En complément au message d’hier.
Si en 1939, après son séjour de deux ans en
Europe, Gabrielle Roy était
retournée enseigner à Saint-Boniface au lieu de rester au Québec, serait-elle
devenue l’écrivaine extraordinaire que nous connaissons? Mystère.
Voici un extrait de son autobiographie où
elle raconte ses hésitations devant un choix difficile, d’autant plus qu’elle
est sans le sou : rester à Montréal ou
reprendre le chemin de Saint-Boniface.
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Pour l’instant, je logeais dans la plus misérable
petite chambre qui se puisse trouver en dehors des prisons. Elle était si
étroite qu’entre le lit de fer et la commode de tôle grise, je ne parvenais à passer
que de biais. La fenêtre donnait sur la cour arrière de la gare centrale d’autobus
de Montréal alors située rue Dorchester. Des vingtaines d’autobus y étaient
rangés, plusieurs ronronnant ensemble à l’étouffée et envoyant droit dans ma
chambre des exhalaisons à m’étouffer. (…)
Cette
atmosphère d’errance, de Babel et de tournoiement insensé ne me déplaisait
pourtant pas. Elle convenait à mon état d’âme et m’était certainement plus proche,
plus amie que ne l’aurait été une de ces tranquilles petites rues où habitent depuis
des années les mêmes gens d’allure paisible. Il semble que j’ai toujours eu au
bon moment l’endroit qu’il me fallait.
Deux
lettres m’arrivèrent à la poste restante que je n’osai ouvrir en cours de
route, préférant attendre d’avoir atteint le refuge de ma chambre, si fragile
fût-il. L’une était de la Commission scolaire de Saint-Boniface, me rappelant
qu’elle m’avait gardé mon poste sans solde pour une deuxième année d’absence
mais ne pouvait me renouveler ce privilège. Je devrais donc réintégrer mon
poste ou y renoncer. L’autre était de ma mère. Je me revois assise au bout du
petit lit de fer, les feuilles sur mes genoux, lisant la pauvre lettre
déchirante : «Mon enfant, te voilà donc de retour à Montréal, plus
tellement loin maintenant de la maison. C’est-à-dire nous n’avons plus de
maison. Mais avec les quelques sous que j’ai encore et ce que tu gagneras, nous
nous ferons une assez bonne vie, tu verras, et je tâcherai, toi qui es
indépendante et moi peut-être trop possessive, d’apprendre à te laisser vivre à
ta guise… Je peux attendre ton retour bientôt, j’imagine…»
Je
levai les yeux sur le miroir de la petite commode toute proche et m’y vis un
visage défiguré. Par le mauvais tain de la glace? Par ma propre émotion? Ah, ce
nœud dans la gorge revenu comme au temps de notre pire pauvreté, de nos
perpétuelles craintes et de tout ce courage dépensé en vain!
Je me regardais et savais que l’heure était
venue de prendre une décision irrévocable, bonne ou mauvaise, qu’il n’y avait
plus à tergiverser.
Je
laissai sur la commode les feuillets couverts de cette écriture un peu défaite
qui en elle-même m’a toujours dit mieux que tout combien maman, sous ses dehors
stoïques, était une femme aux nerfs blessés et torturés.
Je
partis errer dans la ville. (…) Et ici, comme là-bas ou à Paris, je cherchais à
capter, je suppose, dans la foule indifférente, un regard qui tout au moins s’arrêterait
un moment sur moi. (…) D’où vient que je me suis toujours sentie moins
solitaire parmi le peuple que dans les salons et les réceptions même lorsqu’y
brillent à mon endroit des regards affectueux?
J’allais,
me demandant à chaque pas : Que faire? Que faire? La pauvre interrogation
me martelait l’esprit comme l’avaient martelé le Chant du Destin et la lugubre
cloche sur bouée de Liverpool. Que faire? Rester? M’en retourner?
Ici
je n’avais ni soutien, ni certitude d’emploi même le plus modeste, ni même une
main amie pour se tendre vers moi à l’occasion. Mais saurais-je, maintenant que
je connaissais mieux, vivre dans cet air français raréfié du Manitoba, dans son
air raréfié tout court? Car si c’était déjà une sorte de malheur d’être né au
Québec, de souche française, combien plus ce l’était, je le voyais maintenant,
en dehors du Québec, dans nos petites colonies de l’Ouest canadien! Ici du moins,
en marchant, toute solitaire comme je l’étais, j’avais sans cesse à droite et à
gauche recueilli le son de voix parlant français avec un accent qui m’avait peut-être
paru un peu lourd après de celui de Paris, mais c’étaient paroles, c’étaient
expressions des miens, de ma mère, de ma grand-mère, et je m’en sentais
réconfortée.
J’atteignis
je ne sais comment, sans en connaître le chemin, les bords du vieux canal
Lachine. Je m’y arrêtée subjuguée. Des péniches glissaient lentement, écorchant
de leurs flancs les vieux revêtements de bois. (…) Je rêvai ici des heures, je
pense, sans savoir à quoi, comme abandonnée de mes propres pensées mais non pas
pour autant désolée. La nuit était assez douce, je crois me le rappeler, loin
du printemps miraculeux de Londres, mais contenant quelque bonté de notre
printemps d’ici, avec un bruit d’eau qui courait le long des trottoirs et ça et
là des flaques de neige molle… (…) Sans cesse ce quartier de Saint-Henri que je
parcourais, sans même en connaître le nom, était ébranlé par le passage des
trains. On entendait d’abord la grêle sonnerie qui en signalait l’arrivée à
chaque croisée de rues sur le parcours des rails. Alors s’abaissaient les
barrières de sûreté aux longs bras striés de noir et de blanc et s’allumaient
les sémaphores. Puis les grands trains en direction de l’est et de l’ouest
dévalaient en faisant trembler le sol, les vitres des maisons, quelque chose
peut-être de l’âme humaine qui restait suspendu à ce bruit, à ce tressaillement
après que le vacarme eut cessé.
Tout
de cette atmosphère de départ et de voyage que je trouvai dès ce soir-là à
Montréal était bien de nature à me retenir, car longtemps elle constitua ma
seule patrie, me consolant en quelque sorte de n’en avoir pas d’autre, me
soufflant que nous ne sommes jamais que des errants et qu’il est mieux de ne
rien posséder si l’on veut du moins bien voir le monde que nous traversons en
passant.
Ce
quartier où, à peine un an plus tard, j’allais délibérément revenir écouter,
observer, en pressentant qu’il me devenait le décor et un peu la matière d’un
roman, me retenait déjà, ce soir d’avril, d’une curieuse façon que je ne peux
encore m’expliquer. Car ses cris, ses appels de voyage, ses odeurs n’étaient
pas seuls à me fasciner. Sa pauvreté m’émouvait. Sa poésie m’atteignait avec
ses airs de guitare ou de musiquette un peu plaintive s’échappant de sous les
portes closes et le son du vent errant dans les couloirs d’entrepôts. Je me
sentais moins seule ici que dans la foule et les brillantes rues de la ville.
(…)
Je retrouvai, après m’être maintes fois égarée, ma petite rue Stanley.
Installée sur mon lit, le dos au mur, mon papier sur mes genoux, j’écrivis d’abord
à la Commission scolaire, disant ma gratitude pour le poste resté à ma
disposition et auquel maintenant je renonçais. Ensuite j’écrivis à ma mère. Que
lui ai-je dit? Sans doute d’être patiente, d’attendre mon retour encore un an
ou deux, à elle qui allait avoir soixante-douze ans. Quand après sa mort, je
reviendrais à Saint-Boniface et chercherais parmi les pauvres effets qui lui restaient
– presque rien – des cartes de ses enfants, de petites photos, je ne trouverais
pas cette première lettre que je lui avais écrite de Montréal et dans laquelle
j’ai tant espéré avoir du moins trouvé des mots pour atténuer le coup que je
lui portais. (…)
Mes lettres écrites, je fis le compte de ce
qui me restait d’argent : quinze dollars et quelques cents, le loyer de ma
chambre acquitté pour une semaine. J’écrivis à deux de mes amies qui jadis m’avaient
paru les plus sûres. Il m’en coûtait beaucoup d’emprunter. Je ne l’avais fait
que très rarement et jamais sans les plus cruels scrupules. En réponse, je
reçus de l’une une longue lettre toute pleine à mon endroit de louanges sur mon
talent, mon courage, mon sens de l’initiative… et du regret de ne pouvoir me
venir en aide, car, me précisait-elle, il lui avait fallu s’acheter un manteau
de fourrure neuf, payer son abonnement au tennis, et vraiment il ne lui restait
rien, rien!... Mon autre amie avait griffonné en hâte : «Hélas! je n’ai
que cela à t’offrir mais c’est de bon cœur…» Sa lettre contenait trois billets
de cinq dollars. Venue de la plus pauvre des deux, la somme me parut énorme. Je
pensai pouvoir dès lors tenir quelques semaines et avoir le temps de voir
venir. Mieux encore j’étais remontée moralement pas la confiance en moi de qui
m’envoyait pour ainsi dire ses derniers sous.
Conseillée par un journaliste de la Gazette pour qui j’avais une lettre
de recommandation d’un de ses collègues en poste à Londres, j’entrepris la
tournée de quelques hebdos et revues. (…)
Je rentrai dans mon cagibi. Je m’installai
sur le lit, le dos au mur, ma petite machine à écrire sur les genoux … J’étais
saisie de terreur à la pensée qu’il n’y avait plus à reculer, que je devais
désormais, pour gagner ma vie, plonger dans l’écriture, moi qui tout à coup
percevais combien peu je savais encore m’y prendre.
Je
commençai par la narration sur le ton de l’anecdote de mes aventures en
Angleterre et en France. Hé quoi! marquée comme je l’étais déjà par la douleur,
ayant connu aussi l’enivrement, je ne savais tirer de moi que des banalités. Il
me faudrait encore à peu près un an avant qu’au Bulletin des agriculteurs, qui
allait me fournir l’occasion de traiter de sujets me rapprochant des faits, de
la réalité, de l’observation serrée des choses, je commence à donner des
reportages qui auraient enfin une certaine consistance. Et plus longtemps avant
que, des rêveries nées ce soir d’avril au bord du vieux canal, j’en vienne, par
étapes, à la grande tâche dont en l’apercevant je prendrais une bien plus
terrible peur encore que j’en eus rue Stanley, en ce soir du commencement. Mais
du moins alors je serais happée entière par le sujet, aidée et soutenue par
tout ce que j’aurais acquis de ressources, de connaissances de l’humain et par
la solidarité avec mon peuple retrouvé, tel que ma mère, dans mon enfance, me l’avait
donné à connaître et à aimer.
Pour
aujourd’hui, je n’étais encore capable que de faibles récits où l’on aurait
sans doute bien en vain cherché trace de la détresse et de l’enchantement qui m’habitaient
depuis que je suis au monde et ne me quitteront vraisemblablement qu’avec la
vie.
L’oiseau
pourtant, presque dès le nid, à ce que l’on dit, connaît déjà son chant.
La détresse
et l’enchantement (autobiographie)
Gabrielle Roy
Éditions Boréal Express
Note de l’éditeur : Cet ouvrage réunit les deux volets de l’autobiographie que Gabrielle
Roy commença d’écrire vers 1976 et qui l’occupa pratiquement jusqu’à sa mort à
l’été 1983. Il s’agit donc de sa toute dernière œuvre.
Gabrielle
Roy en 1945,
année de publication de Bonheur d'occasion
Photo : Annette et Basil Zarov,
Fonds
Gabrielle-Roy, Bibliothèque et Archives Canada