31 janvier 2019

Deux femmes à ne pas oublier

Dans le contexte de leur époque et de manière différente, Clementine Churchill et Anne Morgan ont osé braver des tabous persistants au sujet du rôle des femmes dans la société. Nous pouvons encore nous en inspirer. 

Un bijou cette lettre...

Lettre de Clementine Churchill au rédacteur en chef du Times

«J’en suis venue à la conclusion qu’il faudrait se débarrasser des femmes.»

Les suffragettes britanniques s’organisent pour défendre le droit de vote des femmes dès 1903 au Royaume-Uni. Elles obtiennent gain de cause en 1918, après une lutte acharnée, dont nous avons un aperçu ici. Clementine Churchill (1885-1977) répond à une lettre adressée au Times par un scientifique, qui milite pour que les femmes ne soient pas autorisées à donner leur avis sur la vie politique. Dans cette lettre sarcastique et ironique, Clémentine Churchill balaie d’un revers de main les arguments fallacieux avancés par Sir Wright.

Clementine Ogilvy Spencer-Churchill, l’épouse derrière le «grand» homme (1).
Photo : W. G. Phillips / Topical Press Agency / Getty Images  

30 mars 1912

Monsieur,

Après avoir lu l’exposé important et primordial de Sir Almroth Wright sur les femmes telles qu’il les connaît, la question n’est plus «Les femmes devraient-elles voter?» mais «Les femmes ne méritent-elles pas d’être supprimées dans leur ensemble?».

J’ai été si impressionnée par l’exposé de Sir Almroth Wright, appuyé comme il est sur tant d’expériences scientifique et personnelle, que j’en suis venue à la conclusion qu’il faudrait se débarrasser des femmes.

Il nous apprend que dans leur jeunesse, elles ne sont pas équilibrées, que de temps en temps elles souffrent de déraison et d’hypersensibilité, et que leur présence déconcentre et agace les hommes dans leur vie et activités quotidiennes. Si elles choisissent une profession, l’indélicatesse de leur esprit en fait des partenaires indésirables pour leurs collègues masculins. Plus tard dans leur vie elles sont sujettes à de graves désordres mentaux sur le long terme, et, si elles ne sont pas tout à fait folles, il faut en faire taire beaucoup d’entre elles.

Donc puisque c’est comme ça, le monde ne serait-il pas beaucoup plus heureux et meilleur si seulement il pouvait être purgé des femmes? C’est le moment de se tourner vers les grands scientifiques. Le cas est-il vraiment sans espoir? Il ne fait pas de doute que les femmes ont eu leur utilité dans le passé, sinon comment cette détestable tribu aurait-elle été tolérée jusqu’à aujourd’hui? Mais est-il certain qu’elles seront indispensables dans le futur? La science ne peut-elle pas nous donner quelque assurance, ou au moins quelque lueur d’espoir, que nous sommes à l’aube de la plus grande découverte de toutes – i. e., comment préserver une race de mâles par des moyens purement scientifiques?

Et ne pourrions-nous pas nous tourner vers Sir Almroth Wright afin qu’il couronne ses nombreux accomplissements en délivrant l’humanité de l’espèce parasitaire, ubuesque et immorale qui a infesté le monde depuis si longtemps?

Cordialement,
C.S.C.
«Une des Condamnées»


Version originale en anglais, Letters of note :

(1) Note biographique : Churchill avait pris publiquement position contre le vote des femmes, au grand dam de son épouse. Un jour, un suffragiste militant est sorti de nulle part et a commencé à attaquer Winston. Au cours de leurs 57 ans de mariage, Clémentine a aidé son mari à se sortir de problèmes politiques et personnels à plusieurs reprises. Bien que toujours discrète, elle a été la force motrice derrière le premier ministre britannique supposément à l'épreuve des balles – et Winston lui-même l'a reconnue comme le principal moteur derrière sa vie incroyablement réussie. Clémentine était ambitieuse aussi, mais, fidèle aux coutumes sociales du début du XXe siècle, elle a utilisé cet instinct pour soutenir son mari plutôt qu'elle-même. Clementine disait que si seulement elle était née avec un pantalon au lieu d’un jupon elle aurait aimé être chef d'État (biographie de Sonia Purnell). Clémentine n’est pas devenue chef d’État, mais elle a contribué à en créer un.

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«Je veux devenir autre chose qu’une riche imbécile.»    

À son père, JP Morgan, qui l’interrogeait sur son avenir et ce qu’elle désirait devenir, Anne répondit : «Autre chose qu’une riche imbécile». 

Ce fut le cas.

En 1917, Anne Tracy Morgan, fille d’un milliardaire américain, s’installe avec 350 compatriotes sur le sol français. Son but, aider les habitants qui survivent près de la ligne du front depuis 4 ans dans d’effroyables conditions.
   À la différence des nombreux films qui ont documenté la Première Guerre mondiale et ses destructions, celui-ci raconte l’histoire méconnue et exemplaire de la reconstruction d’une partie du Nord de la France juste après la guerre, grâce à Anne Morgan, jeune américaine fortunée, et à ses 350 jeunes filles venues bénévolement du Nouveau Monde pour aider les populations civiles à reconstruire les villages de Picardie, proches du front.
   Indépendante, féministe, altruiste, Anne Tracy Morgan (1873-1952) est aussi une pionnière de ce que l’on appellera plus tard «l’humanitaire», dégagée de tout mouvement politique ou religieux. Bouleversée par cette France meurtrie, elle consacrera sa vie et sa fortune à la reconstruire, avec une vision d’une grande modernité. Pour susciter des dons aux USA, elle fait faire de nombreux films et photos. Cette matière, quasiment inédite et d’une incroyable qualité cinématographique, est une source exceptionnelle pour aborder cette période de l’Histoire avec un autre regard. C’est surtout une manière vivante et incarnée de montrer l’état de la France et de ses populations en 1918, mais également de raconter une aventure humaine hors du commun. (France 3)

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Anne Morgan créa et présida plusieurs associations de secours aux blessés et d’aide à la reconstruction lors des deux guerres mondiales.
   Dès 1914, la fille du célèbre banquier américain John Pierpont Morgan, se mobilise en faveur des populations civiles françaises. Elle crée en avril 1917, avec son amie Anne Murray Dike, le Comité Américain pour les Régions Dévastées (CARD) afin de venir en aide aux populations civiles de l’Aisne particulièrement touchées par les destructions et les difficultés de ravitaillement. L’armée française lui confie le domaine de Blérancourt, situé à quelques kilomètres du front. 


Essentiellement composées de femmes, les équipes du comité américain entreprennent leurs actions d’aide humanitaire grâce à leur service motorisé où s’activent de nombreuses «chauffeuses». ... Anne Morgan cherche également à apporter aux populations picardes les moyens matériels et le soutien moral dont elles ont besoin pour rebâtir leurs villages. Elle contribuera à la reconstruction en Picardie jusqu’en 1923 en créant des services sanitaires mais aussi des écoles et des bibliothèques. Elle reçut la Légion d’Honneur en 1924 et fut élevée au grade de Commandeur en 1932.
   En 1939, sentant la tension politique monter, elle revient à Blérancourt fonder le Comité Américain de Secours aux Civils pour évacuer les populations de la zone occupée vers la France libre. Elle est forcée de fuir en 1940 sous la pression allemande. Elle continuera de voyager entre France et États-Unis jusqu'à sa mort en 1952.
(Musée Franco-Américain de Blérancourt)

Si vous avez accès à la zone : 
documentaire «Anne Morgan, une Américaine sur le front» 

24 janvier 2019

L’art de ventiler

@TwittakineBonne idée! colorier pour ventiler son stress et son angoisse : 


Le moindre écart de température affole les gens. On critique les procédures de déneigement ou d’application d’abrasifs, comme si le système d’entretien était responsable de notre météo en dents de scie sur laquelle nous n’avons aucun contrôle! On passe de la tempête de neige, à la pluie puis au verglas en quelques heures. Ce n’est pas la fin du monde, mais panique et manque de patience sont la norme; donnons-leur le temps nécessaire. Beaucoup d'immaturité : on veut que tout soit parfait tout de suite. 

Nous sommes donc excessivement stressés à propos de tout et n’importe quoi. Si par hasard, nous sommes plutôt sereins, nous regardons le stress que vivent nos semblables. Notre cerveau compile les mauvaises nouvelles et les images et se dit «prépare-toi au pire!». De sorte que l’inquiétude peut constamment nous ronger sans raison valable.

Ç’a l’air que la sagesse pourrait nous épargner des consultations en psychiatrie. Au début du premier millénaire judéo-chrétien, Sénèque nous proposait des façons de réduire le stress causé par les anticipations : 

«II y a, ô Lucilius, plus de choses qui font peur qu'il n'y en a qui font mal, et nos peines sont plus souvent d'opinion que de réalité.

...Ce que je te recommande, c'est de ne pas te faire malheureux avant le temps; car ces maux, dont l'imminence apparente te fait pâlir, peut-être ne seront jamais, à coup sûr ne sont point encore.

Nos angoisses parfois vont plus loin, parfois viennent plus tôt qu'elles ne doivent; souvent elles naissent d'où elles ne devraient jamais naître. Elles sont ou excessives, ou chimériques, ou prématurées.  

Il est vraisemblable que tel mal arrivera, mais est-ce là une certitude? Que de choses surviennent sans être attendues, que de choses attendues ne se produisent jamais! Dût-il même arriver, à quoi bon courir au-devant du chagrin? Il se fera sentir assez tôt quand il sera venu : d'ici là promets-toi meilleure chance. Qu'y gagneras-tu? Du temps. Mille incidents peuvent faire que le péril le plus prochain, le plus imminent, s'arrête ou se dissipe ou aille fondre sur une autre tête. Des incendies ont ouvert passage à la fuite; il est des hommes que la chute d'une maison a mollement déposés à terre; des têtes déjà courbées sous le glaive l'ont vu s'éloigner, et le condamné a survécu à son bourreau. La mauvaise fortune aussi a son inconstance. Elle peut venir comme ne pas venir : jusqu'ici elle n'est pas venue. Vois le côté plus doux des choses.

Quelquefois, sans qu'il apparaisse aucun signe qui annonce le moindre malheur, l'imagination se crée des fantômes; ou c'est une parole de signification douteuse qu'on interprète en mal, ou l'on exagère la portée d'une offense, songeant moins au degré d'irritation de son auteur qu'à tout ce que pourrait sa colère. Or la vie n'est plus d'aucun prix, nos misères n'ont plus de terme, si l'on craint tout ce qui en fait de maux est possible. Que ta prudence te vienne en aide, emploie ta force d'âme à repousser la peur du mal même le plus évident; sinon, combats une faiblesse par une autre, balance la crainte par l'espoir. Si certains que soient les motifs qui effraient, il est plus certain encore que la chose redoutée peut s'évanouir, comme celle qu'on espère peut nous décevoir. Pèse donc ton espoir et ta crainte, et si l'équilibre en somme est incertain, penche en ta faveur et crois ce qui te flatte le plus. As-tu plus de probabilités pour craindre, n'en incline pas moins dans l'autre sens et coupe court à tes perplexités. Représente-toi souvent combien la majeure partie des hommes, alors qu'ils n'éprouvent aucun mal, qu'il n'est pas même sûr s'ils en éprouveront, s'agitent et courent par tous chemins. C'est que nul ne sait se résister une fois l'impulsion donnée, et ne réduit ses craintes à leur vraie valeur. Nul ne dit : Voilà une autorité vaine, vaine de tout point : cet homme est fourbe ou crédule. On se laisse aller aux rapports; où il y a doute, l'épouvante voit la certitude; on ne garde aucune mesure, soudain le soupçon grandit en terreur.»

Lettre de Sénèque à Lucilius (extrait)
[2,13] LETTRE XIII.
Sur la force d'âme qui convient au sage.
Ne pas trop craindre l'avenir.


Toutes les lettres :

20 janvier 2019

L’importance du livre en papier

«Pénétrer dans un livre, c’est se couper du monde pour rentrer en soi-même et regarder un film qui n’a jamais été projeté sur aucun écran. Une expérience unique aujourd’hui. Tout aussi unique est le fait que, contrairement à Netflix, aucun livre en papier ne récolte de données sur son lecteur. Pour cette raison toute simple, plus que jamais, lire est un acte de liberté.» ~ Janic Tremblay

Au démarrage de son projet, “Zuck” a écrit sur IM Chat : “Yeah, so if you ever need info about anyone at Harvard, just ask. I have over 4,000 emails, pictures, addresses, SNS. People just submitted it. I don’t know why. They ’trust me’. Dumb fucks.” Autrement dit, Zuckerberg connaissait déjà l'efficacité du piège tendu et traitait ses victimes de cons.

La lecture menacée par le multitâche?

Desautels le dimanche, 20 janvier 2019
Reportage audio, série Homo numericus, une nouvelle espèce hyperconnectée  

La popularité grandissante des mondes numériques au détriment de la lecture de romans et d'essais préoccupe de nombreux observateurs et scientifiques. Comme le rapporte Janic Tremblay, de façon plus large, c'est la capacité d'attention des citoyens qui est peut-être aussi en train de diminuer.

La lecture va-t-elle survivre à l'ère du multitâche?

Janic Tremblay, 18 janvier 2019
Reportage web 

Les limites du cerveau
Cette capacité à faire plusieurs choses à la fois est de plus en plus décrite comme le mode de fonctionnement multitâche. Le neuropsychologue François Richer n'y croit pas du tout.
   «C'est un mythe. Ce serait bien si c'était possible. Mais ce n'est pas le cas. Notre cerveau a des limites majeures. On est capable de faire une chose. Parfois une chose et demie. Deux maximum. Et encore. Ça dépend de la façon dont on définit la tâche.»
~ François Richer neuropsychologue
   Pour ce spécialiste de la distractibilité, il est clair que quelque chose a changé depuis 10 ans : nous sommes moins attentifs. D'une part parce que la communication est devenue dominante; nous sommes constamment en échange avec les autres. Et d'autre part, parce que la sollicitation interne est plus importante que jamais.
   «Il y a une petite voix intérieure qui se fait davantage entendre et qui nous dit qu'il y a d'autres possibilités que celle de simplement travailler. Vérifier nos messages. Consulter les nouvelles. Jouer. Cela crée des interruptions qui peuvent compromettre la qualité et la productivité de ce que nous faisons.»
   «Certains auteurs qui exagèrent peut-être diraient que la société au complet est en train de devenir TDAH ou distractible. La variété et l'échantillonnage ont pris le dessus sur l'approfondissement», observe François Richer.

Le plus beau des marque-pages! (Source photo : Le blog Epopia)

7 raisons (scientifiques) de lire un livre

Catherine Contant, 16 novembre 2018, ICI Radio-Canada Première

Vous cherchez des arguments pour convaincre un proche de délaisser un peu ses écrans et de s'adonner plutôt à la lecture? En voici sept basés sur la science.

1. Ça fait vivre plus vieux

Saviez-vous que vous pouvez gagner des années de vie en lisant régulièrement? Des chercheurs de l’Université Yale ont mené, pendant 12 ans, une expérience auprès de 3000 participants. Ils ont conclu en 2016 que ceux qui lisaient jusqu’à 3 h 30 par semaine avaient 17 % moins de risques de mourir que ceux qui ne lisaient pas du tout. Cette proportion grimpe à 20 % pour ceux qui accordaient plus de 3 h 30 par semaine à la lecture. De façon générale, ils ont constaté que les lecteurs vivaient deux ans de plus que les non-lecteurs!
   Et mieux vaut lire des romans plutôt que des journaux ou des magazines, car ce sont les ouvrages de fiction qui auraient le plus d’effets positifs. Selon les chercheurs, cela s’expliquerait par le fait que les histoires fictives stimulent plus l’esprit que les histoires réelles.  

2. Ça garde le cerveau en santé

La lecture serait aussi une façon de garder toute sa tête en vieillissant. La pratique d’activités intellectuelles, comme lire ou faire des casse-têtes, est associée à un moins grand risque de développer des maladies cognitives, comme l’Alzheimer ou la démence. Au cours d’une étude menée à la fin des années 1990, des chercheurs américains ont observé que les personnes âgées souffrant d’Alzheimer avaient pratiqué moins d’activités intellectuelles au cours de leur vie que celles qui n’étaient pas atteintes par cette maladie.
   Une autre étude, publiée en 2013, a démontré que chez les personnes âgées qui pratiquent des activités intellectuelles, le déclin des fonctions du cerveau, comme la mémoire, est beaucoup plus lent que chez les personnes qui n’en pratiquent pas.

3. Ça réduit le stress

Si vous vous sentez tendus, il n’y a rien de mieux qu’un bon livre pour relaxer. Des chercheurs de l’Université du Sussex, au Royaume-Uni, ont constaté en 2009 que le niveau de stress des gens diminuait de 68 % six minutes après avoir ouvert un livre. Lire serait même plus efficace que d'écouter de la musique, de boire une tasse de thé ou de faire une promenade, et ce, peu importe le livre choisi.

4. Ça améliore nos relations avec les autres

C’est prouvé: les lecteurs sont plus gentils et empathiques que ceux qui ne lisent pas! En 2013, aux États-Unis, des chercheurs ont conclu que la lecture de chefs-d’œuvre littéraires (et non pas de romans populaires) aide à mieux comprendre les émotions des autres. Cela viendrait du fait que dans les récits littéraires complexes, le lecteur doit faire appel à son intelligence émotionnelle pour décrypter les personnages et leurs sentiments. En lisant les Jane Austen, Victor Hugo et autres grands écrivains de ce monde, il développerait ainsi son empathie et sa capacité à gérer des relations sociales complexes ou conflictuelles.
   Une autre étude, parue en 2017, va encore plus loin en affirmant que la lecture nous rend non seulement plus empathiques, mais aussi plus gentils. Une chercheuse de l’Université Kingston, à Londres, a observé que les gens qui préféraient la télévision à un bon livre étaient moins amicaux que les amoureux de la lecture.

5. C’est associé à un meilleur statut socioéconomique

Lire aiderait aussi à gravir les échelons de la société. Pour en arriver à cette conclusion, des chercheurs de l'Université d'Édimbourg, en Écosse, ont mesuré les habiletés en lecture et en mathématiques d’enfants britanniques de 7 ans, puis ils ont observé leur statut socioéconomique 35 ans plus tard. Les enfants qui lisaient plus facilement à 7 ans avaient généralement atteint un meilleur statut socioéconomique à l’âge de 42 ans. Cela pourrait notamment s’expliquer par le fait que les gens qui ont plus de facilité à lire dans leur enfance restent généralement plus longtemps à l’école et atteignent un niveau d’éducation plus élevé.

6. Ça augmente la créativité

En 2011, des chercheurs écossais et australiens ont voulu mesurer le lien entre les habiletés de lecture et la créativité. Ils avaient comme hypothèse de départ que les gens qui éprouvent des difficultés de lecture compensent cette lacune en développant plus leur créativité. Mais c’est tout le contraire qu’ils ont découvert! Les adolescents et les jeunes adultes qui avaient de la facilité à lire sont ceux qui ont obtenu les meilleurs résultats aux différents tests de créativité qu’on leur a fait passer.

7. Ça rend heureux

La clé du bonheur? Un bon livre! Une étude menée par l’Université de Liverpool, en 2016, indique que les gens qui lisent beaucoup se disent généralement plus satisfaits de leur vie. Ils entretiennent également un plus grand nombre de relations sociales, qui sont un facteur directement lié au bonheur. 27 % des personnes sondées au cours de l’étude ont aussi affirmé avoir amélioré leur vie, en quittant leur emploi ou en mettant fin à une relation malsaine, par exemple, après avoir lu un livre marquant.

19 janvier 2019

Plus dur pour les uns que pour les autres

À moins 40°C on nous conseille de ne pas rester longtemps dehors. Sage conseil, pour les gens qui ont le choix.

Photo : Michael Charles Cole, Radio-Canada 

Dans certains refuges pour sans-abri, on n’admet pas leurs chiens. Cruel. J’imagine qu’ils ont leurs raisons... Mais la personne va-t-elle abandonner son fidèle compagnon d’infortune, son meilleur ami? Par contre, cette année, l’hôpital Victoria (à Montréal) admet les chiens. Chapeau!

La Fête des neiges débutait aujourd’hui au Parc Jean-Drapeau (Montréal). Vu le froid intense (moins 30°C), on a prévu des endroits où les familles peuvent se réchauffer entre les activités. On comprend, le tourisme du divertissement c’est bon pour l’économie (le festival accueille en moyenne 100 000 visiteurs). Alors, laissons les OSBL et les bénévoles s’occuper des itinérants... Nous avons un bloc de glace à la place du cœur.

Photo : Muriel Draismaa, CBC News (Toronto) 

Photo : John Schults, Reuters 

Pire scénario demain : même froid, plus 15 à 20 cm de neige, des vents de 40/60 km/h, et poudrerie bien sûr. Pf! 

Combattre l’itinérance en période de grand froid
Par Ismaël Houdassine 
RCI Net, vendredi 18 janvier, 2019

Photo : Mike Albans, La Presse canadienne (Ce matin, on a dû amputer la main d'un homme itinérant à Mtl)

Pendant l’hiver, les centres d’hébergement sont pris d’assaut. C’est encore le cas cette année avec des records de fréquentations. Les programmes d’urgence destinés aux itinérants doivent trouver des réponses pour loger, mais aussi pour soigner les personnes en situation de vulnérabilité.
   Les activités de la Mission Bon Accueil ont commencé dès le mois de novembre avec le froid. À Montréal, l’organisme est capable de réagir aux différentes périodes hivernales, mais avec la réalité des situations d’itinérance, les semaines sont très occupées.
   «Le phénomène de l’itinérance dans la métropole est un phénomène qui touche les 365 jours de l’année, explique Sam Watts en entrevue. Dans les périodes de grands froids, on va voir un peu plus de monde, mais honnêtement,  la plupart du temps on fonctionne déjà à pleine capacité.» [...]


L’omelette des gilets jaunes : 

La grasse matinée
Jacques Prévert

Il est terrible
le petit bruit de l'oeuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim
elle est terrible aussi la tête de l'homme
la tête de l'homme qui a faim
quand il se regarde à six heures du matin
dans la glace du grand magasin
une tête couleur de poussière
ce n'est pas sa tête pourtant qu'il regarde
dans la vitrine de chez Potin
il s'en fout de sa tête l'homme
il n'y pense pas
il songe
il imagine une autre tête
une tête de veau par exemple
avec une sauce de vinaigre
ou une tête de n'importe quoi qui se mange
et il remue doucement la mâchoire
doucement
et il grince des dents doucement
car le monde se paye sa tête
et il ne peut rien contre ce monde
et il compte sur ses doigts un deux trois
un deux trois
cela fait trois jours qu'il n'a pas mangé
et il a beau se répéter depuis trois jours
Ça ne peut pas durer
ça dure
trois jours
trois nuits
sans manger
et derrière ces vitres
ces pâtés ces bouteilles ces conserves
poissons morts protégés par les boîtes
boîtes protégées par les vitres
vitres protégées par les flics
flics protégés par la crainte
que de barricades pour six malheureuses sardines.
Un peu plus loin le bistrot
café-crème et croissants chauds
l'homme titube
et dans l'intérieur de sa tête
un brouillard de mots
un brouillard de mots
sardines à manger
oeuf dur café-crème
café arrosé rhum
café-crème
café-crème
café-crime arrosé sang!...
Un homme très estimé dans son quartier
a été égorgé en plein jour
l'assassin le vagabond lui a volé
deux francs
soit un café arrosé
zéro franc soixante-dix
deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.
Il est terrible
le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim.

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Assis sous un arbre, il parabolait «Heureux les pauvres d'esprit, ceux qui ne cherchent pas à comprendre, ils travailleront dur, ils recevront des coups de pied au cul, ils feront des heures supplémentaires qui leur seront comptées plus tard dans le royaume de mon père.» Il guérissait aussi les hydropiques, il leur marchait sur le ventre en leur disant qu'il marchait sur l'eau, et l'eau qu'il leur sortait du ventre il la changeait en vin; à ceux qui voulaient bien en boire, il disait que c'était son sang.

Jacques Prévert

10 janvier 2019

Froidure mortelle

Météo de congélateur! On prévoit entre  -27 / -38°C, incluant le facteur éolien. Brrr.

Photographe inconnu. 

Mais rien de comparable au froid sibérien : le mercure peut descendre à -68°C!!

La Russe Anastasia Gruzdeva a pris un autoportrait alors que la température était de -50°C à Yakutsk (janvier 2018). (Photo Anastasia Gruzdeva via AP) 

Dans ce temps-là, je pense aux sans-abri, aux maisons mal chauffées, aux chats et chiens errants, aux oiseaux... la liste est longue. Pourquoi vivons-nous sur une planète aussi inhospitalière?

Blanc cassé

Au réveil  
j'allume un feu
dehors
la fumée se mêle
au brouillard
j'adore
ça me rappelle
ma cervelle

Thomas Vinau


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La vie continue...

La vie continue. Pour l’ensemble, de petits détails insignifiants continuent d’animer la morosité dans le giron du négatif inépuisable. La majorité s’y vautre, inconsciente de la gravité de l’erreur. Être positif requiert un effort constant mais c’est ça ou la léthargie sirupeuse des éternels catastrophés... je laisse ces constats  déferler sans spécifier ni source ni solution. Je pense avec ma plume comme on trace le contour d’un concept. Que le contour. Tant d’angles analysés avant que la main ne signe une seule phrase complète... la lenteur de l’encre encore permet le raffinement mais ce même raffinement est constitué des miettes, des résidus impurs d’un petit quelque chose à toujours insaisissable.

Sans titre

Au bout de la vie, face à soi-même, tout s’allège de l’importance que nous accordons à tout, à tort et à travers.
Ce qui importe vraiment brille en îlots incandescents dans une mer d’élans si peu sincères qu’on se doit de questionner chaque lien.
Tous les liens.
Au bout de la vie, l’inutile ne sait plus où se cacher.

Sans titre

J’entends la vie
Ses faux silences
Quelle belle musique

Je veux les matins encore
Tout plein les bras
Peut-être un dernier
Bouquet de poèmes
À se mettre en bouche avant la bascule
J’entends la vie ce matin
Si l’émotion m’étreint
J’entends craquer mes os
Elle en est rendue là
La fragilité  

Richard Neveu 1962-2008
(Derniers écrits)   

L’Univers Imaginaire de Ode 

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J'aime les chats

Pourquoi j'aime les chats?
Je ne sais pas vraiment
Mais je pense que c'est pour la même raison
Que j'aime l'aube
Et le lever du soleil
Et la tombée de la pluie.


Poème d’amour

Qu’est-ce que c’est agréable
de pouvoir se lever le matin
tout seul
et de ne pas avoir à dire aux gens
que vous les aimez
quand vous ne les aimez plus.

Richard Brautigan 1935-1984

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La douce vie 

Comment encore reconnaître
Ce que fut  la douce vie?
En contemplant peut-être
Dans ma paume l’imagerie

De ces lignes et de ces rides
Que l’on entretient
En fermant sur le vide
Cette main de rien.

Rainer Maria Rilke (Portrait intérieur)

5 janvier 2019

Sourire : meilleure façon de montrer les dents au destin

«Ne pouvant régler les événements, je me règle moi-même.» (Montaigne)

Ciel et enfer

Un grand samouraï baraqué vient voir un maître de sagesse et lui pose cette question : «Dites-moi, quelle est la nature du ciel et de l’enfer?»
   Le maître le regarde en face et rétorque : «Pourquoi est-ce que je devrais répondre à la question d’un sale plouc, d’un misérable dégueulasse de ton espèce? Penses-tu vraiment que je devrais dire quoi que ce soit à un minable comme toi?»
   Furieux, le samouraï dégaine son épée et la lève pour trancher la tête du maître.
   Le maître lui dit alors : «L’enfer, c’est ça.»
   Aussitôt, le samouraï comprend qu’il vient  de créer son propre enfer, chaud et noir, plein de haine, de colère et de ressentiment, pour se protéger. Il voit qu’il s’est enfoncé en enfer au point de vouloir tuer quelqu’un. Des larmes remplissent ses yeux au moment où il joint les mains et s’incline pour exprimer la gratitude que cette intuition lui inspire.
   Le maître ajoute : «Le ciel, c’est ça.»


Souffrance

Charlotte Joko Beck (Soyez zen ... en donnant un sens à chaque instant)

Le mot souffrance est un dérivé du latin subferre, composé du verbe ferre, porter, et du préfixe sub qui veut dire sous, dessous. Le terme dans son ensemble exprime donc l’idée de : se trouver dessous, porter par-dessous.

D’autres termes voisins de souffrance évoquent en revanche une image de lourdeur, un sentiment d’oppression : c’est le cas de mots comme affliction, peine et dépression. Le mot dépression, en fait, dérive du latin deprimere qui signifie presser sur quelque chose, pousser vers le bas. [...]

On pourrait de même distinguer deux sortes de souffrances : l’une qui nous donne un sentiment d’oppression – on se sent comme écrasé par quelque chose d’extérieur à soi. Et l’autre qui consiste à simplement sup-porter, rester dessous, assumer, ne faire qu’un avec la souffrance en question. Or, il est capital de faire la distinction entre ces deux types de souffrance. Le Bouddha disait que la vie même était souffrance. Une vérité relativement facile à comprendre quand tout va mal et qu’on souffre, mais qui est moins évidente lorsqu’on se sent bien et que tout semble marcher comme sur des roulettes. ... Cependant, il existe différentes sortes de souffrances. Vous pouvez souffrir parce que vous désirez ardemment quelque chose et que vous n’arrivez pas à l’avoir, mais même si vous l’obtenez, vous souffrirez encore parce que vous aurez peur de la perdre. Que vous arriviez à vos fins ou non, de toute façon vous aurez mal. Et pourquoi? Parce que tout change sans arrêt dans la vie : tout passe, tout casse et tout lasse. Nous savons bien que les moments heureux ne durent pas toujours, et à l’inverse, même si c’est une consolation de savoir que les peines et les souffrances ont également une fin, on ne peut jamais être sûr qu’elles ne reviendront pas.

Le mot souffrance ne dépeint pas seulement les moments de crise les plus pénibles de nos vies, mais une très large gamme de sentiments comme la frustration, la peine, l’angoisse, par exemple, le plus généralement tout ce qui exprime notre insatisfaction profonde par rapport à la vie. Imaginez-vous une journée idéale, un jour fantastique où tout marcherait parfaitement, depuis le petit déjeuner au lit avec des croissants chauds jusqu’au dîner intime avec un être cher, en passant par des choses très positives au travail; eh bien, même une journée heureuse comme celle-là ne serait pas exempte d’une certaine souffrance, du fait que vous sauriez déjà que le lendemain risque d’être tout à fait le contraire. Rien n’est jamais sûr et garanti d’avance dans la vie, et c’est une certitude permanente qui nous angoisse. C’est comme une douleur lancinante et secrète qui nous travaille et qui empoisonne même nos meilleurs moments puisqu’on craint déjà de les voir s’enfuir et disparaître. C’est dans ce sens-là qu’on peut dire que la vie est souffrance. [...]

 Il y a une chose que je voudrais précise : au bout du compte, ce qui nous arrive a moins d’importance que la manière dont nous y réagissons. Si la vie se montre dure et cruelle envers nous, nous pestons et nous tempêtons; nous avons le réflexe de lutter et de nous battre contre les événements, en cela émules des héros de Shakespeare : «Prendre les armes contre la horde des tribulations, et grâce au combat, les vaincre.»
   Ce serait bien, effectivement, de pouvoir arrêter «les frondes et les flèches d’un sort trop funeste» en luttant contre lui...Il nous arrive tous les jours d’être confronté à des situations injustes – à notre avis – et auxquelles nous ne savons pas réagir autrement qu’en nous battant. Et c’est notre esprit qui nous sert d’armure dans ce combat : on s’arme de sa colère et de ses opinions, on se drape dans son bon droit, comme si on enfilait un gilet pare-balles. Et l’on croit que c’est la seule solution, la seule manière de vivre sa vie. Alors que, pour tout résultat, on ne fait qu’approfondir le gouffre qui nous séparait des autres, tout en attisant le feu de la colère et en contribuant à rendre tout le monde un peu plus malheureux – aussi bien soi-même que les autres. Mais me direz-vous, si cette méthode-là ne marche pas, comment peut-on faire face à la souffrance inhérente à la vie? [...]  

Au lieu de se rebeller contre la souffrance, il s’agit de l’assumer et ne faire qu’un avec elle. Ce qui ne veut pas dire rester passif et ne rien faire, mais agir à partir d’un état d’acceptation totale. Et encore, acceptation n’est pas vraiment un terme qui convient; il s’agit simplement de ne plus se dissocier de la souffrance, de l’assumer complètement au point de ne faire qu’un avec elle. On renonce à se projeter ou à chercher des échappatoires. On s’ouvre complètement, on accepte d’être totalement vulnérable devant la vie et c’est paradoxalement, la seule manière de bien la vivre.

Il va sans dire que si vous êtes faits du même bois que moi, vous ferez tout ce que vous pourrez pour remettre cette ouverture le plus longtemps possible. Car, c’est une chose que d’en parler et tout à fait autre que de le faire! Cependant une fois qu’on a le courage de se lancer, on sait parfaitement qui on est et qui sont les autres – on le sent jusque dans ses tripes. Dès qu’on adopte un point de vue ou une position rigides par rapport à la vie, on déclenche un processus de tri et d’exclusion – d’un côté ce qu’on désire, de l’autre ce qu’on rejette. Nos vieux réflexes ont la peau dure, mais une pratique sincère et assidue les ébranlera petit à petit, pour finir par avoir raison d’eux. Il va de soi qu’une telle remise en question ne se fera pas sans mal et sans conflits intérieurs, et il faudra sans doute un certain temps pour arriver à assimiler une nouvelle attitude face à la vie. Mais c’est justement à cela que sert la pratique : nous rendre capables d’assumer notre souffrance au lieu de la rejeter et de la combattre. Et dès qu’on y parvient, c’est toute notre manière de voir la vie qui change radicalement, tout d’un coup. Ensuite, cette nouvelle vision des choses nous guidera pendant un certain temps, jusqu’à ce que les réalités – changeantes – la fassent de nouveau évoluer et qu’un autre cycle démarre.

Chaque fois que nous regardons la souffrance en face et que nous l’assumons, notre vision de la vie s’enrichit, même si cette mutation reste à chaque fois aussi pénible et douloureuse. C’est un peu comme quand on escalade une montagne : plus on grimpe et plus on a une vue claire du paysage. Et les grands panoramas visibles des sommets n’effacent en rien la beauté des paysages qu’on avait découverts plus bas; chaque étape de l’ascension a son charme et sa valeur propres, et sert de base à la suivante. De même à chaque cycle de remise en question, on grimpe un peu plus haut, on voit un peu plus loin et l’on sait un peu mieux comment agir.

1 janvier 2019

Ces nobles vœux annuels

La vieille femme aux souhaits de Nouvel An : On ne demande pas grand-chose, du travail et de la santé.  
~ Albert Camus (Carnets I, mai 1935 – février 1942)

Nous répétons ces nobles vœux depuis des centenaires à chaque nouvel an : 
Paix et harmonie sur terre!
Fin de la pauvreté et de la faim sur terre!
Amour, joie, bonheur et prospérité pour tous!

Sommes-nous sérieux, euh, je veux dire... sincères?

Changer le dernier chiffre de l’année ne change rien à la destinée de notre civilisation «bulldozer».


Mon bien-aimé ayatollah du savoir «être», Mark Twain, a concocté une satire de la nature humaine en décrivant des expériences qu'il aurait menées aux Jardins Zoologiques de Londres.

«J’ai étudié les caractéristiques et les tempéraments des animaux prétendument «inférieurs» et je les ai comparés aux caractéristiques et tempéraments humains. Je trouve le résultat humiliant pour moi. Parce que cela m’oblige à renoncer à mon allégeance à la théorie de Darwin sur l’ascension de l’animal inférieur jusqu'à l’Homme; la théorie devrait être éliminée au profit d’une nouvelle théorie plus véridique, à savoir que les ancêtres de l’homme sont des Animaux Supérieurs. En cheminant vers cette conclusion déplaisante je n’ai pas deviné ou spéculé ni fait de conjectures, mais j’ai utilisé ce qui est communément admis sous le nom de méthode scientifique. C'est-à-dire que j’ai soumis chaque postulat qui s’est présenté au test impitoyable de l’expérience elle-même, et je l’ai adopté ou rejeté en fonction du résultat. J’ai ainsi vérifié chaque étape de mon parcours avant de passer à la suivante. Ces expériences ont été faites avec une grande rigueur dans les Jardins Zoologiques de Londres, et ont nécessité de nombreux mois d'un travail minutieux et fatigant.
   Avant de détailler ces expériences, je souhaite indiquer une ou deux choses qui semblent devoir être signalées dès maintenant, plutôt qu’après. Ceci afin d’être clair. L'accumulation des expériences a permis d’établir, à ma grande satisfaction, certaines généralisations, à savoir :
1. Que la race humaine est une espèce distincte. Elle montre de légères variations – en couleur, stature, niveau intellectuel, et ainsi de suite – en lien avec le climat, l’environnement et ainsi de suite; mais c’est une espèce en soi, qu'on ne peut confondre avec aucune autre.
2. Que les quadrupèdes constituent aussi une famille distincte. Cette famille montre des variations – en couleur, taille, préférences alimentaires, etc.; mais c'est une famille à elle seule.
3. Que les autres familles – oiseaux, poissons, insectes, reptiles, etc. – sont aussi plus ou moins distinctes. Elles font partie du cortège. Elles sont des relais de la chaîne qui part des Animaux Supérieurs et aboutit tout en bas à l'Homme.
   L’homme est un Animal Raisonnable. Telle est sa prétention. Je pense que c’est discutable. En effet, mes expériences m’ont prouvé qu’il est un Animal Déraisonnable. Ce qu'il laisse, ce sont de fantastiques archives de folie. Je pense que le plus gros désavantage de son intelligence est le fait qu'avec un tel passé, il se présente avec mièvrerie comme l’animal au-dessus du lot : alors que selon ses propres normes il est tout en bas.
   En vérité, l’homme est incurablement stupide. Les choses simples que les autres animaux apprennent facilement, il est incapable de les apprendre.
   Voici une de mes expériences. En une heure, j'ai enseigné à un chat et à un chien à devenir amis. Je les mis dans une cage. Une heure plus tard, je leur ai enseigné à devenir amis avec un lapin. Au bout de deux jours, j'ai été en mesure d'introduire un renard, une oie, un écureuil et des colombes. Finalement, un singe. Ils vivaient ensemble en paix; même affectueusement.
   Ensuite, dans une autre cage, j’ai confiné un catholique irlandais de Tipperary, puis j'ai rapidement introduit un presbytérien écossais d'Aberdeen. Ensuite, un turc de Constantinople, un chrétien grec de Crète, un arménien, un méthodiste des contrées sauvages de l'Arkansas, un bouddhiste de Chine, et un brahmane de Bénarès. Et enfin, un colonel de l'Armée du Salut de Wapping. Ensuite, je me suis tenu à l’écart pendant deux jours complets. En revenant noter les résultats, tout fonctionnait bien dans la cage des Animaux Supérieurs, mais dans l'autre, il y avait un horrible bric-à-brac de turbans, de fez, de tartans, et d’os et de chair – pas un seul spécimen vivant. Ces Animaux Raisonnables ne s'étaient pas entendus sur un détail théologique et voulaient porter l'affaire devant la cour suprême.  
   On est obligé de concéder que pour une réelle noblesse de caractère, l'Homme ne peut prétendre approcher même le plus simple des Animaux Supérieurs. Il est évident qu'il est, de par sa constitution, incapable d'approcher cette hauteur; qu'il est, de par sa constitution, affligé d'un Défaut qui doit lui rendre une telle approche impossible à tout jamais, car il est évident que ce défaut est permanent chez lui, indestructible, indéracinable.
    Je pense que ce Défaut est le Sens Moral. Il est le seul animal à l'avoir. Les Animaux Supérieurs ne sont jamais atteints de cette maladie qu’on appelle le sens moral. C'est le secret de la dégradation de l'homme. C'est ce qui le rend capable de mal faire. Ce Défaut n'a pas d'autre fonction. Il n’a aucune autre fonction. Sans ce Défaut, l'homme se serait élevé tout de suite au niveau des Animaux Supérieurs.»

The Lowest Animal

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Autres réflexions d’Albert Camus :

«Ils ont l'air de la même race et pourtant ils se détestent.»  
(L’étranger, 1942)

«Après tout, Gandhi a prouvé qu'on pouvait lutter pour son peuple, et vaincre, sans cesser un seul jour de rester estimable.»
(Actuelles III, Chroniques algériennes, 1939-1958)

«Il n'y a pas si longtemps, c'étaient les mauvaises actions qui demandaient à être justifiées, aujourd'hui ce sont les bonnes.»
(Carnets I, mai 1935 – février 1942)

«Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse.»  
(Carnets I, mai 1935 – février 1942)

«Délibérément, le monde a été amputé de ce qui fait sa permanence : la nature, la mer, la colline, la méditation des soirs.»
(Noces, 1939)

«Il est des heures dans l'histoire où celui qui ose dire que 2 et 2 font 4 est puni de mort.»
(La Peste, 1947)

«Pourrais-tu, toi, Stepan, les yeux ouverts, tirer à bout portant sur un enfant?»
(Les justes, 1952)