20 février 2014

Ici ou là-bas


En complément au message d’hier.

Si en 1939, après son séjour de deux ans en Europe, Gabrielle Roy était retournée enseigner à Saint-Boniface au lieu de rester au Québec, serait-elle devenue l’écrivaine extraordinaire que nous connaissons? Mystère.

Voici un extrait de son autobiographie où elle raconte ses hésitations devant un choix difficile, d’autant plus qu’elle est sans le sou : rester à Montréal ou reprendre le chemin de Saint-Boniface.

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Pour l’instant, je logeais dans la plus misérable petite chambre qui se puisse trouver en dehors des prisons. Elle était si étroite qu’entre le lit de fer et la commode de tôle grise, je ne parvenais à passer que de biais. La fenêtre donnait sur la cour arrière de la gare centrale d’autobus de Montréal alors située rue Dorchester. Des vingtaines d’autobus y étaient rangés, plusieurs ronronnant ensemble à l’étouffée et envoyant droit dans ma chambre des exhalaisons à m’étouffer. (…)
       Cette atmosphère d’errance, de Babel et de tournoiement insensé ne me déplaisait pourtant pas. Elle convenait à mon état d’âme et m’était certainement plus proche, plus amie que ne l’aurait été une de ces tranquilles petites rues où habitent depuis des années les mêmes gens d’allure paisible. Il semble que j’ai toujours eu au bon moment l’endroit qu’il me fallait.
       Deux lettres m’arrivèrent à la poste restante que je n’osai ouvrir en cours de route, préférant attendre d’avoir atteint le refuge de ma chambre, si fragile fût-il. L’une était de la Commission scolaire de Saint-Boniface, me rappelant qu’elle m’avait gardé mon poste sans solde pour une deuxième année d’absence mais ne pouvait me renouveler ce privilège. Je devrais donc réintégrer mon poste ou y renoncer. L’autre était de ma mère. Je me revois assise au bout du petit lit de fer, les feuilles sur mes genoux, lisant la pauvre lettre déchirante : «Mon enfant, te voilà donc de retour à Montréal, plus tellement loin maintenant de la maison. C’est-à-dire nous n’avons plus de maison. Mais avec les quelques sous que j’ai encore et ce que tu gagneras, nous nous ferons une assez bonne vie, tu verras, et je tâcherai, toi qui es indépendante et moi peut-être trop possessive, d’apprendre à te laisser vivre à ta guise… Je peux attendre ton retour bientôt, j’imagine…»
       Je levai les yeux sur le miroir de la petite commode toute proche et m’y vis un visage défiguré. Par le mauvais tain de la glace? Par ma propre émotion? Ah, ce nœud dans la gorge revenu comme au temps de notre pire pauvreté, de nos perpétuelles craintes et de tout ce courage dépensé en vain!
       Je me regardais et savais que l’heure était venue de prendre une décision irrévocable, bonne ou mauvaise, qu’il n’y avait plus à tergiverser.
       Je laissai sur la commode les feuillets couverts de cette écriture un peu défaite qui en elle-même m’a toujours dit mieux que tout combien maman, sous ses dehors stoïques, était une femme aux nerfs blessés et torturés.
       Je partis errer dans la ville. (…) Et ici, comme là-bas ou à Paris, je cherchais à capter, je suppose, dans la foule indifférente, un regard qui tout au moins s’arrêterait un moment sur moi. (…) D’où vient que je me suis toujours sentie moins solitaire parmi le peuple que dans les salons et les réceptions même lorsqu’y brillent à mon endroit des regards affectueux?
       J’allais, me demandant à chaque pas : Que faire? Que faire? La pauvre interrogation me martelait l’esprit comme l’avaient martelé le Chant du Destin et la lugubre cloche sur bouée de Liverpool. Que faire? Rester? M’en retourner?
       Ici je n’avais ni soutien, ni certitude d’emploi même le plus modeste, ni même une main amie pour se tendre vers moi à l’occasion. Mais saurais-je, maintenant que je connaissais mieux, vivre dans cet air français raréfié du Manitoba, dans son air raréfié tout court? Car si c’était déjà une sorte de malheur d’être né au Québec, de souche française, combien plus ce l’était, je le voyais maintenant, en dehors du Québec, dans nos petites colonies de l’Ouest canadien! Ici du moins, en marchant, toute solitaire comme je l’étais, j’avais sans cesse à droite et à gauche recueilli le son de voix parlant français avec un accent qui m’avait peut-être paru un peu lourd après de celui de Paris, mais c’étaient paroles, c’étaient expressions des miens, de ma mère, de ma grand-mère, et je m’en sentais réconfortée.
       J’atteignis je ne sais comment, sans en connaître le chemin, les bords du vieux canal Lachine. Je m’y arrêtée subjuguée. Des péniches glissaient lentement, écorchant de leurs flancs les vieux revêtements de bois. (…) Je rêvai ici des heures, je pense, sans savoir à quoi, comme abandonnée de mes propres pensées mais non pas pour autant désolée. La nuit était assez douce, je crois me le rappeler, loin du printemps miraculeux de Londres, mais contenant quelque bonté de notre printemps d’ici, avec un bruit d’eau qui courait le long des trottoirs et ça et là des flaques de neige molle… (…) Sans cesse ce quartier de Saint-Henri que je parcourais, sans même en connaître le nom, était ébranlé par le passage des trains. On entendait d’abord la grêle sonnerie qui en signalait l’arrivée à chaque croisée de rues sur le parcours des rails. Alors s’abaissaient les barrières de sûreté aux longs bras striés de noir et de blanc et s’allumaient les sémaphores. Puis les grands trains en direction de l’est et de l’ouest dévalaient en faisant trembler le sol, les vitres des maisons, quelque chose peut-être de l’âme humaine qui restait suspendu à ce bruit, à ce tressaillement après que le vacarme eut cessé.
       Tout de cette atmosphère de départ et de voyage que je trouvai dès ce soir-là à Montréal était bien de nature à me retenir, car longtemps elle constitua ma seule patrie, me consolant en quelque sorte de n’en avoir pas d’autre, me soufflant que nous ne sommes jamais que des errants et qu’il est mieux de ne rien posséder si l’on veut du moins bien voir le monde que nous traversons en passant.
       Ce quartier où, à peine un an plus tard, j’allais délibérément revenir écouter, observer, en pressentant qu’il me devenait le décor et un peu la matière d’un roman, me retenait déjà, ce soir d’avril, d’une curieuse façon que je ne peux encore m’expliquer. Car ses cris, ses appels de voyage, ses odeurs n’étaient pas seuls à me fasciner. Sa pauvreté m’émouvait. Sa poésie m’atteignait avec ses airs de guitare ou de musiquette un peu plaintive s’échappant de sous les portes closes et le son du vent errant dans les couloirs d’entrepôts. Je me sentais moins seule ici que dans la foule et les brillantes rues de la ville.
       (…) Je retrouvai, après m’être maintes fois égarée, ma petite rue Stanley. Installée sur mon lit, le dos au mur, mon papier sur mes genoux, j’écrivis d’abord à la Commission scolaire, disant ma gratitude pour le poste resté à ma disposition et auquel maintenant je renonçais. Ensuite j’écrivis à ma mère. Que lui ai-je dit? Sans doute d’être patiente, d’attendre mon retour encore un an ou deux, à elle qui allait avoir soixante-douze ans. Quand après sa mort, je reviendrais à Saint-Boniface et chercherais parmi les pauvres effets qui lui restaient – presque rien – des cartes de ses enfants, de petites photos, je ne trouverais pas cette première lettre que je lui avais écrite de Montréal et dans laquelle j’ai tant espéré avoir du moins trouvé des mots pour atténuer le coup que je lui portais. (…)
       Mes lettres écrites, je fis le compte de ce qui me restait d’argent : quinze dollars et quelques cents, le loyer de ma chambre acquitté pour une semaine. J’écrivis à deux de mes amies qui jadis m’avaient paru les plus sûres. Il m’en coûtait beaucoup d’emprunter. Je ne l’avais fait que très rarement et jamais sans les plus cruels scrupules. En réponse, je reçus de l’une une longue lettre toute pleine à mon endroit de louanges sur mon talent, mon courage, mon sens de l’initiative… et du regret de ne pouvoir me venir en aide, car, me précisait-elle, il lui avait fallu s’acheter un manteau de fourrure neuf, payer son abonnement au tennis, et vraiment il ne lui restait rien, rien!... Mon autre amie avait griffonné en hâte : «Hélas! je n’ai que cela à t’offrir mais c’est de bon cœur…» Sa lettre contenait trois billets de cinq dollars. Venue de la plus pauvre des deux, la somme me parut énorme. Je pensai pouvoir dès lors tenir quelques semaines et avoir le temps de voir venir. Mieux encore j’étais remontée moralement pas la confiance en moi de qui m’envoyait pour ainsi dire ses derniers sous.
       Conseillée par un journaliste de la Gazette pour qui j’avais une lettre de recommandation d’un de ses collègues en poste à Londres, j’entrepris la tournée de quelques hebdos et revues. (…)
       Je rentrai dans mon cagibi. Je m’installai sur le lit, le dos au mur, ma petite machine à écrire sur les genoux … J’étais saisie de terreur à la pensée qu’il n’y avait plus à reculer, que je devais désormais, pour gagner ma vie, plonger dans l’écriture, moi qui tout à coup percevais combien peu je savais encore m’y prendre.
       Je commençai par la narration sur le ton de l’anecdote de mes aventures en Angleterre et en France. Hé quoi! marquée comme je l’étais déjà par la douleur, ayant connu aussi l’enivrement, je ne savais tirer de moi que des banalités. Il me faudrait encore à peu près un an avant qu’au Bulletin des agriculteurs, qui allait me fournir l’occasion de traiter de sujets me rapprochant des faits, de la réalité, de l’observation serrée des choses, je commence à donner des reportages qui auraient enfin une certaine consistance. Et plus longtemps avant que, des rêveries nées ce soir d’avril au bord du vieux canal, j’en vienne, par étapes, à la grande tâche dont en l’apercevant je prendrais une bien plus terrible peur encore que j’en eus rue Stanley, en ce soir du commencement. Mais du moins alors je serais happée entière par le sujet, aidée et soutenue par tout ce que j’aurais acquis de ressources, de connaissances de l’humain et par la solidarité avec mon peuple retrouvé, tel que ma mère, dans mon enfance, me l’avait donné à connaître et à aimer.
       Pour aujourd’hui, je n’étais encore capable que de faibles récits où l’on aurait sans doute bien en vain cherché trace de la détresse et de l’enchantement qui m’habitaient depuis que je suis au monde et ne me quitteront vraisemblablement qu’avec la vie.
       L’oiseau pourtant, presque dès le nid, à ce que l’on dit, connaît déjà son chant.

La détresse et l’enchantement (autobiographie)
Gabrielle Roy 
Éditions Boréal Express

Note de l’éditeur : Cet ouvrage réunit les deux volets de l’autobiographie que Gabrielle Roy commença d’écrire vers 1976 et qui l’occupa pratiquement jusqu’à sa mort à l’été 1983. Il s’agit donc de sa toute dernière œuvre.

Gabrielle Roy en 1945,
année de publication de Bonheur d'occasion 
Photo : Annette et Basil Zarov,
Fonds Gabrielle-Roy, Bibliothèque et Archives Canada

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