28 mars 2018

Se tromper de vie

«Il ne faut jamais se tromper de vie. Il n’y a pas de marche arrière.»
~ Jean-Paul Dubois (La succession, 2016)


S’il n’y a pas de marche arrière, il est possible d’explorer et de bifurquer, comme le suggère l’auteure de cette lettre adressée à un ado. En cherchant une photo d’accompagnement, j’ai été intriguée par son exhortation : Trouve le verbe de ta vie, pas le métier mais le verbe.

Lettre intégrale – très inspirante à la fois pour les jeunes et les moins jeunes qui se cherchent une vie... À faire circuler :  

Photo : © Diane Diederich

Extraits

Lettre à un ado
Par Sarah Roubato

Lundi 2 janvier 2017

Salut

Je te rassure, si je t’écris, ce n’est pas pour te faire la leçon. En fait, j’aimerais plutôt m’assoir sur un banc avec toi et t’écouter. Mais je sais que tu as beaucoup à faire. Mais si tu as quelques minutes pour la lire, peut-être qu’elle t’aidera. Du moins je l’espère.

D’abord je voudrais m’excuser de t’appeler ado. Je déteste les catégories, en particulier celles des générations. Ce n’est pas parce que tu es ado que tu n’es pas une personne à part entière, un citoyen, un consommateur, et qu’à ce titre, tu devrais avoir toute ta place dans les débats publics et dans les discussions “d’adultes”

Photo : Sarah Roubato

Trouve le verbe de ta vie
Qu’est-ce que tu veux faire plus tard? Voilà des années qu’on te pose cette question. Et pour celui qui te la pose, cela ne se réduit qu’à une seule chose : ton métier. On te demande quel métier tu veux faire sans même t’avoir présenté toutes les possibilités, puisque voilà dix ans qu’on t’enseigne les mêmes matières à l’école. Moi j’aurais une autre question à te poser.
   Quel est le verbe de ta vie? Pas le métier, non, le verbe. C’est lui qui va tracer les chemins de ta vie. Oui je dis bien les chemins, car dans le monde de demain, avoir plusieurs chemins de vie, de carrière, de métier, ne sera pas réservé aux atypiques. J’en rencontre tous les jours : des ingénieurs qui deviennent boulanger, des comédiens qui deviennent pilote, des avocats qui deviennent activistes dans une association. À toi qui changes d’avis, qui n’es pas sûr d’être un littéraire ou un scientifique – comme si les deux étaient incompatibles ! – on te dira que tu devrais te décider. Et si on regardait ça autrement, en se disant que ceux qui s’intéressent à des domaines différentes, qui sont capables d’aller de l’un à l’autre, qui savent s’adapter à de nouveaux contextes, à d’autres manières de faire, sont des multi-potentialistes. Des gens qui amèneront le savoir qu’ils ont acquis dans un domaine dans un autre. Des gens qui ouvrent les horizons, qui fabriquent de nouveaux potentiels. Mais il y a quelque chose qui rend logique leurs bifurcations : leur verbe. [...]
   [...] Ton métier est au service de ton rêve. [...] Peu importe que ce soit dans une entreprise, une association, une forêt, une école ou une scène, tu feras toujours ce qui te correspond, si tu trouves ton verbe.
   Si le verbe de ta vie c’est aider, tu pourras autant être avocat, médecin urgentiste ou travailler dans une ONG. Si c’est transmettre, tu pourras être enseignant aussi bien que journaliste ou comédien. Veux-tu découvrir des choses (archéologue, historien, chimiste, biologiste) veux-tu en inventer (ingénieur, magicien) veux-tu les exprimer (écrivain, musicien, artiste), les analyser (éditorialiste, analyste politique, sociologue) ? Veux-tu soigner, guérir, protéger, défendre ? Bien sûr, après, il faut affiner. [...] Et puis il faut se poser aussi la question de ton mode de vie : veux-tu des horaires fixes ou irrégulières, veux-tu rester au même endroit ou bouger, travailler à l’extérieur ou dedans? Et enfin, mais peut-être surtout, savoir au service de quoi tu mets ton verbe : du système capitaliste de production de richesse qui met en compétition les individus, qui détruit la terre et ses êtres vivants, ou bien d’un autre système basé sur le respect du vivant et l’entraide ? Dans les deux, tu pourras te faire valoir, te dépasser, innover. Tu peux exercer le même métier pour servir deux visions du monde totalement opposées. Demain, le métier ne sera pas nécessairement le centre de nos vies. Il faut trouver un métier qui te fasse vivre et qui te laisse vivre. Un métier qui nous laisse le temps d’apprendre, de découvrir, de nous émerveiller, de vivre avec les autres. Qui nous permette d’habiter le temps au lieu de lui courir après.

Prends le temps de te tromper!
[...] Tu as le droit de te tromper. Si tu ne le fais pas avant trente ans, tu le feras quand ? Mais il y a une chose que tu n’as pas le droit de faire : tricher avec ton rêve. [...] Qu’est-ce que j’ai fait pour mon rêve aujourd’hui, et en quoi s’occupe-t-il de la beauté du monde? Pose-toi cette question tous les jours!
   Et surtout ne vas pas croire que certains rêves valent mieux que d’autres, sous prétexte que les chemins sont déjà tracés à l’école. On voudrait te faire croire que les sciences, les maths, le français, la philo, l’histoire, sont plus importants que la musique, le sport, l’art, le théâtre, la couture, le bricolage, la cuisine, et tous les autres domaines qui n’ont pas leur place à l’école, ou une si petite place. As-tu jamais regretté que ces domaines soient considérés comme des loisirs ou des passe-temps? Regarde autour de toi : l’art, le sport sont considérés comme des divertissements, des loisirs à consommer le weekend. Dans d’autres sociétés, ils sont le centre même de l’apprentissage et du développement de chaque personne. Toi et moi savons très bien que le système éducatif ne te propose qu’un éventail très restreint de toutes les possibilités qui s’offrent à toi. Si tu crois qu’un diplôme suffira à atteindre un métier... mais je suis sûre que tu ne crois déjà plus à ce mythe. Tu sais bien qu’il faut du réseau, des connaissances dans le milieu, bien se présenter, la chance, le carnet d’adresses. Bien sûr dans certains domaines, tu vas galérer un peu plus pour trouver une place. Parce que justement le système ne t’aura pas tracé un chemin. Tu devras te le tracer toi-même. Tant mieux ! Il sera plus beau. Bien sûr ça te demandera encore plus de travail, de peine et de discipline, mais au moins, tu n’auras pas triché avec ton rêve.
   Si les études t’offrent un chemin direct vers ce que tu veux faire, vas-y. Mais n’oublie pas d’aller voir comment ça marche dans le monde, dans le concret. [...] Quand tu reviendras en classe après, tu en sauras beaucoup plus que ceux qui n’auront fait que suivre des cours pour avoir des notes pour avoir un diplôme.
   N’oublie pas aussi que tu as le droit de bifurquer, de prendre d’autres chemins, à trente ans, à quarante ans, quand tu veux! Ce n’est pas à toi de plier tes envies pour qu’elles rentrent dans les cases du système. C’est à toi d’utiliser ce que la société t’offre pour réaliser ton rêve. Un rêve qui, je l’espère, s’occupera de la beauté du monde.
   [...] Alors je ne te dis pas de ne pas faire d’études, je te dis simplement que tu auras le droit de changer, d’explorer d’autres horizons, d’apprendre et de te former autrement. Et l’un des meilleurs outils pour ça, ce sont les langues.

Offre-toi tous les horizons!
Tu vas peut-être me dire que tu n’aimes pas l’anglais, que tu es nul en espagnol, que c’est trop dur l’allemand. [...] Une langue, c’est une porte ouverte sur une autre manière de penser, c’est comme si d’un coup tu doublais la surface de ton horizon. Tu verras alors ta société, ton pays avec un oeil nouveau.

Toi consommateur, tu as un pouvoir immense
Je sais que tu es bien plus sensible que la génération de tes parents à la destruction de la planète. Je ne sais pas si dans ton quotidien tu y participes, ou si tu fais déjà des choix pour limiter ton impact. Sache que tu as un pouvoir immense : tu es consommateur. C’est pour toi que de grandes industries pillent les ressources, détruisent des forêts, rendent des enfants malades, exploitent des travailleurs, maltraitent des animaux. C’est pour ton bon plaisir. Oui, tu es aussi responsable. Il suffirait que les gens arrêtent d’acheter pour que ça ne se fabrique plus. Bien sûr on se sent minuscule. Tu peux ne plus consommer du Nutella, en mettant dans la balance le plaisir que tu en tires et les horreurs que ça crée. Mais le rayon du magasin en sera toujours plein. D’accord. Mais sans ton premier geste, il n’y en aura pas d’autres qui suivront ton exemple. Et si on mettait bout à bout tous les pots de Nutella que tu auras avalé, combien de palmiers, combien de cris d’orang-outans et d’hommes et d’enfants dont les villages sont brûlés cela représente? Tu es assez grand pour avoir une conscience et pour être fier de ce à quoi tu participes. Tu as la chance de vivre à une époque où des milliers de chercheurs, d’ingénieurs, d’inventeurs, trouvent d’autres manières de faire, d’autres produits qui respectent le vivant. Le changement de société se fait dans le minuscule et dans le grandiose. Dans le geste dérisoire d’un homme au Pays Bas qui se met à nettoyer la berge d’une rivière où il passe tous les matins, et dans le projet démentiel d’un ingénieur de dix-neuf ans qui invente un filtre pour nettoyer les océans.

À ton tour, écris une lettre
Ce que tu as en toi est immense, parce qu’il n’est pas encore dessiné. Tu es un bouquet de potentiels. Ne laisse jamais rien ni personne l’écraser. Je regrette qu’on ne te demande pas plus souvent ton avis pour exprimer ce que tu ressens par rapport au monde et à demain. Alors, si tu as le temps, si tu en as envie, je te propose une expérience. D’écrire à ton tour une lettre, une lettre à un destinataire qui ne peut pas te répondre. Lettre à quelque chose que tu as en toi, à ce qui t’est extérieur, à un animal, un objet, une personne disparue. Qu’on leur dise que tu es autre chose qu’une boîte qu’on gave de savoir. Quelqu’un qui pense le monde, qui le rêve, qui le dit et qui fera le monde de demain.

À bientôt

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