Manchester, The
Vegetarian Society, 1914
On dit souvent, pour excuser le massacre des
animaux, que pour eux il vaut mieux vivre et être charcutés que ne pas vivre du
tout. Or, bien évidemment,
si un pareil raisonnement justifie la pratique de manducation de chair, il doit
également justifier tout élevage d’animaux à des fins lucratives ou
récréatives, quand leur vie est plutôt heureuse. Cet argument est souvent
utilisé par les adeptes de la chasse sportive, au motif que le renard aurait
disparu depuis longtemps dans ce pays s’ils – ses vrais amis – ne l’avaient pas
«préservé» à des fins sportives. Les vivisecteurs, qui élèvent des cochons
d’Inde pour l’expérimentation animale, ont aussi usé de cet argument, et ils y
ont tout aussi droit que les mangeurs de chair; car comment, sont-ils en mesure
de demander, quelques heures de souffrance peuvent-elles être mises en balance
avec l’énorme bénéfice qu’est la vie? En fait, si jamais nous admettons qu’il
est avantageux pour un animal d’être porté au monde, il n’est guère de
traitement qui ne puisse être justifié par les supposés termes d’un tel
contrat.
L’argument doit
aussi s’appliquer au genre humain. De fait, les éleveurs d’esclaves l’ont
invoqué; et il constitue, du point de vue logique, une aussi bonne excuse pour
la possession d’esclaves que pour la manducation de chair. Il justifierait à
peu près n’importe quel traitement auquel les parents exposeraient leurs
enfants, ces derniers ayant envers eux, pour s’être vus octroyer cette grande
faveur qu’est la vie, une dette de gratitude qu’aucun service ultérieur ne
saurait rembourser. Nous ne pourrions guère nier le même mérite aux cannibales,
dussent-ils élever leurs victimes humaines pour les besoins de la table, comme
on le rapporte des premiers Péruviens.
Il est consigné,
dans un registre aussi digne de foi que le Hansard [1] (7 mars 1883), que
lorsque Sir Herbert Maxwell fit valoir devant le parlement qu’un «pigeon bizet»
préférerait servir au tir aux pigeons plutôt que ne pas exister du tout, Mr.
W.E. Forster a fait remarqué de manière satirique que ce qu’il nous fallait
considérer n’était pas un pigeon bizet avant qu’il n’existe, mais pendant qu’il
existe. En bref, ici gît la clef de tout le problème. Le fallace tient à la
conclusion d’une pensée qui tente de comparer l’existence avec la
non-existence. Une personne qui existe déjà peut estimer préférer vivre plutôt
que ne pas vivre, mais elle doit d’abord prendre appui sur la terra firma de
l’existence pour argumenter à partir d’elle; dès lors qu’elle entreprend
d’argumenter comme du point de vue des abysses du non existant, elle n’émet que
non-sens, en prédiquant du bon ou du mauvais, du bonheur ou du malheur, à
propos de ce dont nous ne pouvons rien prédiquer.
Quand nous parlons
donc de «porter un être», comme nous le disons vaguement, «au monde», nous ne
pouvons pas prétendre à la gratitude de cet être pour notre acte, ou conclure
un marché avec lui – et un marché très mesquin – sur cette base; nos devoirs envers
lui ne peuvent pas non plus être éludés par pareille chicane (quibble), dans
laquelle notre souhait est, de toute évidence, père de nos pensées. Il n’est
pas non plus nécessaire d’entrer dans la question de l’existence anténatale,
car, s’il y avait une telle existence, nous n’aurions aucune raison de supposer
qu’elle est moins heureuse que la présente existence; et ainsi l’argument
s’effondre de même manière. Il est absurde de comparer une préexistence
supposée, ou une non-existence, à la vie réelle d’un individu telle que nous la
connaissons ici. Tout raisonnement fondé sur une pareille comparaison doit
nécessairement être faux, et mener à des conclusions grotesques.
Prenons le cas, tel
quel, du Philosophe et du Porc. N’est-ce pas là ajouter une insulte au
préjudice, qu’il faille non seulement que cet animal tant massacré soit mangé
par le Philosophe, mais qu’il doive aussi être le sujet d’une béatification bien
loin d’être désintéressée. «Béni soit le Porc, car le Philosophe est friand de
lard [2]». Nous pouvons imaginer comment le Philosophe, lorsqu’il passe devant
une boucherie, endroit qui, à en juger à son étalage, est un très saint et haut
lieu d’humanité, puisque sans elle il «n’y aurait point de porc», doit
s’arrêter avec une fatuité des plus sereines pour se féliciter des pâles
carcasses qui y sont étalées, avec en guise de moquerie une orange d’ornementation
dans la gueule. «J’ai été le bienfaiteur de ce Porc», doit-il se dire, «dans la
mesure où j’ai mangé une portion de son prédécesseur; et je serai maintenant le
bienfaiteur de quelqu’autre Porc à naître, en mangeant une portion de celui-ci».
Voilà donc la
bénignité du Philosophe envers le Porc; quelle pourrait être la réponse du
second au premier? «Vénéré moraliste», pourrait-il plaider, «il serait
inconvenant de ma part, moi qui suis aujourd’hui un porc, et qui ne sera demain
que jambon et saucisses, de disputer avec un maître d’éthique, cependant il
apparaît à mon intellect porcin qu’ayant d’abord déterminé de me tuer et de me
dévorer, tu t’es par après démené pour trouver une justification morale. Car
note, je te prie, qu’à mon entrée en ce monde, on n'a aucunement considéré ma
préférence, pas plus que je n’ai acquis ma vie à la condition de finir en
boucherie. Si tu es donc résolu à attaquer le porc, ainsi soit-il, pour le porc
que je suis : mais bien que tu n’aies point épargné ma vie, épargne moi au
moins ta sophistique. Ça n’est pas pour lui, mais pour toi, que, durant sa vie,
le Porc est crassement nourri et logé, et qu’il fini charcuté de manière
barbare».
Par quelque bout
qu’on prenne ce sophisme, on n’en voit partout le creux. Car même en mettant de
coté le vice philosophique qui le corrompt, il reste que, en pratique, bien
plus de vies humaines peuvent être entretenues par des culture de grains et de
fruits que par l’élevage; de sorte que si une plus grande surface de l’Angleterre
était affectée au «cheptel vif», nous devrions en fait réduire la vie humaine
pour faire place à plus de bœufs et de moutons; c’est-à-dire, que nous devrions
augmenter l’existence inférieure aux dépends de l’existence supérieure. Il
importe aussi de noter que la vie des animaux condamnés à l’abattage est de
bien moindre qualité que si les mêmes animaux étaient entièrement sauvages, ou
domestiqués à quelque but rationnel par une association amicale avec l’homme;
le fait même qu’un animal soit sur le point d’être mangé semble l’extirper de
la catégorie des êtres intelligents, et être cause que nous le considérons
comme une simple viande «animée». «Garder (To keep) un homme, un esclave, ou un
domestique», écrit Edward Carpenter, «pour votre seul avantage, garder un
animal, que vous pouvez manger, est un mensonge». Vous ne pouvez pas regarder
cet animal dans les yeux (in the face). L’existence des bœufs, par exemple,
peut difficilement être appelée vie; ils constituent un «cheptel vif [3]», mais
ils ne vivent pas. Et les «bêtes engraissées» qu’on exhibe tous les ans au
salon de l’Agriculture, à la saison de la paix et de la bonne volonté? Ces
misérables victimes de l’humaine gloutonnerie doivent-elles se montrer
reconnaissantes pour cette bénédiction qu’est la vie? Les oies gavées et les
volailles de Strasbourg doivent-elles être reconnaissantes? Et le veau et
l’agneau doivent-ils se féliciter du court laps de temps qu’on leur permet dans
le contrat du Ghoul [4], ou devons-nous exclure les mangeurs de veaux et
d’agneaux de la liste des bienfaiteurs des animaux?
Acceptons de bon
cœur tout ce qui peut être dit du «caractère joyeux de la vie». Mais quelle morale
doit-on tirer de ce fait? Certainement pas que nous sommes justifiés à outrager
et détruire la vie, à être aux petits soins pour nos appétits égoïstes, parce
que, à dire vrai, nous devrions alors en produire plus! [Il faut bien] plutôt
[en conclure] à notre devoir de respecter la beauté et le caractère sacré de la
vie dans les autres comme en nous-mêmes, et de nous efforcer de tout notre
possible à garantir son développement naturel le plus complet. Cette logique du
garde-manger est la négation même d’une vraie révérence pour la vie; car elle
implique que le véritable ami des animaux est celui dont le garde-manger est le
plus rempli :
Prie le mieux,
celui qui mange le plus
Toutes choses tant
grandes que petites.
C’est la
philosophie du loup, du requin, du cannibale. S’il y avait quelque vérité en
cet argument, [il suffirait de] laisser ceux qui y croient avoir le courage de
leurs convictions, et de les laisser faire face à sa conclusion inévitable.
C’est que l’Ogre a été jusqu’à ici un personnage fort incompris, mais
aujourd’hui, au moins, la Philosophie et la Science rendent justice à sa
bienfaisance. Son organisation a été défaillante, peut-être, mais son esprit
est entièrement louable. Il est par excellence le philozooiste, le
philanthrope, le saint [5].
En voilà assez de
cette chicane! Le végétarisme sauverait les animaux réels (actual), qui ont été
porté au monde réel, de la souffrance très réelle (very real), inséparable du
transport et des abattoirs; et si la seule inhumanité qu’il implique est de
perpétuer des races non existantes en n’arrangeant pas leur naissance, il peut
supporter l’accusation d’équanimité. S’il y avait une quelconque méchanceté, ou
un quelconque manque de bonté, à ne pas élever d’animaux, l’énormité de nos
péchés d’omission serait plus que ne pourrait en endurer l’humaine conscience,
car le nombre des êtres non nés est sans borne, et parvenir au trône après
s’être frayé un chemin jalonné de massacres, pour ensuite «refermer les portes
de la miséricorde sur le genre humain», ne serait rien comparé au fait de
refermer impitoyablement les portes de la vie sur ces pauvres et négligés êtres
non existants!
Il est intéressant
de noter que ce fallace – l’hypothèse que c’est bonté que de porter un être au
monde – est aussi vieux qu’est lointaine l’époque de Lucrèce. L’auteur du
magnifique poème philosophique De rerum natura (V, 176-180) en traite, sous un
autre rapport, dans un passage qui peut être ainsi rendu :
Quelle perte eût
été la nôtre, n’eussions-nous vu le jour?
Laissons les hommes
vivants, à une vie plus longue, aspirer,
Tandis qu’une
affection tendre, lie leur cœur à la terre :
Mais qui n’a jamais
goûté le désir de la vie,
Être non né,
impersonnel, ne peut ressentir le manque [6].
Nous voyons donc
qu’un vulgaire sophisme contemporain était clairement exposé il y a presque
deux milles ans. Il est tout à fait possible que les imbéciles puissent le
répéter depuis deux millénaires.
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[1] Recueil anglais
des débats parlementaires. (Ndt)
[2] «De tous les
arguments pour le végétarisme, aucun n’est aussi faible que celui de l’humanité
[en faveur des bêtes]. Le porc a un intérêt plus fort que n’importe qui à la
demande du lard. Si le monde entier devenait Juif, il n’y aurait plus de porcs».
Leslie Stephen, Social Rights and Duties.
«On a fort bien dit
que, si le monde entier était Juif, les porcs n’existeraient plus du tout; et
si le monde entier était végétarien, y aurait-il encore un seul mouton ou bovin
soigné et protégé contre la faim?», D. G. Ritchie, Natural Rights.
[3] Cheptel vient
du latin capitale, l’avoir. (Ndt)
[4] Ghoulish
contract. Le ghoul est, dans la tradition anglaise, un esprit malin supposé
ouvrir les tombes et se nourrir de cadavres humains. (Ndt)
[5] « Si le mobile
(motive) qui pouvait produire le plus grand nombre de têtes de bétail le plus
heureux possible était de manger du steak (beef), alors cette pratique devrait,
dans cette mesure, être louée. Et bien qu'en vérité [notre] mobile n'ait pas
été le bétail en lui-même, il est concevable que, si les convictions
végétariennes devaient s'étendre bien plus encore, l'amour du bétail
fusionnerait (s'il n'est pas incompatible psychologiquement) avec l'amour du
bifteck dans les esprits des opposants au végétarisme. Avec une perspective
plus profonde, des mobiles nouveaux et supérieurs peuvent remplacer ou suppléer
à d'anciens, et perpétuer sinon anoblir d'anciennes pratiques ». Dr. Staton
Coit.
[6] Les mêmes vers
traduits directement du latin par Kani-turpin (Lucrèce, De la nature des choses,
tr. Kani-Turpin, L.V, 176-180, GF, 1998, p.325) :
Et quel mal
serait-ce pour nous de n'être point créés?
Croirais-je que la
vie gisait dans le deuil et la nuit
avant que ne pointe
l'aube de la création?
Sans doute, une
fois né, chacun veut-il en vie,
demeurer tant que
l'attrait du plaisir le retient.
Mais qui n'a point
goûté à l'amour de la vie
et ne compta jamais
au nombre des vivants,
en quoi souffrirait-il
de n'être point créé? (Ndt)
Traduction : Enrique Utria
Source : http://bibliodroitsanimaux.voila.net/index.html
Site recommandé :
http://www.henrysalt.co.uk/