12 février 2014

Rire ou ne pas rire


L’humour
André Comte-Sponville
Petit traité des grandes vertus
Presses universitaires de France

[Extraits]

Qu’il soit une vertu pourra surprendre. Mais c’est que tout sérieux, portant sur soi, est coupable. L’humour nous en préserve.

«L’humour est la politesse du désespoir», disait Boris Vian, et la futilité peut en faire partie. Il est impoli de se donner l’air important. Il est ridicule de se prendre au sérieux. Manquer d’humour, c’est manquer d’humilité, c’est manquer de lucidité, c’est manquer de légèreté, c’est être trop plein de soi, trop dupe de soi, c’est être trop sévère ou trop agressif, c’est manquer par là, presque toujours, de générosité, de douceur, de miséricorde… Le trop sérieux, même dans la vertu, a quelque chose de suspect et d’inquiétant : il doit y avoir quelque illusion ou  quelque fanatisme là-dessous… C’est vertu qui se croit, et qui en manque par là.

N’exagérons pas pourtant l’importance de l’humour. Un salaud peut en avoir; un héros peut en manquer. Mais cela est vrai de la plupart des vertus, et ne prouve rien contre l’humour. (…) L’humour est une vertu annexe, une vertu légère, une vertu inessentielle. Une drôle de vertu, en un sens, puisque l’humour se moque de la morale, puisqu’il se contente d’être drôle, mais grande qualité, précieuse qualité, dont un homme de bien peut manquer.... Un saint sans humour est un triste saint. L’esprit est ce qui se moque de tout, disait Alain de Mijolla, et c’est en quoi l’humour fait partie de l’esprit. Tout ce qui n’est pas tragique est dérisoire. Voilà ce qu’enseigne la lucidité. Et l’humour ajoute, dans un sourire, que ce n’est pas tragique… Qu’est-ce qui n’est pas désespérant, pour un regard lucide? Et qu’est-ce qui n’est pas futile, pour un regard désespéré? 


(…) Montaigne qui avait ses moments de tristesse, d’accablement et de dégoût, disait : «En pleurer? Ce serait se prendre trop au sérieux! Je ne pense point qu’il y ait tant de malheur en nous comme il y a de vanité, ni tant de malice comme de sottise. (…) Notre propre et péculière condition est autant ridicule que risible.» (…)

Quand il est fidèle à soi, l’humour mène plutôt à l’humilité. On peut plaisanter sur tout : sur l’échec, sur la guerre, sur la mort, sur l’amour, sur la maladie, sur la torture… Encore faut-il que ce rire ajoute un peu de joie, un peu de douceur ou de légèreté à la misère du monde, et non davantage de haine, de souffrance ou de mépris. On peut rire de tout, mais pas n’importe comment. Une histoire juive ne sera jamais humoristique dans la bouche d’un antisémite. Le rire n’est pas tout, et n’excuse rien. (…) Lucidité bien ordonnée commence par soi-même. De là l’humour qui peut faire rire de tout à condition de rire d’abord de soi. (…)

Mais l’humour n’est pas seulement au service de l’humilité. Il vaut aussi par lui-même : il transmute la tristesse en joie (donc la haine en amour ou en miséricorde, dirait Spinoza), la désillusion en comique, le désespoir en gaieté… Il désamorce le sérieux, mais aussi, et par là même, la haine, la colère, le ressentiment, le fanatisme, l’esprit de système, la mortification, et même l’ironie. Rire de soi d’abord, mais sans haine. Ou de tout, mais tant qu’on en fait partie et qu’on l’accepte. (…) 

C’est Woody Allen mettant en scène ses angoisses, ses échecs, ses symptômes… C’est Pierre Desproges annonçant son cancer : «Plus cancéreux que moi, tu meurs!»  C’est Pierre Dac confronté à la condition humaine et qui dit : «À l’éternelle triple question toujours demeurée sans réponse : qui sommes-nous? d’où venons-nous? où allons-nous?, je réponds : en ce qui me concerne personnellement, je suis chez moi, je viens de chez moi et j’y retourne.» (…) C’est ce condamné à mort qu’on mène à la potence un lundi, et qui s’écrie : «Voilà une semaine qui commence bien!»

Il y a du courage dans l’humour, de la grandeur, de la générosité. Le moi y est libéré de lui-même. Cela distingue fortement l’humour de l’ironie, qui plutôt abaisse, qui n’est jamais sublime, qui n’est jamais généreuse. «L’ironie est une manifestation de l’avarice, écrit Bobin, une crispation de l’intelligence serrant les dents plutôt que de lâcher un seul mot de louange. L’humour, à l’inverse, est une manifestation de générosité.» (…)

L’humour est une désillusion joyeuse. C’est en quoi il est doublement vertueux, ou peut l’être : comme désillusion, il touche à la lucidité (donc à la bonne foi); comme joie, il touche à l’amour, et à tout. Comment ne serait-ce pas une vertu?

«Si le rire est le meilleur remède,
comment se fait-il que les gens peuvent mourir de rire?»

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