3 février 2014

«Tel qu’en son coeur»

«La malveillance de l’autre peut être évitée, mais on ne peut pas échapper à la sienne.» (Abdullah Ansari)
       Commentaire d’Erica Jong : Voilà tout le problème de la critique négative : cela peut activer dans l’âme le parasite de la haine de soi. L’on peut se protéger contre les balles venant de l’extérieur, mais il n’y a pas de bouclier contre les balles venant de l’intérieur. Il faut désarmer le meurtrier logé dans son propre cœur.


Des problèmes aux décisions
Charlotte Joko Beck

Il y a un passage très connu de la littérature zen qui dit : «Un quart de poil de plus ou de moins suffit à séparer le ciel de la Terre». Comment interpréter ce message cryptique? Quel est donc ce quart de poil qui fait toute la différence et qui bouleverse l’unité de la vie? En fait, du point de vue de l’absolu, rien ne saurait jamais faire éclater l’unité fondamentale de la vie; n’empêche que, de notre point de vue relatif, on a pourtant bien souvent l’impression qu’il y a quelque chose qui cloche. La plénitude de la vie nous paraît tellement hors de portée, même si nous en avons parfois de très fugitifs avant-goûts.
       … Quand arrivent les fêtes de fin d’année, on a souvent un sentiment d’angoisse et de désarroi encore plus fort qu’à l’accoutumée. Avec le Nouvel An, on sent l’imminence d’un moment-charnière, et on a tendance à vivre ces tournants-là avec une certaine gravité, dans la mesure où le temps nous rapproche de notre fin. C’est pourquoi le Nouvel An est un moment de l’année assez délicat pour ceux qui ont une sensibilité aiguisée.
       Essayons de comprendre ce qu’est ce fameux quart de poil de différence, et en quoi il est lié aux moments charnière de la vie. Il y a un passage de la Bible qui dit : «On est ce que l’on pense dans son cœur». Le sentiment de séparation et de malaise que je viens d’évoquer provient de ce que l’on «pense dans son cœur». (Ici, le mot cœur n’a pas de connotation affective; il est à prendre dans le sens que lui donne par exemple le Sutra du Cœur : l’essentiel, le centre.) «On est ce que l’on pense dans son cœur» peut donc s’interpréter ainsi : celui qui perçoit la réalité de sa vie, est lui-même cette réalité. Et il voit la différence que peut faire un quart de poil de plus ou de moins. Ce qui m’amène à évoquer deux termes qui sont souvent associés dans notre vocabulaire et parfois utilisés indifféremment : les décisions et les problèmes.
       La vie est une succession de décisions. Dès qu’on ouvre l’œil le matin, il y a déjà des décisions à prendre : vais-je me lever tout de suite, ou dans cinq minutes? Est-ce que je commence par faire zazen, ou je prends d’abord un petit café? (…) Du matin au soir, nous n’arrêtons pas de prendre des décisions et c’est une chose parfaitement normale. Ce qui l’est moins, en revanche, c’est notre tendance à voir des problèmes partout, alors qu’il ne s’agit que de simples décisions.
       Vous me direz peut-être : «D’accord, tant qu’il s’agit de décider si l’on va passer à la banque ou au supermarché, ce n’est pas difficile. En revanche, quand il s’agit de choses qui engagent toute notre vie, alors là, c’est un problème!» (…)
       Il y a une sorte de glissement qui s’opère et qui transforme une simple décision en problème. Et c’est là qu’apparaît le décalage, le quart de poil de plus ou de moins qui fait dérailler la vie.
       Quelle est la meilleure façon de résoudre un problème? J’exclus évidemment toutes les fausses solutions, telles que les tentatives d’analyse à outrance : à force de retourner le problème dans tous les sens, on finit par ne plus du tout savoir par quel bout le prendre. Je ne parle pas non plus des décisions mineures comme on en prend tous les jours, mais des grandes orientations susceptibles d’affecter notre vie. Par exemple, on a souvent du mal à se décider en amour : doit-on se lancer dans telle ou telle relation, prendre l’initiative de rompre, et si oui comment? Et c’est là que notre citation de tout à l’heure prend toute sa pertinence : «On est ce que l’on pense dans son cœur». C’est ce que nous avons vraiment dans le cœur qui décide de la manière dont nous allons résoudre le problème. Autrement dit, nous prenons nos décisions en fonction de notre vision de la vie.
       Supposez que vous fassiez zazen depuis deux ans; si vous avez un problème de rupture amoureuse, il est probable que vous vous y prendrez autrement que vous ne l’auriez fait avant de pratiquer le zen, car entretemps, quelque chose a changé, même si vous ne vous en rendez pas compte. Ce qui a changé c’est votre façon de penser, l’idée que vous vous faites de vous et de votre partenaire. En effet, toute pratique spirituelle sérieuse transforme notre vision des choses, ce qui a forcément des répercussions sur notre manière d’être. Tour le monde aimerait découvrir la recette magique qui permette de prendre de bonnes décisions et de résoudre ses problèmes au mieux, en toutes circonstances. Mais il n’y a pas de recette, évidemment! La seule chose qui peut nous aider, c’est apprendre à mieux se connaître, car c’est à partir de cela que nous formons nos décisions. (…)
       À mesure qu’on apprend à mieux se connaître, les problèmes évoluent et changent de forme, parce qu’on les aborde en tenant compte de ce que l’on est. «Puisque c’est comme ça, il vaut mieux que je fasse cela, ou éventuellement ceci». Vos choix seront parfois déconcertants pour les autres qui trouveront que vous vous embarquez dans des entreprises difficiles ou pénibles. Mais si votre choix exprime ce que vous savez de vous-même, dans votre cœur, il n’y aura de problème – littéralement. (…)
       Ce qui crée la confusion, ce n’est pas tant le problème que notre incapacité à nous définir par rapport à lui. (…)
       Supposons que j’hésite entre deux hommes qui veulent m’épouser : l’un a beaucoup d’argent et l’autre me plaît, tout simplement. Le simple fait que la question puisse même se poser dans ces termes-là est déjà révélateur : il doit y avoir une partie de moi que je ne connais pas. Le problème ne vient d’ailleurs que de moi-même : je ne sais pas qui je suis. Si je le savais, je n’aurais pas de problèmes pour savoir ce que je dois faire. Plus j’apprendrai à me connaître et plus ma vie se simplifiera; je saurai me contenter de satisfaire mes besoins réels, plutôt que de me laisser continuellement emporter par la logique insatiable du désir. Il ne s’agit pas de renoncer à quoi que ce soit; simplement je ne verrai plus l’intérêt d’accumuler de l’inessentiel. La plupart de ceux qui pratiquent le zen depuis des années voient leur vie considérablement simplifiée; ce qui ne veut pas dire que ces gens-là soient des saints mais, comme ils ne ressentent plus les mêmes besoins, leur désir perd peu à peu de sa virulence. (…) Tant que vous aurez comme priorité dans la vie de satisfaire vos désirs personnels, vous aurez toujours du mal à prendre des décisions, car vous en ferez toujours des problèmes. En revanche, la pratique du zen fera peu à peu évoluer l’ordre de vos priorités dans le sens d’une décroissance graduelle du désir, et donc aussi de l’indécision qui en résulte. (…)
       Entendons-nous bien : je ne dis pas qu’on ne devrait jamais s’muser ou prendre un peu de bon temps, mais je voudrais vous faire remarquer que la part que nous voulons donner au plaisir est révélatrice de notre image de soi, telle que nous la percevons actuellement. Si nous éprouvons le besoin d’avoir beaucoup de distractions, c’est que cela correspond à l’état actuel de notre évolution. Mais cette envie de plaisir diminuera à masure que nous nous rapprocherons de nous-mêmes; dès que l’on touche le centre, au cœur même de son être, tout est bouleversé et c’est l’ensemble du paysage qui change.
       T.S. Elliot a parlé de ce point immobile autour duquel gravite l’univers. Ce point-là n’est pas une chose, un objet qu’on peut trouver et acquérir, mais un état de lucidité dans lequel on voit clairement ce qu’on est et ce qu’est la vie.
       Au lieu de continuer à agir à l’aveuglette – faisant souvent plus de mal que de bien, alors qu’on croyait se sacrifier pour aider quelqu’un – on commence à voir ce qu’on doit faire. Au fil des ans, je me rends compte que j’ai moins tendance à me dévouer aux autres, tout au moins dans le sens où je le comprenais avant. Il suffisait que n’importe qui vienne frapper à ma porte avec un petit ennui, je me sentais aussitôt obligée de tout lâcher pour lui parler immédiatement. Maintenant, je ne laisse plus nécessairement tout tomber tout de suite; j’ai tendance à d’abord régler ce que j’étais en train de faire à ce moment-là. Et ce n’est pas forcément une réaction aussi égoïste qu’il y paraît : il est souvent préférable de laisser reposer un peu un problème, au lieu d’intervenir à chaud.
       Plus on acquiert de maturité et plus on est capable de voir ce qu’on doit faire. Les décisions se dédramatisent et cessent d’être des dilemmes cornéliens pour redevenir des actes simples. (…)

Nous ne sommes réellement capables de donner que lorsque nous n’attendons rien en retour. Or dans la vie, tout tourne toujours autour de ce que veut le moi. Il n’y en a que pour le je : je veux, j’ai envie, je voudrais. Il faut que ma vie soit exactement telle que je la voudrais. Voilà la clé du décalage, de ce petit quart de poil qui chamboule tout. Tous autant que nous sommes, nous avons notre image idéale de la vie et nous voudrions tant qu’elle se réalise. Une vie confortable, agréable, avec des lendemains qui chantent. Les lendemains? Mais le futur n’existe pas… Alors, qui peut vous garantir que vos lendemains vont chanter? (…)

Il n’y a pas de remède-miracle. Cependant … vous verrez la réalité des choses. Car le décalage – le quart de poil de plus ou de moins – aura disparu, et avec lui, le problème se sera évanoui. Il ne s’agira plus d’un problème effrayant, là-bas, quelque part; mais d’une simple rencontre entre vous et votre vie. Plus vous aurez d’expérience de la pratique, et plus vous aurez la lucidité nécessaire pour voir ce qu’il faut faire, et pour savoir s’il convient ou non d’intervenir pour modifier les choses. Il n’y a pas de grand mystère là-dedans. Comme il est dit quelque part : on apprend à trouver la patience d’accepter l’inévitable, le courage de changer ce qui doit être changé, et la sagesse de reconnaître la différence entre les deux…

Quand on est bien centré en soi-même, on cherche tout naturellement à agir correctement. «On est tel que ce que l’on pense dans son cœur» : non seulement on est tel qu’en son cœur, mais on agit aussi en fonction de son cœur.

SOYEZ ZEN …en donnant un sens à chaque acte à chaque instant; Pocket, 1990

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