6 septembre 2013

Le cours des choses



LE TORRENT DE L’AUTOMNE

Les Eaux Déferlantes

Le moment des pluies d’automne était venu et des centaines de torrents alimentaient la Rivière Jaune. Le flux était tel que les eaux bouseuses noyaient tout sur leur passage.

L’Esprit gardien de la rivière était heureux :
« Ah! Ah! Ah! Je suis le plus grand de tous. »

Suivant le cours de la rivière, il atteignit la Mer du Nord dont, quoi qu’il fasse, il ne pouvait apercevoir les côtes.
« Ouah! C’est sûrement la plus grande étendue d’eau du monde! »

Il rencontra le Dieu de la Mer du Nord :  
– Je suis vraiment ignorant et naïf. Si je n’étais venu ici, je me serais certainement moqué des adeptes du Tao. 

– On ne peut parler de la mer avec la grenouille, on ne peut s’entretenir de la neige avec un insecte de l’été, on ne peut parler du Tao avec un je-sais-tout. Puisque maintenant, tu connais tes propres limites, je peux parler du Tao avec toi.
       De toutes les eaux sous les cieux, la mer est la plus étendue. Mais si je me compare au ciel et à la terre, je suis comme une petite pierre sur le Mont Taishan, je ne peux prétendre à ma grandeur.
       Comparée à l’espace compris entre les quatre mers, la Chine ressemble à un grain de riz dans un silo. Comparé à tout ce qui existe, l’homme est semblable à un poil sur un cheval.
       Ainsi, les territoires des Cinq Empereurs, les luttes des Trois Dynasties, les angoisses des êtres bienveillants, les charges des responsables de l’État, sont aussi insignifiantes qu’un grain de riz, qu’un poil ou qu’une petite pierre.

Conclusion : Les humains sont vaniteux en raison de leur ignorance. Ils sont entravés par les limites du savoir et ignorent donc le grand Tao qui réside bien au-delà.

Le Ciel, la Terre et la Pointe d’un cheveu

L’Esprit des Rivières demanda au Dieu des Mers :  
– Si vous considérez la terre et le ciel comme symboles de la grandeur, peut-on dire que la pointe d’un cheveu est le symbole de la petitesse?

– Non, ce que nous nommons grand ou petit doit être visible et avoir une forme définie. Si une chose n’a pas de forme, comment pouvons-nous la définir et la mesurer?
       L’Univers n’a ni but ni fin, il est mouvement perpétuel. Ainsi, l’homme de sagesse ne considère ni le lointain comme lointain ni le proche comme proche. Il ne pense pas que le grand vaut plus que le petit. Terre et Ciel ne sont pas si grands et la pointe d’un cheveu n’est pas insignifiante.

Conclusion : Rapide et lent, long et court, grand et petit, sont des définitions humaines. Regarder les choses selon les concepts humains est inutile parce que les hommes ne sont qu’un élément de ce qui existe.

Grand et Petit

– Peut-on dire que la plus petite partie de notre monde est sans forme et que l’on ne peut mesurer la plus grande?

– Non, les choses ont trop de caractéristiques différentes pour être comparées, et si tu veux mesurer le temps, comme il ne s’arrête jamais, il ne peut être ni long ni court.
       Avec des mots, nous ne pouvons décrire que l’aspect grossier des choses, et par la pensée, nous ne pouvons atteindre que leur subtilité. Ce que nous  ne pouvons définir par les mots ni atteindre par la pensée n’a rien à voir avec la grossièreté ou la subtilité.

Conclusion : Dire qu’une chose est la plus grande ou la plus petite ne peut avoir de sens en raison des limites mêmes du langage. Notre esprit étriqué ne peut comprendre le grand Tao car il est limité par le savoir.

Précieux et sans Valeur

– Peut-on faire une distinction entre précieux et sans valeur?

– À la lumière du Tao, rien n’est ni précieux ni sans valeur. Chacun cependant s’admire et méprise les autres. Dans la vision humaine, la valeur d’une chose ne dépend pas de sa qualité intrinsèque.

Conclusion : Une chose n’est jamais ni bonne ni mauvaise. C’est la vision humaine qui lui accorde une valeur. Celui qui transcende le jugement devient un être libre.

Impartialité

– Si les choses ne sont ni bonnes ni mauvaises, que dois-je faire? Et ne pas faire?

– Comme dans la réalité du Tao, rien n’a de valeur particulière, cesse donc de te concevoir comme une entité séparée du reste de l’Univers. Contente-toi de répondre naturellement aux besoins des situations que tu vis sans poursuivre un but. Ceci est le mouvement impartial de la Nature.

Conclusion : L’esprit de l’homme qui comprend le sens de la vie est tel un miroir. Lorsqu’un événement survient, il embrasse totalement la situation et y répond de tout son être. Lorsqu’il s’en va, il n’en retient rien. Ne vous tracassez ni avec le futur ni avec le passé.

Ni Peur du Feu, ni Peur de l’Eau

– Qu’y a-t-il de si précieux dans le Tao?

– Celui qui comprend le Tao peut s’adapter à toutes les situations et ne craint aucun danger.
       Même lorsque le feu embrase la montagne et fond le métal ou que les flots atteignent le ciel, il ne meurt pas. Seul l’homme du Tao peut faire cela.

Conclusion : L’esprit de l’homme du Tao se fond aux circonstances. Il est serein et dans le bonheur et dans la détresse. Faisant un avec tout, il ne risque rien ni du feu ni de l’eau.

Source :
 
Tchouang Tseu 2, La musique de la vie  
Tsai Chih Chung
Coll. Philo-Bédé – Carthame Éditions; 1995

L’auteur de ces formidables bandes dessinées, Tsai Chih Chung, est originaire de Taiwan. Ce bédéiste est reconnu comme le pionnier de la traduction en bandes dessinées des grands classiques de la littérature et de la philosophie taoïstes.

Extraits de l’intro : Bien que Tchouang Tseu soit presque aussi connu que Lao Tseu, les informations historiques concernant ce grand sage du Taoïsme sont imprécises. Selon l’historien Sima Qian, il serait originaire de Meng dans la province de Henan. Il s’établit à Qi Yuan, dans l’état de Song, où il occupait le poste d’un petit fonctionnaire.  Il y écrivit son ouvrage, le Nanhua Zhenjing, composé de 33 chapitres. Tchouang Tseu aurait vécu de 369 à 286 av. J.-C. et serait contemporain de Mencius, le plus confucianiste après Confucius lui-même. Refusant de servir un prince ou un gouvernant, il vécût une vie humble (non misérable, mais pauvre, comme il le décrit lui-même). Il n’accordait aucune valeur ni au confort personnel ni à la renommée officielle. Le développement de la pensée philosophique et religieuse, notamment du Zen, s’en est largement inspiré. Selon Tchouang Tseu, l’homme atteint l’illumination lorsqu’il s’aperçoit que la vie est faite de mouvements et de transformations incessantes, quand il parvient à se libérer de ses aspirations personnelles, des traditions de toutes sortes et de sa participation à des situations qui l’empêchent de vivre en harmonie avec le Tao qui embrasse l’Univers.

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