~ Albert
Camus (Carnets I, mai 1935 – février 1942)
Nous
répétons ces nobles vœux depuis des centenaires à chaque nouvel an :
Paix et harmonie sur terre!
Fin de la pauvreté et de la faim sur
terre!
Amour, joie, bonheur et prospérité
pour tous!
Sommes-nous
sérieux, euh, je veux dire... sincères?
Changer
le dernier chiffre de l’année ne change rien à la destinée de notre
civilisation «bulldozer».
Mon
bien-aimé ayatollah du savoir «être», Mark Twain, a concocté une satire de la
nature humaine en décrivant des expériences qu'il aurait menées aux Jardins Zoologiques
de Londres.
«J’ai
étudié les caractéristiques et les tempéraments des animaux prétendument «inférieurs»
et je les ai comparés aux caractéristiques et tempéraments humains. Je trouve
le résultat humiliant pour moi. Parce que cela m’oblige à renoncer à mon
allégeance à la théorie de Darwin sur l’ascension de l’animal inférieur jusqu'à l’Homme;
la théorie devrait être éliminée au profit d’une nouvelle théorie plus
véridique, à savoir que les ancêtres de l’homme sont des Animaux
Supérieurs. En cheminant vers cette conclusion déplaisante je n’ai pas deviné
ou spéculé ni fait de conjectures, mais j’ai utilisé ce qui est communément
admis sous le nom de méthode scientifique. C'est-à-dire que j’ai soumis chaque
postulat qui s’est présenté au test impitoyable de l’expérience elle-même, et
je l’ai adopté ou rejeté en fonction du résultat. J’ai ainsi vérifié chaque
étape de mon parcours avant de passer à la suivante. Ces expériences ont été
faites avec une grande rigueur dans les Jardins Zoologiques de Londres, et ont
nécessité de nombreux mois d'un travail minutieux et fatigant.
Avant de détailler ces expériences, je
souhaite indiquer une ou deux choses qui semblent devoir être signalées dès
maintenant, plutôt qu’après. Ceci afin d’être clair. L'accumulation des
expériences a permis d’établir, à ma grande satisfaction, certaines
généralisations, à savoir :
1. Que
la race humaine est une espèce distincte. Elle montre de légères variations –
en couleur, stature, niveau intellectuel, et ainsi de suite – en lien avec le
climat, l’environnement et ainsi de suite; mais c’est une espèce en soi, qu'on
ne peut confondre avec aucune autre.
2. Que
les quadrupèdes constituent aussi une famille distincte. Cette famille montre
des variations – en couleur, taille, préférences alimentaires, etc.; mais c'est
une famille à elle seule.
3. Que
les autres familles – oiseaux, poissons, insectes, reptiles, etc. – sont aussi plus
ou moins distinctes. Elles font partie du cortège. Elles sont des relais de la
chaîne qui part des Animaux Supérieurs et aboutit tout en bas à l'Homme.
L’homme est un Animal Raisonnable. Telle
est sa prétention. Je pense que c’est discutable. En effet, mes expériences
m’ont prouvé qu’il est un Animal Déraisonnable. Ce qu'il laisse, ce sont de
fantastiques archives de folie. Je pense que le plus gros désavantage de son
intelligence est le fait qu'avec un tel passé, il se présente avec mièvrerie
comme l’animal au-dessus du lot : alors que selon ses propres normes il est
tout en bas.
En vérité, l’homme est incurablement
stupide. Les choses simples que les autres animaux apprennent facilement, il
est incapable de les apprendre.
Voici une de mes expériences. En une heure,
j'ai enseigné à un chat et à un chien à devenir amis. Je les mis dans une cage.
Une heure plus tard, je leur ai enseigné à devenir amis avec un lapin. Au bout
de deux jours, j'ai été en mesure d'introduire un renard, une oie, un écureuil
et des colombes. Finalement, un singe. Ils vivaient ensemble en paix; même
affectueusement.
Ensuite, dans une autre cage, j’ai confiné
un catholique irlandais de Tipperary, puis j'ai rapidement introduit un
presbytérien écossais d'Aberdeen. Ensuite, un turc de Constantinople, un
chrétien grec de Crète, un arménien, un méthodiste des contrées sauvages de
l'Arkansas, un bouddhiste de Chine, et un brahmane de Bénarès. Et enfin, un
colonel de l'Armée du Salut de Wapping. Ensuite, je me suis tenu à l’écart
pendant deux jours complets. En revenant noter les résultats, tout fonctionnait
bien dans la cage des Animaux Supérieurs, mais dans l'autre, il y avait un
horrible bric-à-brac de turbans, de fez, de tartans, et d’os et de chair – pas
un seul spécimen vivant. Ces Animaux Raisonnables ne s'étaient pas entendus sur
un détail théologique et voulaient porter
l'affaire devant la cour suprême.
On est obligé de concéder que pour une
réelle noblesse de caractère, l'Homme ne peut prétendre approcher même le plus
simple des Animaux Supérieurs. Il est évident qu'il est, de par sa constitution,
incapable d'approcher cette hauteur; qu'il est, de par sa constitution, affligé
d'un Défaut qui doit lui rendre une telle approche impossible à tout jamais,
car il est évident que ce défaut est permanent chez lui, indestructible,
indéracinable.
Je pense que ce Défaut est le Sens Moral. Il
est le seul animal à l'avoir. Les Animaux Supérieurs ne sont jamais atteints de
cette maladie qu’on appelle le sens moral. C'est le secret de la dégradation de l'homme.
C'est ce qui le rend capable de mal faire. Ce Défaut n'a pas d'autre fonction.
Il n’a aucune autre fonction. Sans ce Défaut, l'homme se serait élevé tout de
suite au niveau des Animaux Supérieurs.»
The
Lowest Animal
-----
Autres
réflexions d’Albert Camus :
«Ils
ont l'air de la même race et pourtant ils se détestent.»
(L’étranger,
1942)
«Après
tout, Gandhi a prouvé qu'on pouvait lutter pour son peuple, et vaincre, sans
cesser un seul jour de rester estimable.»
(Actuelles
III, Chroniques algériennes, 1939-1958)
«Il
n'y a pas si longtemps, c'étaient les mauvaises actions qui demandaient à être
justifiées, aujourd'hui ce sont les bonnes.»
(Carnets
I, mai 1935 – février 1942)
«Chaque
génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait
pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle
consiste à empêcher que le monde se défasse.»
(Carnets
I, mai 1935 – février 1942)
«Délibérément,
le monde a été amputé de ce qui fait sa permanence : la nature, la mer, la
colline, la méditation des soirs.»
(Noces,
1939)
«Il
est des heures dans l'histoire où celui qui ose dire que 2 et 2 font 4 est puni
de mort.»
(La
Peste, 1947)
«Pourrais-tu,
toi, Stepan, les yeux ouverts, tirer à bout portant sur un enfant?»
(Les
justes, 1952)
Aucun commentaire:
Publier un commentaire