20 septembre 2013

Rompre ses chaînes


La personne qui vous a fait du mal – qui vous a violé ou qui a tué votre famille – est également ici. Si vous êtes toujours en colère contre cette personne, si vous n’avez pas pardonné, vous restez enchaînés. Tout le monde peut confirmer cette réaction émotionnelle : lorsque quelqu’un vous a offensé et que vous n'avez pas lâché prise, à chaque fois que vous le voyez ou y pensez, vous avez le souffle coupé ou votre cœur saute des battements. Si le traumatisme était vraiment grave, vous rêvez de vengeance. Au-dessus de vous il y a une montagne de paix – et nous voulons tous y aller – mais à chaque fois que vous essayez de grimper cette colline, la personne à qui vous n'avez pas pardonné vous ramène vers le bas. Lâcher prise ou non est un choix personnel. Personne ne peut vous dire combien de temps pleurer un mort ou rager contre un viol. Néanmoins vous ne pourrez pas avancer tant que vous n’aurez pas rompu la chaîne.
~ Leymah Gbowee

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Justice, Karma, Nekam
Source : https://sites.google.com/a/volubilys.fr/phalanstere2/accueil

Deux problèmes essentiels s'imposent dans le questionnement sur la justice : 

D'une part le problème moral du juste malheureux : le monde semble trop clément avec les "pragmatiques" (ou les "salauds" pour parler comme Sartre), c'est-à-dire avec ceux qui ne s'embarrassent pas de morale. Les exemples de Job (tradition juive), de Jésus (pour les chrétiens), ou de Socrate (pour les grecs) témoignent de l'ingratitude du monde dénoncée par les philosophes comme un scandale philosophique. Ainsi donc, le questionnement moral sur la justice commence avec le cri de l'injustice. 

D'autre part, deuxième problème - plus proprement spirituel - celui de la confiance ou de la foi : Comment pourrait-on faire plus confiance à une justice invisible (transcendante, divine, karmique, comme on voudra) qu'à la justice terrestre (celle des tribunaux, des juges et des avocats)? Cela semble absurde à celui qui n'a que sa raison pour en juger. Socrate et Jésus, et avec eux tous les bouddhistes qui font confiance au Karma, ne sont-ils pas tout simplement, de ce point de vue, des fous inconscients, des croyants stupides, insensibles au tort qu'ils subissent? Les approches spiritualistes de la justice suscitent des réticences ironiques, des critiques sarcastiques. Elles rencontrent la défiance de tous les rationalistes qui dénoncent un marché de dupe, une farce de consolation. Mais "à quoi bon être juste, si c'est pour finir comme Jésus ou Socrate?".

A. Différentes conceptions de la justice : Par Justice, il ne faut pas seulement entendre textes de lois et tribunaux, c'est-à-dire la justice historique ou positive, mais aussi un processus naturel de rétribution des actes individuels en fonction de leur intention et de leurs effets - même si l'existence d'une telle justice, pour les athées/rationalistes radicaux, fait problème. Cette deuxième définition constitue le sens mystique ou anagogique de la Justice (que certains appellent aussi "naturelle", voire divine, ou transcendante), telle qu'elle se dégage d'une lecture de la Bible ou des Sûtras. 

B. Approche biblique. Dans ce contexte, qu'est-ce que la Justice? Justice, en hébreu, se dit Nekam, terme qui veut dire aussi Vengeance - terme lourd de malentendus. Car si d'un point de vue juridique, dans les conflits humains, la Bible semble recommander une stricte équivalence de la sanction au tort subi, elle invite en fait au dépassement de ce calcul purement humain (et souvent discutable et souvent discuté sous le thème de la loi du Talion; Ex 21:23, Lev 24:17, Deut 19:21) et dès le Lévitique qui rappelle que ce n'est pas la vengeance mais la réconciliation qui est l'horizon de la justice (Lev 19: 18). Et surtout, d'un point de vue mystique (surplombant ici les point de vue moraux et juridiques), c'est "Dieu qui venge", ainsi que le dit Psaume 94 : la Justice est de laisser Dieu faire son œuvre, non d'agir à sa place. Selon ce psaume, Dieu rétribue chaque acte, œil pour œil, et dent pour dent, si l'on veut. 
       Est-ce ce que nous observons autour de nous? Les criminels sont-ils aussitôt punis selon les plans de la justice divine? Non, car cette Justice s'accomplit à un rythme et selon des modalités qui Lui appartiennent. A cet égard, l'impatience des victimes, bien que compréhensible, doit être relativisée - raison pour laquelle les Prov 24:29 et l'Évangile selon Matthieu conseillent paradoxalement de s'efforcer plutôt de consentir au tort subi (Matt 5:38). Mais afin, bien sûr, de mieux laisser s'accomplir la justice divine. Selon Matt, nul n'est finalement autorisé, même pas Jésus, à se faire Juge ou justicier à la place de Dieu. Vouloir juger est spirituellement toxique et les enseignements spirituels conseillent toujours le pardon. Haïr quelqu'un, c'est lui donner un pouvoir énorme. La haine et le jugement sont déjà une défaite. Mieux vaut y renoncer, et observer patiemment. 

C. Approche bouddhiste. La tradition bouddhiste ne dira pas autre chose : les ignorants qui embrasent le monde du feu de leurs passions, s'enferrent dans leur volontarisme, dans l'enfer de leurs revendications, et ne voient pas tourner la roue du Karma. Karma désigne la force motrice du devenir, le processus d'engendrement des causes et des effets. Karma vient de la racine Kr, d'où dérivera le terme latin creare, et plus tard le terme français créer. La volonté personnelle crée des tendances; l'ego, dénoncé comme une illusion, produit pourtant bien des effets réels (samskara = rémanences ou empreintes) et d'ailleurs douloureux - douloureux dans la mesure où l'ego, fondamentalement inquiet, cherche (finalement en vain) à contrôler le devenir.
       Toute la sagesse bouddhiste est une désillusion paisible qui consiste à mettre en garde contre nos interventions volontaires dans le jeu du karma (car toute volonté ne fait que créer du karma). 
       Comment cette désillusion est-elle possible? Par l'exercice de l'observation, le développement d'une attention plus aigue et plus continue aux intentions/karma que nous générons et à leurs effets.

D'où ces deux conclusions qui nous semblent d'une portée majeure pour la vie morale et spirituelle : 

1. Principe de responsabilité. On peut sans doute cacher beaucoup de choses à son voisin, voire s'en raconter à soi-même, mais cela n'exonère d'aucune responsabilité : nous avons à répondre de nous, de notre karma, des conséquences de nos actes, même de ceux qui ont eu lieu sans témoin humain.

2. Comprendre la justice transcendante est à la fois cause et effet d'un exercice de la patience : plus on la comprend plus on est patient, plus on est patient, plus on la comprend. Pas du tout parce que la vengeance est un plat qui, comme on dit se mangerait froid, mais parce que nul ne peut se faire justicier à la place de la Justice sans aggraver sa peine. Ne nous trompons pas de patience, et ne la confondons pas avec la vengeance. Être patient ne veut pas non plus dire : rester passif. Être patient veut dire : observer, avec endurance et persévérance, rester un témoin attentif, sans réagir sous la dictée des émotions. 

Évidemment, le cynique, l'athée et la rationaliste sincère peuvent toujours répliquer qu'il ne s'agit finalement pour eux que de "croyances" et de bons sentiments : mais toute la sagesse, qu'elle soit chrétienne ou bouddhiste, consiste à élever la confiance aveugle ou la foi du charbonnier au niveau d'un Savoir relativement assuré. Comment? Par une ascèse appropriée qui permet de Voir-ça directement, de l'expérimenter personnellement, non d'y croire bêtement, mais de le comprendre. Quelle ascèse? Tout simplement, la pratique de l'attention (satipathana bouddhiste, nepsis et hésychia chrétiennes). Non point par la routine de prières plus ou moins mécaniques, mais par une culture de la vigilance aiguisée (+ veilles et jeûne). Donc, pour plus de justice, il faut aussi plus de justesse dans sa façon de vivre. 

Cela semble-t-il difficile et trop exigeant pour les rationalistes ordinaires? Mais "tous les athlètes s'imposent une ascèse rigoureuse; eux (les sportifs) c'est pour une couronne périssable, nous pour une couronne impérissable", dit Paul (Cor I, 9:25). 

Bibliographie

Dictionnaire encyclopédique du Bouddhisme, Philippe Cornu, éd. du Seuil, 2006.

La Bible, TOB, Cerf, 2004.

Platon, Apologie de Socrate, Gallimard, Pléiade, 1950.

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