est pour toi que de grandes industries pillent les ressources, détruisent des forêts, rendent des enfants malades, exploitent des travailleurs, maltraitent des animaux. C’est pour ton bon plaisir. Oui, tu es aussi responsable. Il suffirait que les gens arrêtent d’acheter pour que ça ne se fabrique plus. Bien sûr on se sent minuscule. Tu peux ne plus consommer du Nutella, en mettant dans la balance le plaisir que tu en tires et les horreurs que ça crée. Mais le rayon du magasin en sera toujours plein. D’accord. Mais sans ton premier geste, il n’y en aura pas d’autres qui suivront ton exemple. Et si on mettait bout à bout tous les pots de Nutella que tu auras avalé, combien de palmiers, combien de cris d’orang-outans et d’hommes et d’enfants dont les villages sont brûlés cela représente? Tu es assez grand pour avoir une conscience et pour être fier de ce à quoi tu participes. Tu as la chance de vivre à une époque où des milliers de chercheurs, d’ingénieurs, d’inventeurs, trouvent d’autres manières de faire, d’autres produits qui respectent le vivant. Le changement de société se fait dans le minuscule et dans le grandiose. Dans le geste dérisoire d’un homme au Pays Bas qui se met à nettoyer la berge d’une rivière où il passe tous les matins, et dans le projet démentiel d’un ingénieur de dix-neuf ans qui invente un filtre pour nettoyer les océans.

À ton tour, écris une lettre
Ce que tu as en toi est immense, parce qu’il n’est pas encore dessiné. Tu es un bouquet de potentiels. Ne laisse jamais rien ni personne l’écraser. Je regrette qu’on ne te demande pas plus souvent ton avis pour exprimer ce que tu ressens par rapport au monde et à demain. Alors, si tu as le temps, si tu en as envie, je te propose une expérience. D’écrire à ton tour une lettre, une lettre à un destinataire qui ne peut pas te répondre. Lettre à quelque chose que tu as en toi, à ce qui t’est extérieur, à un animal, un objet, une personne disparue. Qu’on leur dise que tu es autre chose qu’une boîte qu’on gave de savoir. Quelqu’un qui pense le monde, qui le rêve, qui le dit et qui fera le monde de demain.

À bientôt

23 mars 2018

À coups de lettres d’amour

25/03/2018 : corrections / mise à jour dans la note 1.

«J’essaie en tout cas, solitaire ou non, de faire mon métier, et si parfois je le trouve dur c’est qu’il s’exerce principalement dans l’assez affreuse société intellectuelle où nous vivons, où l’on se fait un point d’honneur de la déloyauté, où le réflexe a remplacé la réflexion, où l’on pense à coups de slogans comme le chien de Pavlov salivait à coups de cloche, et où la méchanceté essaie trop souvent de se faire passer pour  l’intelligence.» ~ Albert Camus 

Illustration : Le chien de Pavlov par Stefano Fabbri
http://www.illustratori.it/StefanoFabbri

Camus aurait eu son idée sur les réseaux sociaux où «le réflexe a remplacé la réflexion», aidé par l’instantanéité proportionnelle à la vitesse des retours de clicks.

Si Maria Casarès et Albert Camus avaient eu des smartphones, c’est à coups de textos qu’ils auraient salivé... La vraie course à obstacles démarre en1948, faite de retrouvailles et de séparations dues à toutes sortes de contraintes. Ça maintient le suspense, même si l’on sait que Camus ne divorcera pas. C’est une relation «ni avec toi / ni sans toi» où chacun voudrait enfermer au moins le cœur et la tête de l’autre dans une prison virtuelle, en partie à cause de leur impression de vivre un amour absolu. Mais comment exiger l'exclusivité de l'autre quand on ne peut l'offrir soi-même (1), hum... Le 25 février 1957 Albert écrit : «Vous ne m’écrivez guère ni ne téléphonez, ma Reine, et j’ai peine à croire que votre cour miteuse vous absorbe à ce point. Je pense naturellement que tu vas téléphoner demain matin ayant royalement oublié que ton sujet marne durement le mardi au service du premier éditeur de France. Si au moins je connaissais tes hôtels, je pourrais tenter ma chance. Mais non, j’attends, patient et tendre, comme le chien Diego qui restait, moi absent, le nez dans un de mes souliers, jusqu’à je rentrasse.»

Revenons au smartphone. J’ai calculé que s’ils avaient communiqué par emails, à raison de deux envois chacun par jour (je suis raisonnable...), entre 1948 et 1959, le nuage numérique aurait collecté autour de 18 000 messages. En bonus, ils auraient pu copier/coller les mots qui reviennent dans presque toutes leurs lettres : «mon chéri / ma chérie», «mon cher / grand / amour», «écris-moi, je t’aime», «je t’attends / attends-moi», «je t’embrasse éperdument / longuement», «j’ai besoin de toi», «je t’aime à t’envahir», «endors-toi avec moi, je pense à toi sans cesse», «abandonne-toi à moi, je t’aime», etc.

J’en suis à la page 529 (sur 1304), 290e lettre (26 avril 1950). J’y reviendrai quand j’aurai tout lu car à côté de la souffrance psychoaffective et des doutes constants, il y a des perles d’humour, notamment sur le milieu littéraire et artistique, ainsi que des réflexions profondes sur la vie.

Correspondance (1944-1959)
Albert Camus, Maria Casarès
Éditions Gallimard 2017

Photo : René Saint Paul

(1) Camus fut-il un homme à femmes, un don Juan à rallonge, un simple cavaleur, un collectionneur impénitent, bref un séducteur? Dans un carnet préliminaire au Premier homme, le romancier tient ses comptes. En 1959, il a quatre femmes dans sa vie : Francine Faure, épousée en 1940, Maria Casarès, l’«Unique», la comédienne Catherine Sellers et Mi, une jeune d'origine danoise, mannequin chez Jacques Fath *, rencontrée en 1957. Il installe Mi dans une maison proche de la sienne à Lourmarin car il entend vivre avec elle. Lorsqu'il part «faire une promenade», toute la famille sait où il va. (L’Express / Le Point)

* Ne croyons pas tout ce qu'on lit; doutons / vérifions. En réalité "Mi", Mette Ivers, est  peintre-illustratrice. Elle est d'origine danoise en effet, mais elle est née à Paris, le 18 mai 1933. A-t-elle été mannequin chez Fath? Je ne sais pas.
Son site : http://metteivers.fr/bibliographie/ 

«Je n'ai rien pris à personne. Dans ce domaine on ne peut prendre que ce qui est libre ou libéré; et il ne m'est jamais venu à l'esprit dans la passion dépassée et l'amour régnant de me formaliser des liens nouveaux qui pouvaient l'attacher (Camus) à quelqu'un d'autre; comme, de son côté, il n'a jamais cherché à combattre ceux que je nouais avec d'autres que lui. Et s'il est vrai aussi qu'à ce moment-là, nous nous sentions si assurés l'un de l'autre que rien ne pouvait nous faire douter et que, sûrs d'être élus l'un par l'autre, tout devenait possible, il n'empêche que pour en arriver là, l'un comme l'autre nous avons dû vaincre en nous, pour dépasser la période risquée et tourmentée de l'épreuve, toute idée conventionnelle du monde où nous nous mouvions et qui était en nous, toute tentation de possession abusive, tout ce en quoi la vanité peut se déguiser, et le plus difficile, l'orgueil qui nous tenait l'un comme l'autre et qui criait chez l'un comme chez l'autre sa soif intarissable d'absolu.»
~ Maria Casarès (in Résidente privilégiée, 1980)

En faisant des recherches sur "Mi" j'ai découvert un site fascinant, résultat du travail de détective d'un enseignant québécois :
Albert Camus, au jour le jour (de 1913 à 1959) : 

On apprend que Maria Casarès ne fut pas la seule à recevoir une "dernière lettre" : 

Décembre 1959
29. Lourmarin. Dernière lettre à Mette Ivers, qui est au Danemark. «Quand tu liras cette lettre, deux ou trois jours nous sépareront encore.» 

30. Lourmarin. Lettre à Catherine Sellers.
- Lourmarin. Lettre à Maria Casarès. «Bon. Dernière lettre. Juste pour te dire que j'arrive mardi, par la route, remontant avec les Gallimard lundi. (...) Je t'embrasse, je te serre contre moi  jusqu'à mardi, où je recommencerai.» (10-1265)

31. Lourmarin. Dernière lettre à Catherine Sellers.

18 mars 2018

Trois choix : lutter, fuir, ne rien faire (Laborit)


Je n'avais rien d'autre que d'être vivant
j'étais intact
j'étais content
et j'étais triste
mais je ne faisais jamais semblant
Je connaissais le geste pour rester vivant
Secouer la tête pour dire non
secouer la tête pour ne pas laisser entrer les idées des gens.

~ Jacques Prévert

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Et en effet, le bon sens vient aisément prouver
Et les faits confirmer sans conteste que les hommes
Ne sont pas tous menteurs; il en est qui sont morts.

Déluge : Premier essai remarqué de baptême collectif, qui lessiva tous les péchés (et les pécheurs) de la création.

~ Ambrose Bierce (Le dictionnaire du Diable)

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L'EXTINCTION DE L'ESPÈCE HUMAINE

Le blog d’André Boyer | 22 mars 2017
http://andreboyer.over-blog.com/  

James Lovelock a présenté la planète Terre comme un être vivant, Gaïa, avec des écosystèmes qui constituent les organes de cet être vivant constitué par la biosphère.


Les savanes, les forêts, les déserts, les lacs, les rivières et les océans sont autant de systèmes vivants qui assurent des fonctions essentielles dont bénéficie l'espèce humaine. Ils fournissent des services écologiques tels que le recyclage des déchets organiques, la production de matières vivantes, la pollinisation, la régulation des climats, la purification de l'eau…

Or le succès écologique et économique de l'espèce humaine a fait entrer la Terre dans la sixième crise d'extinction d'espèces. Les cinq précédentes crises furent la conséquence de catastrophes géologiques telles que des éruptions volcaniques ou astronomiques comme les chutes de météores, qui furent suivies par des changements climatiques qui en amplifièrent les conséquences.

La crise actuelle est une crise anthropique accélérée, au sens où elle résulte des activités humaines qui tendent à monopoliser l’espace géographique de la Terre sur une échelle de temps très restreinte, tout en détruisant les fondements même de la survie de l’espèce humaine.

Elle trouve son origine dans le succès écologique et technologique de l'homme qui induit une croissance exponentielle de ses besoins en ressources et en espace. Cette croissance provoque la destruction des écosystèmes par la pollution, la déforestation et la fragmentation des habitats naturels, auquel s’est ajouté une pression mortelle sur les espèces chassées, péchées et récoltées, encore accrue du fait de la prolifération d’espèces exotiques introduites par l’homme.

On ne connaît bien que le taux d'extinction des espèces les plus connues, telles que les vertébrés et les plantes supérieures. Pour les autres groupes, on ne peut qu'avancer des extrapolations fondées sur la relation entre le nombre d'espèces et la superficie du milieu concerné.

Pour les forêts tropicales, qui couvrent sept pour cent de la surface terrestre et hébergent soixante dix pour cent des espèces vivantes, hors océans, on sait, par l’expérimentation qui a été conduite en Amazonie, que la réduction de moitié de la surface de la forêt réduit la biodiversité des oiseaux et des plantes de dix pour cent.

Une autre étude, menée sur une longue période à Singapour qui disposait à l’origine d’une importante forêt tropicale humide, est tout aussi révélatrice. Depuis que les Britanniques s’y sont installés en 1819, quatre vingt quinze pour cent des 540 kilomètres carrés de végétation primitive ont été totalement défrichés. Selon les travaux de l'écologue australien Barry W. Brook, il en est résulté la disparition de 881 espèces animales et végétales sur 3996 espèces recensées.

Plus globalement, sur la base de données bien étayées pour les plantes, les vertébrés et quelques groupes d'invertébrés, la majorité des spécialistes estiment que le taux d'extinction actuel des espèces est mille fois supérieur au taux naturel, étayant la thèse d’une sixième crise d'extinction imputable au développement de l’espèce humaine, en effectif et en activités.

Il en est résulté une prise de conscience de la communauté scientifique qui ne peut en rien mettre fin à la crise d’extension des espèces, mais seulement ralentir son évolution inéluctable. Car la sixième crise d’extinction des espèces conduira inéluctablement à terme à la disparition de l’espèce humaine puisqu’elle est indispensable au rétablissement postérieur de la biodiversité, comme cela s’est produit après les cinq crises précédentes.

Cependant l’espèce humaine garde le choix d’accélérer ou de ralentir ce processus, qui peut durer quelques centaines d’années au pire ou quelques milliers d’années au mieux.

On sait bien que l’appétit individuel des êtres humains, ou leur soif de vivre, fait obstacle à ce processus de limitation de l’expansion humaine. Pour freiner le rythme de cette évolution, l’humanité saura-t-elle limiter sa croissance démographique, sa consommation afin de protéger les écosystèmes ou non?

C’est toute la question.

On peut estimer que le suicide de l’humanité est le choix le plus souhaitable, un choix qui implique tout simplement de laisser la tendance actuelle se poursuivre. Dans le cas contraire, le défi proposé à l’intelligence collective de l’espèce humaine est de parvenir à modérer cet appétit individuel pour permettre à l’humanité de poursuivre son odyssée encore quelques millénaires, au lieu de quelques siècles… 

13 mars 2018

À quoi tient notre identité?

La mer au plus près
Albert Camus

J'ai grandi dans la mer et la pauvreté m'a été fastueuse, puis j'ai perdu la mer, tous les luxes alors m'ont paru gris, la misère intolérable.

Depuis, j'attends.

J'attends les navires du retour, la maison des eaux, le jour limpide. Je patiente, je suis poli de toutes mes forces.

On me voit passer dans de belles rues savantes, j'admire les paysages, j'applaudis comme tout le monde, je donne la main, ce n'est pas moi qui parle. On me loue, je rêve un peu, on m'offense, je m'étonne à peine.

Puis j'oublie et souris à qui m'outrage, ou je salue trop courtoisement celui que j'aime. Que faire si je n'ai de mémoire que pour une seule image?

On me somme enfin de dire qui je suis. «Rien encore, rien encore...»

Photo : Tiago Ribeiro de Carvalho

Mendiant
Fernando Pessoa

Mendiant de ce qu’il ne sait pas,
Sur la route sans lieu de mon être
Parmi des débris fait son aube…
Il chemine seul sans chercher…

Photo : Tiago Ribeiro de Carvalho

Source : Carnets de poésie de Guess Who

Collection de photos
https://www.flickr.com/photos/tiagordc/

Nous sommes l’unique personne avec qui nous passerons notre vie entière. Toutes les autres – enfants, partenaires, amis, collègues (j’inclus les animaux de compagnie!) – peuvent mourir avant nous ou quitter notre cercle à tout moment. Et quel que soit le degré d’intimité que nous aurons eu avec elles, nous sommes la personne avec qui nous aurons la relation la plus intime jusqu’à notre mort.
   Pourtant nous avons l’impression de vivre dans un corps étranger, que d’ailleurs nous n’aimons pas beaucoup. C’est sans doute pourquoi nous recherchons l’acceptation et l’amour inconditionnels des autres. Le phénomène «Like» illustre bien ce symptôme. Il est vrai aussi que notre grand juge intérieur (l’ego) ne rate pas une occasion de nous dénigrer. Et ses critiques s’appuient généralement sur des modèles, des valeurs, des attentes et des exigences extérieures – des fabulations – qui n’ont rien à voir avec ce que nous sommes, mais que nous adoptons comme étant les nôtres... Plus nous sommes capables de nous regarder courageusement en face, plus vite nous cessons de nous mentir et de vivre comme des robots téléguidés.
   «En réalité nous devrions mieux nous connaître que n’importe qui d’autre. La seule personne que nous retrouverons à la fin du voyage, c’est nous», disait Ella Maillart; et à propos de la mort : «vous cessez simplement de respirer; qu’y -a-t-il de si effrayant là-dedans?»

Ella Maillart (1903-1997) compte parmi les grandes écrivaines-voyageuses du 20e siècle. Comme Alexandra David-Néel, elle a exploré le monde dans des conditions périlleuses que peu de gens trouveraient enviables, et dans des endroits où les femmes autonomes et indépendantes n’étaient pas les bienvenues. Peu avant sa mort à 94 ans, elle venait de faire renouveler son passeport... histoire de se rendre au bout de son voyage.

Si vous ne la connaissez pas, voici quelques liens d’intérêt


1989 - 1997 Le Musée de l'Élysée à Lausanne, auquel Ella Maillart a confié ses négatifs, organise une première exposition rétrospective de ses photographies. L'exposition sera montrée dans de nombreuses villes en Europe. Un nouveau livre, La Vie immédiate (1991), réunit quelque 200 photographies qui témoignent souvent d'un monde disparu et apportent, tout comme ses récits et ses films, une contribution non négligeable à la connaissance de l'histoire de notre temps. Les dernières décennies de sa vie seront marquées par sa préoccupation face aux nombreux enjeux écologiques et à l'avenir de cette planète qu'elle admirait si profondément. Ella Maillart s'est éteinte à Chandolin le 27 mars 1997.

Les yeux d’Ella (documentaire en français, 1990)

Ella Maillart, entame une quête spirituelle dans le sud de l’Inde avec un petit chat qui l’accompagnera partout où elle ira.

Source de la photo : RTS 

Ti-Puss (ou l'Inde avec ma chatte) 
Elle Maillart; Rennes, Éditions La Tramontane, 1951, 1979

«J'éprouve profondément qu'un pacte nous lie à l'animal que nous adoptons. Ne pense-t-il pas, très vraisemblablement, que nous sommes tout-puissants et responsables du bien et du mal qui lui arrivent? Et si nous faisons notre devoir envers lui, il nous communiquera sa beauté, ses peines et ses joies. Dans le cas contraire, la possibilité d'échanges sera perdue, nous n'aurons pas accès à son univers fait pour enrichir le nôtre. Mais pour éviter que ce pacte ne se transforme en désir de possession – désir qui m'enchaînerait – je décide de considérer la chatte comme un don toujours renouvelé, don à accueillir avec reconnaissance.»

«Somme toute, j'étais parvenue à comprendre clairement que pour la plupart des Occidentaux, l'équilibre, l'amour du prochain, la sagesse seront inaccessibles aussi longtemps que la plus importante partie de nous-mêmes restera ignorée ou encore étouffée par nos vies profanes, axées uniquement sur l'obtention d'une sécurité qui ne peut pas exister sur le plan  matériel.
   Pour la première fois je pus accepter sans révolte, parce que je commençais à la comprendre, l'absurdité de notre monde et l'absurdité des efforts que jusqu'ici j'avais tentés en aveugle pour gagner une harmonie profonde.»

Interview (vidéo) :  

Mais qui est donc cette mystérieuse Ti-Puss qui, dans les années 1940, accompagne l'une des voyageuses les plus étonnantes du 20e siècle dans un long périple à travers l'Inde, auprès des grands maîtres de sagesse, parmi les pauvres et les humiliés? Ti-Puss, décrite par Ella Maillart comme son miroir et son modèle parce qu'elle incarne «la plénitude de l'instant présent», n'est autre... qu'une chatte tigrée, initiatrice inattendue des mystères de l'Inde.


Forbidden Journey (Oasis interdites), published in 1937, became a bestseller.

In comparison to her companion (Peter Fleming), she is also the more empathetic narrator, having heartfelt compassion for man, woman, child and beast – particularly for her sick horse Slalom, which she has to leave behind at some point.
   Ella Maillart also ponders the ecologic impact that even a small (relatively) modern expedition creates in the nomadic and semi-nomadic cultures they encounter on their trail:
   “Others are keen to see if natives other than us live better than we do, without heat in pipes, ice in boxes, sunshine in bulbs, music on disks, or images gliding over a pale screen. In many places we travelled through in China and in Kashmir in 1935, we were the first polluters. We were the ones who stirred the locals’ desire for matches, for a primus cooker which I used to prepare our meals, or for a camera – all of them things they had not seen before.”


CONCLUSION

Bien sûr, nous ne rêvons pas tous d’une vie d’explorateur ou d’aventurier hors du commun. Mais à la mesure de notre potentiel nous pouvons réaliser des choses qui nous tiennent à cœur si nous mettons de côté les attentes de l’entourage – famille, relations, propagande médiatique, etc.  Malheureusement aujourd’hui, c’est la poursuite de la richesse extérieure vitement acquise par n’importe quel moyen qui prime, souvent au détriment de la richesse intérieure et de la satisfaction d’aspirations profondes.

Un grand détour donc, comme dans la vie, pour revenir au point de départ. Ella Maillart a fréquenté l’ashram de Ramana Maharshi*. À tous ceux qui l’approchaient, le Sage conseillait la recherche inlassable de leur propre vérité, en ramenant tous les problèmes et toutes les alternatives à la question fondamentale : «Qui suis-je?».

* Il ne s'agit pas du gourou des Beatles, Maharishi.

10 mars 2018

Les enfants et les animaux sauvages de Kevin Peterson

Comment mieux décrire ce que notre civilisation en décrépitude laisse en héritage aux enfants et aux animaux? Qu'avons-nous fait, nous, les "rois" de la création? 

Magnifique, très émouvant et aussi angoissant car toutes les décisions politiques, sociales et économiques actuelles mènent tout droit vers la désintégration.

Church 

Le peintre Kevin Peterson continue à peindre des tableaux détaillés de jeunes enfants et d'animaux en milieu urbain dystopique. Les enfants solo, accompagnée seulement par des alliés sauvages – ours polaires, lions, ratons laveurs, renards – sont au centre de chaque tableau entourés de bâtiments abandonnés et en décomposition. Tandis que ses peintures antérieures montraient des enfants en train d’aller de l’avant et d’explorer, plus récemment, ses jeunes sujets semblent en mode «pause», dans un moment de réflexion ou de défi.

Bella 

Peterson a étudié les beaux-arts et la psychologie et détient un diplôme en travail social. Avant de retourner à sa pratique artistique en 2005, il a travaillé en milieu correctionnel. L'intérêt de l'artiste pour la psychologie et la sociologie aident à comprendre ses créations. «Il faut composer avec l'isolement, la solitude et la nostalgie tout en gardant un niveau d'optimisme et d'espoir. Les questions de races et du partage de la richesse ont surgi dans mon travail récent. Il traite des frontières rigides, de l’espoir de voir s'effondrer ces restrictions, et soulève des questions sur les forces qui orchestrent notre comportement.»

Wish 

Peterson vit à Houston, au Texas, et est représenté par la Galerie Thinkspace à Culver City, en Californie. Il partage ses travaux en cours et ses tableaux achevés sur Instagram.

Description et photos via http://www.thisiscolossal.com/category/art/  

Camo 

Déclaration de l’artiste sur le site de la Galerie Thinkspace :

My work is about the varied journeys we take through life. It’s about growing up and living in a world that is broken. These paintings are about trauma, fear and loneliness and the strength that it takes to survive and thrive. They each contain the contrast of the untainted, young and innocent against a backdrop of a worn, ragged, and defiled world. Support versus restraint, bondage versus freedom, and tension versus slack are all themes that I often visit. My work deals with isolation, loneliness and longing teamed with a level of optimistic hope. Issues of race and the division of wealth have arisen in my recent work. This work deals with the idea of rigid boundaries, the hopeful breakdown of such restrictions, as well as questions about the forces that orchestrate our behavior.

Site de l’artiste : http://kevinpetersonstudios.com/   

Henry 

Captain

8 mars 2018

Femmes 2018. «Le cul est roi.» – Esther Granek

Le sexe est un business racolé à toutes les autres industries, notamment du divertissement et du tourisme. Pouvez-vous imaginer des Grand Prix, des Jeux Olympiques, des spectacles rock, des remises de trophées à Hollywood ou à Cannes, des Super Bowl, voire, des conventions politiques ou corporatives sans l’omniprésence de services sexuels? La propagande a fait en sorte que la pulsion archaïque de reproduction devienne la principale raison d’existence, comme si les humains se résumaient à des organes génitaux. C’est décourageant.

Plusieurs femmes (jeunes et moins jeunes) tombent dans l’engrenage dans l’espoir de sortir de la pauvreté ou de devenir riche rapidement, séduites ou parfois kidnappées, par d’habiles proxénètes. Une fois le piège fermé, il est quasi impossible d’en sortir (1).  

Tableau : © Zhang Haiying, Anti-vice campaign, Action figures series. L’artiste chinois vit à Beijing.

Dans le vent
Esther Granek

De le nier, on aurait tort.
De l’ignorer, pareillement.
Tant il est vrai qu’en plein essor,
et de nos jours, superbement,
le cul est roi. Et dans le vent.

C’est vérité fondamentale.
Pour l’ériger en idéal,
au bond il faut saisir la balle.
Tout malin y sera gagnant.
Le cul est roi. Et dans le vent.

Soudainement c’est frénésie.
Deviser cul crée bons profits!
Déjà maints champs sont investis.
Et tous les styles y sont présents.
Le cul est roi. Et dans le vent.

Pour se laver de tout vulgaire
et pour ne point nuire aux affaires
et pour en user librement,
aux mots latins on se réfère.
Le cul est roi. Et dans le vent.

Écrivains et écrivassiers
qui tant de pages noircissez,
et dans la douleur enfantez,
dissertez cul, abondamment.
Le cul est roi. Et dans le vent.

Du cul, ne soyez point avares
Indispensable au rendement,
vous y gagnerez belles parts.
Et grand succès. Conséquemment.
Le cul est roi. Et dans le vent.

Quant à l’écran et à l’image,
envahissant, il y fait rage.
Mal acceptées, les oeuvres sans.
Que d’obstructions et de barrages!
Le cul est roi! Et dans le vent  !

Synthèses, 2009



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La femme au sac de ciment

«Adolescent, je ne peux pas dire que ma vision des femmes ait brillé pas sa dignité. Mes premières expériences érotiques ont été marquées par ce qui était à mes yeux une évidence : toute responsabilité liée à une éventuelle grossesse incombait entièrement à la femme. Ça ne me regardait pas.
   Aujourd’hui je réalise que l’un des mouvements politiques les plus importants de l’après-guerre concerne la place des femmes dans le monde. On ne peut nier les grands changements qui ont eu lieu dans ce domaine, même s’il demeure un problème majeur dans les pays en développement. Le défi à relever est de démanteler les convictions qui trouvent encore leur alibi dans une lecture aberrante des grands textes religieux, principalement de l’islam et du judaïsme. Si les orthodoxes avaient le pouvoir en Israël, les femmes seraient encore assises à l’arrière du bus. Dans le monde musulman, nombreux sont les pays où les femmes luttent pour faire respecter leurs droits fondamentaux, à commencer par celui de disposer de leur propre corps. [...]
   L’un des plus grands défis qui se posent aujourd’hui est de donner plus de pouvoir aux femmes. Alors que ce sont elles qui, partout, portent la responsabilité de la production alimentaire et de la sauvegarde de la famille, leur pouvoir politique et économique est inexistant.
   Je ne crois pas que les hommes et les femmes aient une manière foncièrement différente de penser. C’est une idée répandue mais fausse qu’il existerait un modèle de pensée «masculin» et un modèle de pensée «féminin». Le monde souffre en revanche de la domination masculine unilatérale et du fait que les voix des femmes ne s’entendent pour ainsi dire pas.
   Cela conduit à une situation insensée. Comme si le monde entier adoptait une vieille habitude bourgeoise européenne : après le dîner, les hommes allaient d’un côté, les femmes de l’autre, et celle qui tentait de rompre cet ordre immuable était aussitôt remise à sa place et ramenée dans le droit chemin.
   Mais pour qu’un nouvel ordre voie le jour, il faut que les hommes fassent un pas en arrière et qu’ils laissent la place aux femmes. Si l’on pense que c’est une vue de l’esprit, c’est qu’on n’a rien compris à l’évolution en cours.
   La lutte continue entre ceux qui chargent des sacs de ciment sur la tête des femmes et celles qui portent le fardeau.» (Chapitre La femme au sac de ciment ; p. 280)

Henning Mankell

SABLE MOUVANT Fragments de ma vie; traduit du suédois par Anna Gibson; Éditions du Seuil, septembre 2015

COMPLÉMENTS 

Une culture d’agression par Richard Poulin 
SexLeak : un problème de taille à résoudre  

Blogue SITUATION PLANÉTAIRE : Femmes 2018. Un système judiciaire inadéquat.

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(1) La mondialisation du marché du sexe, par Richard Poulin; CAIRN INFO. L’article, publié en 2002, brosse le portrait global de l’époque. À lire intégralement pour comprendre l’ampleur de cette abomination qui n’a cessé de se répandre depuis.  
https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2002-1-page-109.htm

 Extrait
 La mondialisation capitaliste implique aujourd’hui une «marchandisation» inégalée dans l’Histoire des êtres humains. Depuis trente ans, le changement le plus dramatique du commerce sexuel a été son industrialisation, sa banalisation et sa diffusion massive à l’échelle mondiale. Cette industrialisation, à la fois légale et illégale, rapportant des milliards de dollars, a créé un marché d’échanges sexuels, où des millions de femmes et d’enfants sont devenus des marchandises à caractère sexuel. Ce marché a été généré par le déploiement massif de la prostitution (effet, entre autres, de la présence de militaires engagés dans des guerres et/ou des occupations de territoire, notamment dans les pays nouvellement industrialisés, par le développement sans précédent de l’industrie touristique, par l’essor et la normalisation de la pornographie, par l’internationalisation des mariages arrangés, ainsi que par les besoins de l’accumulation du Capital. [...]
   Soutenir qu’il y a eu industrialisation du commerce sexuel relève d’une évidence : nous avons assisté, entre autres, au développement d’une production de masse de biens et de services sexuels qui a généré une division régionale et internationale du travail. Les «biens» sont constitués en grande partie d’êtres humains qui vendent des services sexuels. Cette industrie, qui se déploie dans un marché mondialisé qui intègre à la fois le niveau local et le niveau régional, est devenue une force économique incontournable. La prostitution et les industries sexuelles qui lui sont connexes – les bars, les clubs de danseuses, les bordels, les salons de massages, les maisons de production de pornographie, etc. – s’appuient sur une économie souterraine massive contrôlée par des proxénètes liés au crime organisé et bénéficient aux forces de l’ordre corrompues. Les chaînes hôtelières internationales, les compagnies aériennes et l’industrie touristique profitent largement de l’industrie du commerce sexuel. [...]
   Un autre facteur qui confère un caractère qualitativement différent au commerce sexuel d’aujourd’hui concerne le fait que la prostitution est devenue une stratégie de développement de certains États. Sous l’obligation de remboursement de la dette, de nombreux États d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique ont été encouragés par les organisations internationales comme le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale – qui ont offert des prêts importants – à développer leurs industries du tourisme et de divertissement. Dans chacun des cas, l’essor de ces secteurs a permis l’envolée de l’industrie du commerce sexuel. [...]
   Le statut des femmes et des enfants a régressé : désormais, dans de nombreux pays du tiers-monde ainsi que dans ceux de l’ex-URSS et de l’Europe de l’Est, sous l’impact des politiques d’ajustement structurel et de la libéralisation économique, les femmes et les enfants sont devenus de nouvelles matières brutes (new raw resources) dans le cadre du développement du commerce national et international. Du point de vue économique, ces marchandises se caractérisent par un double avantage : les corps sont à la fois un bien et un service. Plus précisément, on a assisté à une marchandisation non seulement du corps, mais également à la marchandisation des femmes et des enfants, d’où l’idée fréquente de l’apparition d’une nouvelle forme d’esclavage pour caractériser le trafic dont sont l’objet des millions de femmes et d’enfants.
   Ces réalités définissent les conditions et l’extension de la mondialisation capitaliste actuelle pour les femmes et les enfants exploités par l’industrie du commerce sexuel. Il faut ajouter d’autres éléments déterminants : le rapt, le viol et la violence ne cessent d’être des accoucheurs de cette industrie; ils sont fondamentaux non seulement pour le développement des marchés, mais également pour la «fabrication» même de ces marchandises, car ils contribuent à les rendre «fonctionnelles» pour cette industrie qui exige une disponibilité totale des corps. [...]

Tableau : © Zhang Haiying, Anti-vice campaign, Action figures series. L’artiste chinois vit à Beijing.

Tous les ans, près d’un quart de million de femmes et d’enfants de l’Asie du Sud-Est (Birmanie, province du Yunnan en Chine populaire, Laos et Cambodge) sont achetés en Thaïlande, pays de transit, pour un prix variant entre 6 000 et 10 000 dollars américains. Au Canada, les intermédiaires paient 8 000 dollars pour une jeune Asiatique en provenance des Philippines, de Thaïlande, de Malaisie ou de Taiwan qu’ils revendent 15 000 dollars à un souteneur. En Europe de l’Ouest, le prix courant d’une Européenne en provenance des anciens pays «socialistes» se situe entre 15 000 et 30 000 dollars américains. À leur arrivée au Japon, les femmes thaïs ont une dette de 25 000 dollars américains. Les femmes achetées doivent rembourser les dépenses encourues par les souteneurs et travailler pour leur compte pendant des années. [...]
   L’industrie de la pornographie contemporaine a pris son essor au début des années cinquante, avec la création de Playboy, et, depuis, a investi tous les moyens de communication moderne. Ainsi, aux États-Unis, la location des vidéos pornographiques représente un marché de 5 milliards de dollars américains par année, les films pornographiques de la télévision payante et dans les chambres d’hôtels rapportent 175 millions. Les États-Uniens dépensent entre 1 et 2 milliards de dollars par le biais des cartes de crédit pour obtenir du matériel sexuel explicite via Internet, ce qui représente entre 5 et 10 % de toutes les ventes sur le Net. Là aussi l’industrie hôtelière est complice : à chaque film visionné dans une chambre, elle reçoit 20 % du prix de location.
   La pornographie infantile ou pseudo-infantile (kiddie or chicken porn) sur l’Internet constitue 48,4 % de tous les téléchargements des sites commerciaux pour adultes. Elle utilise des enfants aussi jeunes que trois ans. Les images créées pour assouvir les fantasmes des consommateurs de la pornographie infantile ne peuvent être caractérisées que comme une forme d’abus sexuel.
   En 1983, on estimait le chiffre d’affaires de la pornographie à 6 milliards de dollars. Ce chiffre est largement en dessous de la réalité d’aujourd’hui. D’autant plus que les années 1990 ont connu une explosion de la production et de la consommation de pornographie. La pornographie est désormais une industrie mondiale, massivement diffusée et totalement banalisée, qui fait non seulement la promotion de l’inégalité sexuelle, mais qui milite pour le renforcement de cette inégalité. Elle fait partie de la culture. Elle l’imprègne et, par conséquent, affecte l’ensemble des images sociales des médias traditionnels et nouveaux. La pornographie n’est pas seulement une industrie du fantasme : elle use et abuse avant tout des femmes et des enfants. Les centaines de milliers de personnes qui y œuvrent subissent, elles aussi, viol, violence et assassinat. La pornographie représente, en quelque sorte, la prostitutionalisation des fantasmes masculins. Elle infantilise les femmes et rend mature sexuellement les enfants. La pornographie ne peut pas être réduite au seul débat sur la liberté d’expression. [...]
   Depuis trente ans, nous assistons à une sexualisation de la société. Cette sexualisation est basée sur l’inégalité sociale, ce qui a pour effet de rendre l’inégalité très profitable. La société est désormais saturée par le sexe; et le marché du sexe en pleine croissance et mondialisé exploite avant tout les femmes et les enfants, notamment du tiers-monde et des anciens pays «socialistes».
   Nous avons été témoin d’une industrialisation de la prostitution, du trafic des femmes et des enfants, de la pornographie et du tourisme sexuel. Des multinationales du sexe sont devenues des forces économiques autonomes, cotées en bourse. Il n’y a pas de prostitution sans marché, sans marchandisation d’êtres humains et sans demande. Malheureusement, l’exploitation sexuelle est de plus en plus considérée comme une industrie du divertissement, et la prostitution comme un travail légitime. Pourtant, cette «leisure industry» est basée sur une violation systémique des droits humains. L’exploitation sexuelle des femmes et des enfants exige la complicité des consommateurs.
   Cet aspect de la mondialisation concentre l’ensemble des questions (exploitation économique, oppression sexuelle, accumulation du Capital, migrations internationales, racisme, santé, hiérarchisation de l’économie-monde, développement inégal et combiné, pauvreté, accentuation des inégalités sociales, etc.) qui s’avèrent décisives dans la compréhension de l’évolution de l’univers dans lequel nous vivons. Ce qui pouvait être perçu comme étant à la marge est désormais au centre du développement du capitalisme mondial. C’est pourquoi cette industrie tend de plus en plus à être reconnue comme un secteur économique banal.