22 février 2014

«Selfisance»

Où doit-on s'arrêter? (Illustrateur : Poleurs)

Un jeune internaute se vantait d’avoir publié plus de 2000 selfies (autoportraits) sur son site. Narcissisme ou besoin viscéral d’affirmer son existence? Les humains ont toujours voulu s’immortaliser. Autrefois c’était réservé aux «grands» de ce monde (tableaux, effigies, etc.). Mais aujourd’hui, la photographie a démocratisé l’immortalité. En remplissant le web des moments prétendument mémorables de leur vie, d’instant en instant, les gens ont peut-être l’impression de faire reculer l’inévitable terminaison de leur chronologie photographique : la mort elle-même.

L’apparition de la photographie (en 1839) a modifié notre expérience de la réalité. Chronique de notre monde et de sa diversité, elle est devenue un média de masse durant la seconde moitié du XXe siècle. Si au départ elle satisfaisait notre curiosité, force nous est de constater qu’à l'ère numérique elle a largement changé notre dynamique psychosociale.
       «Notre besoin de confirmer et d’améliorer la réalité par la photographie s’est transformé en consumérisme esthétique auquel chacun est maintenant dépendant. (…) La photographie est un mécanisme de contrôle qu’on exerce sur le monde – sur notre propre réalité et la perception qu’en ont les autres. (…) La photographie recèle une violence inhérente. Comme la voiture, l’appareil photo se vend de la même manière qu’une arme. Les fabricants rassurent les clients en leur disant que prendre des photos ne requiert ni compétence ni expertise, que la machine sait tout, et qu’il suffit d’appuyer sur le bouton à volonté. C’est aussi simple que tourner une clé de contact ou actionner une gâchette. Comme les fusils et les voitures, les caméras sont des machines irrésistibles qui mènent invariablement à la dépendance.» ~ Susan Sontag (essai On Photography, 1977)

Vision prémonitoire. Il y a plus de trente ans, Sontag disait que la photographie était «un amusement, au même titre que le sexe et la danse». «À travers les photographies, chaque famille construit sa chronique – un kit portable d’images témoignant de sa vie.»

Le cercle familial a été remplacé par le réseau social. Aujourd’hui, dans une ultime tentative de se valoriser, d’idéaliser leur image et de s’inventer une vie excitante, les gens dévoilent les moindres gestes de leur intimité la plus intime au monde entier. Beaucoup de trash qu’on ne peut même pas esquiver quand on cherche d'anodines photos sur Internet.

«Mais comment ne pas voir dans cet ego trip planétaire le miroir d'une société gavée d'elle-même et oublieuse de toute forme de pudeur? (…) En mai dernier, le magazine Time a consacré sa Une à celle qu'il surnomme la ‘génération moi moi moi’, en référence à la ‘génération moi’ des baby-boomers. Les troubles de la personnalité narcissique sont trois fois plus élevés chez les jeunes de 20 ans que chez les plus de 65 ans, s'alarme, en préambule, l'hebdomadaire américain, citant une étude des National Institutes of Health.» (L’Express.fr, août 2013)

Quelque chose cloche avec ce compulsif besoin de d’exhibition, de valorisation, d’appréciation et d’approbation. 

Alors, si vous prenez beaucoup de selfies, rappelez-vous qu’aucune règle ne vous oblige à les publier sur Instagram, Facebook ou Twitter. Vous avez le contrôle : vous êtes le photographe, le sujet et le distributeur. Après tout, ça ne regarde que vous.

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Droit de regard
Jacques Prévert

Vous
je ne vous regarde pas
ma vie non plus ne vous regarde pas
J'aime ce que j'aime
et cela seul me regarde
et me voit
J'aime ceux que j'aime
je les regarde
ils m'en donnent droit.

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Tu te racontes
Esther Granek 

Tu te racontes sans le savoir
même quand tu poses et fais semblant.
Tes gestes sont comme le miroir
de tes pensées d’hier, de maintenant.

De toi tu n’arrêtes de parler
tout en ne cessant de te taire.
Tu es, malgré toi, livre ouvert
qui traduit ton langage codé.

Souvent rien qu’un tic te résume.
En lui s’abrite ton amertume
et dans chacun de tes mouvements
tu trahis tes rêves latents.

Pourtant tu te tiens sur tes gardes
et à personne ne te confies.
À quoi cela sert-il, ma fille ?
puisque tous tes secrets bavardent…

(Ballades et réflexions à ma façon, 1978)

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«Une relation humaine honorable – c'est-à-dire, une relation entre deux personnes qui ont le droit d'utiliser le mot «amour» – est un processus délicat, violent, souvent terrifiant pour les deux personnes impliquées; c’est un processus de raffinement des vérités qu’elles peuvent se dire l’une à l’autre.

C’est important de le faire car cela brisent les illusions sur soi et l'isolement.
C’est important de le faire car cela rend justice à notre propre complexité. 
C’est important car il y a très peu de gens capables de réelle franchise envers nous.

Je ne pense pas que nous puissions séparer l’amour de la dignité humaine...» 

~ Adrienne Rich
On Lies, Secrets, and Silence: Selected Prose 1966-1978

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