11 février 2014

Alexandra vue par…

En 1925, Alexandra David-Néel obtient le Prix Monique Berlioux de l'Académie des sports. Bien que non sportive à proprement parler, elle fait partie de la liste des 287 Gloires du sport français. À mon avis, elle aurait pu ramasser une couple de médailles d’or pour chacune de ses expéditions. À la différence des athlètes olympiques, elle ne cherchait pas à vaincre qui que ce soit (sauf elle-même peut-être…) ni à accomplir des exploits pour le glamour et l’argent.

Quand je relis des passages de ses livres, je me dis que certaines personnes s’incarnent avec un «destin» (ou une mission) apparemment incontournable qu’elles accompliront coûte que coûte, facilement ou à la dure. L’incident qui suit est insignifiant comparé à la multitude de difficultés qu’Alexandra a rencontrées dans ses voyages. La peur n’a jamais eu raison de cette femme… même quand elle avait des brigands armés à ses trousses!

Pont de corde, Pérou. (Crédit : the-bob-trotter.com)

«Traverser une rivière en étant suspendue à un crochet n’était point chose absolument nouvelle pour moi. J’attendis donc sans émotion le moment de mon départ, bien qu’en des endroits aussi reculés, la solidité du «pont» reste toujours quelque peu douteuse. J’avais entendu raconter plus d’une histoire dramatique à ce sujet.
       Le système de passage ne différait que peu de celui dont j’avais fait l’expérience au Mékong, à ceci près qu’au lieu d’être en paille, le câble était fait de lanières de cuir tordues en cordes.
       Le poids très élevé de ces câbles produit un affaissement considérable au milieu de ceux-ci, de sorte que si le passager glisse rapidement au fond de la poche ainsi formée, il lui est, par contre très difficile d’en sortir. Seuls, les hommes extrêmement robustes osent s’aventurer sans aide sur ces ponts-cordes, car en remonter la pente à la force des poignets exige une vigueur peu commune. Les mortels ordinaires sont halés – comme le sont aussi les bagages et les animaux – par des passeurs de profession. []
       Lorsque mon tour vint je fus attachée, avec une jeune fille, au crochet dont je viens de parler et une vigoureuse poussée nous envoya, filant avec la rapidité de l’éclair, jusqu’au milieu du câble où nous demeurâmes, nous balançant au-dessus de la rivière, comme deux misérables marionnettes. Les hommes se mirent alors à l’œuvre en tirant sur la corde attachée à notre crochet. À chaque secousse que donnaient les vigoureux gaillards, nous dansions une sorte de gigue fort peu agréable. Les choses allèrent ainsi pendant quelques minutes; nous avancions, lorsque soudain je sentis un choc, j’entendis le bruit de quelque chose tombant dans l’eau et nous descendîmes, à toute vitesse au milieu du câble. Tout cela s’était passé à la fois, dans l’espace d’une moitié de seconde. La corde avec laquelle on nous halait s’était rompue.
       L’accident ne présentait, par lui-même, aucun danger. Un homme viendrait, rattacherait la corde, ce n’était qu’une affaire de temps; il s’agissait seulement d’éviter le vertige tandis que nous restions suspendues au-dessus de cette eau qui courait rapide, à cinquante ou soixante mètres au-dessous de nous. Ficelées comme nous l’étions, nous ne craignions rien tant que nous demeurerions droites, tenant ferme, entre nos mains, la courroie attachée au crochet, mais si la tête nous tournait, si nous nous évanouissions, notre corps penchant en arrière… dame!... cette attitude n’avait pas été prévue par ceux qui nous avaient suspendues. J’ai les nerfs solides, je sentais que je pourrais demeurer là une heure et même bien davantage s’il le fallait, sans faiblir, mais ma compagne?... Elle était très pâle. […]
       Les passeurs s’agitent, crient beaucoup et leur besogne n’avance guère. Enfin, l’un d’eux, renversé sur le dos travaillant des mains et des pieds, à la façon des mouches courant au plafond, se met en marche le long du câble. Les secousses qu’il imprime nous font de nouveau gigoter. […] Il s’en va comme il est venu, et après une nouvelle attente, ses camarades recommencent à nous haler. Les nœuds desserrés résisteront-ils à ces chocs répétés? Nous continuons à l’espérer…  
       Voici que nous débarquons saines et sauves sur une projection rocheuse de la falaise. Une demi-douzaine de villageoises s’emparent de nous, exprimant leur sympathie et leur compassion par de bruyantes exclamations. […]»

[Alexandra David-Néel, Voyage d’une parisienne à Lhassa; Plon; p. 129-130]


En tout cas, sa vie pourrait faire l’objet d’une télésérie qui ne manquerait pas de suspense. Néanmoins, vous pouvez avoir un aperçu avec le film de Joël Farges :
«Alexandra David-Néel – J’irai au pays des neiges»
https://www.youtube.com/watch?v=-UW0_hPgZpE  

Alexandra vue par…

… Mr Ludlow*

Gstaad, le 3 juillet 1927
Ma chère Madame Néel,

Ma mère vient juste de m’envoyer votre livre, que Heinemann a envoyé à mon adresse en Angleterre. Inutile que je l’ai dévoré immédiatement, dès qu’arrivé, et je le lis à nouveau pour la seconde fois. Tout est si profondément intéressant pour moi, car je peux visualiser les épreuves et le succès triomphal de votre grand voyage, bien mieux que la majorité de vos lecteurs pourraient le faire. Je me demande ce que les critiques diront de lui. Celui qui aime à critiquer regrettera l’absence d’une carte et d’un index, et les critiques anglais ne verront sans doute pas les choses du même œil que vous, à propos de vos remarques sur la politique du gouvernement anglais. Et alors? S’ils sont justes, ils devront reconnaître franchement que le voyage que vous avez accompli fut le plus grand qui ait été fait jusqu’à ce jour, au Thibet. J’ai lu presque tous les livres écrits en anglais sur l’exploration du Thibet. Je sais qu’aucun des explorateurs européens précédents n’a la moitié de la connaissance que vous avez du pays et de ses habitants. Pas un seul n’aurait pu atteindre Lhassa, se mêler aux gens, leur parler, manger avec eux, dormir avec eux, sans être immédiatement découvert. Il est vrai que Mac Govern soit allé à Lhassa, déguisé en coolie, mais en chemin, il n’a pas osé ouvrir la bouche pour parler, sinon ses paroles l’auraient trahi, et quand il atteignit Lhassa, il dut avouer sa nationalité.
       Sven Hedin, Littledales, Boward, Walby, Bonvalot et beaucoup d’autres ont tous pénétré profondément à l’intérieur du pays, mais ils étaient immédiatement découverts, et quittaient le Chang Thang. Vous seule, sauf un ou deux indigènes, êtes entrée à Lhassa, restée là pendant des semaines, l’avez exploré et êtes repartie sans qu’aucun Tibétain, même le plus sagace, l’ait deviné. Si les critiques sont justes, ils diront ceci, mais je doute fort qu’ils puissent apprécier la réelle importance de votre voyage. Quel monument de force Albert a dû être! Je réalise maintenant quel compagnon loyal il a dû être. Merci beaucoup, beaucoup de votre gentillesse en m’envoyant ce livre. Je le conserverai toujours précieusement [].

* Mr Ludlow – Directeur de l’école tibétaine de garçons d’Agyantze, Mr Ludlow accueillit Alexandra lorsqu’elle dévoila son identité à son retour de Lhassa. Ces deux lettres sont des pièces à conviction confirmant l’exploit de l’exploratrice. Mr Ludlow et Alexandra entretiendront leur correspondance durant de nombreuses années.

… Romain Rolland

Le 3 février 1931
Chère Madame,

[] Pour moi, qui vient de lire lentement deux de vos volumes, et qui suis au milieu du troisième (Les Initiations lamaïques), je veux vous dire, comme ma sœur, l’admiration que j’ai pour votre gaie vaillance, pour la paix bouddhique que vous portez partout dans votre pèlerinage aventureux, et pour votre large et tranquille compréhension de toutes les pensées. J’ai trouvé parmi celles que vous nous faites connaître beaucoup de sujets à réflexions, et peut-être verrez-vous, j’espère, que de certaines d’entre elles j’aurai fait mon profit dans des œuvres que j’écris maintenant. L’inquiétude de l’Occident est, sans le savoir, aujourd’hui bien proche de telles de ces visions métaphysiques et de ces doutes.

Veuillez transmettre mes amitiés à Monsieur Yongden, et croire, chère Madame, à ma respectueuse sympathie.

… Marguerite Yourcenar

Le 16 janvier 1969
Madame,

Ayant beaucoup lu et beaucoup admiré vos livres dont la résonance au cours des années n’a fait qu’augmenter en moi, je ne veux pas me trouver si près de vous sans vous saluer au moins par écrit, et vous remercier pour le grand exemple d’énergie et d’audace que vous nous avez donné.
       Je serai ici jusqu’au 31. Si vous vouliez m’accorder un moment à Digne, je tâcherai de m’y rendre au jour que vous me fixerez. Mais je me rends compte qu’il vaut mieux sans doute ne pas vous déranger dans cette solitude que vous avez si bien choisie, et qu’il est préférable de vous exprimer par écrit mon admiration.
       Je vous signale que mon ami Gabriel Germain, qui a consacré plusieurs années de sa vie à l’étude du bouddhisme, vient de publier au Seuil un ouvrage intitulé Le Regard intérieur, dans lequel il parle brièvement, mais fort bien, de votre œuvre.

Veuillez agréer, Madame, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

Source :
Alexandra David-Néel
De Paris à Lhassa, de l’aventure à la sagesse
Joëlle Désiré-Marchand
Arthaud; 1997 [p. 166 +]

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