Ciel et enfer
Un grand
samouraï baraqué vient voir un maître de sagesse et lui pose cette question :
«Dites-moi, quelle est la nature du ciel et de l’enfer?»
Le maître le regarde en face et rétorque :
«Pourquoi est-ce que je devrais répondre à la question d’un sale plouc, d’un
misérable dégueulasse de ton espèce? Penses-tu vraiment que je devrais dire
quoi que ce soit à un minable comme toi?»
Furieux, le samouraï dégaine son épée et la
lève pour trancher la tête du maître.
Le maître lui dit alors : «L’enfer, c’est
ça.»
Aussitôt, le samouraï comprend qu’il
vient de créer son propre enfer, chaud
et noir, plein de haine, de colère et de ressentiment, pour se protéger. Il
voit qu’il s’est enfoncé en enfer au point de vouloir tuer quelqu’un. Des
larmes remplissent ses yeux au moment où il joint les mains et s’incline pour
exprimer la gratitude que cette intuition lui inspire.
Le maître ajoute : «Le ciel, c’est ça.»
Souffrance
Charlotte Joko Beck (Soyez zen ... en donnant un sens à chaque instant)
Le mot souffrance
est un dérivé du latin subferre,
composé du verbe ferre, porter, et du préfixe sub qui veut dire sous, dessous. Le terme
dans son ensemble exprime donc l’idée de : se trouver dessous, porter
par-dessous.
D’autres termes voisins de souffrance évoquent en revanche une image de lourdeur, un sentiment
d’oppression : c’est le cas de mots comme affliction, peine et dépression. Le mot dépression, en fait,
dérive du latin deprimere qui
signifie presser sur quelque chose, pousser
vers le bas. [...]
On pourrait de même distinguer deux sortes de
souffrances : l’une qui nous donne un sentiment d’oppression – on se sent
comme écrasé par quelque chose d’extérieur à soi. Et l’autre qui consiste à
simplement sup-porter, rester dessous,
assumer, ne faire qu’un avec la souffrance en question. Or, il est capital de
faire la distinction entre ces deux types de souffrance. Le Bouddha disait que
la vie même était souffrance. Une vérité relativement facile à comprendre quand
tout va mal et qu’on souffre, mais qui est moins évidente lorsqu’on se sent
bien et que tout semble marcher comme sur des roulettes. ... Cependant, il
existe différentes sortes de souffrances. Vous pouvez souffrir parce que vous
désirez ardemment quelque chose et que vous n’arrivez pas à l’avoir, mais même
si vous l’obtenez, vous souffrirez encore parce que vous aurez peur de la
perdre. Que vous arriviez à vos fins ou non, de toute façon vous aurez mal. Et
pourquoi? Parce que tout change sans arrêt dans la vie : tout passe, tout
casse et tout lasse. Nous savons bien que les moments heureux ne durent pas
toujours, et à l’inverse, même si c’est une consolation de savoir que les
peines et les souffrances ont également une fin, on ne peut jamais être sûr
qu’elles ne reviendront pas.
Le mot souffrance ne dépeint pas seulement les
moments de crise les plus pénibles de nos vies, mais une très large gamme de
sentiments comme la frustration, la peine, l’angoisse, par exemple, le plus
généralement tout ce qui exprime notre insatisfaction profonde par rapport à la
vie. Imaginez-vous une journée idéale, un jour fantastique où tout marcherait
parfaitement, depuis le petit déjeuner au lit avec des croissants chauds
jusqu’au dîner intime avec un être cher, en passant par des choses très
positives au travail; eh bien, même une journée heureuse comme celle-là ne serait
pas exempte d’une certaine souffrance, du fait que vous sauriez déjà que le
lendemain risque d’être tout à fait le contraire. Rien n’est jamais sûr et
garanti d’avance dans la vie, et c’est une certitude permanente qui nous
angoisse. C’est comme une douleur lancinante et secrète qui nous travaille et
qui empoisonne même nos meilleurs moments puisqu’on craint déjà de les voir
s’enfuir et disparaître. C’est dans ce sens-là qu’on peut dire que la vie est
souffrance. [...]
Il y a une
chose que je voudrais précise : au bout du compte, ce qui nous arrive a
moins d’importance que la manière dont nous y réagissons. Si la vie se montre
dure et cruelle envers nous, nous pestons et nous tempêtons; nous avons le
réflexe de lutter et de nous battre contre les événements, en cela émules des
héros de Shakespeare : «Prendre les armes contre la horde des
tribulations, et grâce au combat, les vaincre.»
Ce serait
bien, effectivement, de pouvoir arrêter «les frondes et les flèches d’un sort
trop funeste» en luttant contre lui...Il nous arrive tous les jours d’être
confronté à des situations injustes – à notre avis – et auxquelles nous ne
savons pas réagir autrement qu’en nous battant. Et c’est notre esprit qui nous
sert d’armure dans ce combat : on s’arme de sa colère et de ses opinions,
on se drape dans son bon droit, comme si on enfilait un gilet pare-balles. Et
l’on croit que c’est la seule solution, la seule manière de vivre sa vie. Alors
que, pour tout résultat, on ne fait qu’approfondir le gouffre qui nous séparait
des autres, tout en attisant le feu de la colère et en contribuant à rendre
tout le monde un peu plus malheureux – aussi bien soi-même que les autres. Mais
me direz-vous, si cette méthode-là ne marche pas, comment peut-on faire face à
la souffrance inhérente à la vie? [...]
Au lieu de se rebeller contre la souffrance, il
s’agit de l’assumer et ne faire qu’un avec
elle. Ce qui ne veut pas dire rester passif et ne rien faire, mais agir à
partir d’un état d’acceptation totale. Et encore, acceptation n’est pas vraiment un terme qui convient; il s’agit
simplement de ne plus se dissocier de la souffrance, de l’assumer complètement au point de ne faire qu’un avec elle. On
renonce à se projeter ou à chercher des échappatoires. On s’ouvre complètement,
on accepte d’être totalement vulnérable devant la vie et c’est paradoxalement,
la seule manière de bien la vivre.
Il va sans dire que si vous êtes faits du même
bois que moi, vous ferez tout ce que vous pourrez pour remettre cette ouverture
le plus longtemps possible. Car, c’est une chose que d’en parler et tout à fait
autre que de le faire! Cependant une fois qu’on a le courage de se lancer, on
sait parfaitement qui on est et qui sont les autres – on le sent jusque dans
ses tripes. Dès qu’on adopte un point de vue ou une position rigides par
rapport à la vie, on déclenche un processus de tri et d’exclusion – d’un côté
ce qu’on désire, de l’autre ce qu’on rejette. Nos vieux réflexes ont la peau
dure, mais une pratique sincère et assidue les ébranlera petit à petit, pour
finir par avoir raison d’eux. Il va de soi qu’une telle remise en question ne
se fera pas sans mal et sans conflits intérieurs, et il faudra sans doute un
certain temps pour arriver à assimiler une nouvelle attitude face à la vie.
Mais c’est justement à cela que sert la pratique : nous rendre capables
d’assumer notre souffrance au lieu de la rejeter et de la combattre. Et dès
qu’on y parvient, c’est toute notre manière de voir la vie qui change
radicalement, tout d’un coup. Ensuite, cette nouvelle vision des choses nous
guidera pendant un certain temps, jusqu’à ce que les réalités – changeantes –
la fassent de nouveau évoluer et qu’un autre cycle démarre.
Chaque fois que nous regardons la souffrance en
face et que nous l’assumons, notre vision de la vie s’enrichit, même si cette
mutation reste à chaque fois aussi pénible et douloureuse. C’est un peu comme
quand on escalade une montagne : plus on grimpe et plus on a une vue
claire du paysage. Et les grands panoramas visibles des sommets n’effacent en
rien la beauté des paysages qu’on avait découverts plus bas; chaque étape de
l’ascension a son charme et sa valeur propres, et sert de base à la suivante.
De même à chaque cycle de remise en question, on grimpe un peu plus haut, on
voit un peu plus loin et l’on sait un peu mieux comment agir.
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