(Photo : Olivier Ramonteu)
Lettres à un jeune poète
Rainer Maria Rilke
Borgedy gård, Fläde, Suède, le 12 août 1904
S’il nous était possible de voir un peu plus loin que notre savoir ne porte, et encore un peu au-delà des avant-postes de notre intuition, peut-être supporterions-nous alors nos tristesses avec plus de confiance que nos joies. Car elles sont les instants où quelque chose de nouveau est entré en nous, quelque chose d’inconnu; nos sentiments se taisent, en une réticence craintive, tout en nous recule, il se fait un silence, et le nouveau, que personne ne connaît se tient là, au milieu, muet.
Je crois que presque toutes nos tristesses sont des moments de tension que nous ressentons comme de la paralysie, sourds que nous sommes à la vie de nos sentiments frappés d’étrangeté. C’est que nous sommes seuls avec l’étranger qui est entré en nous; c’est que tout le familier, tout l’habituel nous est pour un instant enlevé; et que nous nous trouvons au milieu d’une transition où nous ne pouvons rester arrêtés. Voilà pourquoi la tristesse est passagère : le nouveau en nous, venu s’ajouter, est entré dans notre cœur, a pénétré dans sa loge la plus intime, mais, là même, il n’est plus – est déjà dans le sang. Et nous n’avons pas connaissance de ce que c’était. On pourrait facilement nous faire croire que rien ne s’est passé; et pourtant nous nous sommes transformés comme se transforme une maison ou un hôte est entré. Nous ne pouvons dire qui est venu, nous ne le saurons peut-être jamais, mais bien des indices donnent à penser que c’est l’avenir qui, de cette manière, entre en nous, pour se transformer en nous, longtemps avant de survenir.
Voilà pourquoi il est si important d’être solitaire et attentif, lorsqu’on est triste; car l’instant où, apparemment, rien n’arrive ni ne bouge, est celui où notre avenir entre en nous, et c’est un instant qui se trouve tellement plus près de la vie que cet autre, bruyant et contingent, où l’avenir nous vient comme du dehors. Plus nous sommes, dans la tristesse, silencieux, patients, ouverts, et plus le nouveau entre en nous profondément, imperturbable, mieux nous en prenons possession, plus il sera notre destin; de lui, lorsqu’un jour, plus tard, «il surviendra» (autrement dit : sortant de nous se joindra aux autres), nous nous sentirons au plus profond parents proches. Et voilà qui est nécessaire. Il est nécessaire – et c’est dans cette direction que se fera peu à peu notre développement – que rien d’étranger ne nous advienne, rien d’autre que ce qui nous appartient depuis longtemps. Il a déjà fallu repenser tant de notions de mouvement, on apprendra aussi à reconnaître, graduellement, que ce que nous appelons destin sort des hommes, loin d’entrer en eux du dehors. C’est seulement parce que tant de gens ne se sont pas imprégnés de leur destin, tant qu’il vivait en eux, et parce qu’ils ne l’ont pas transformé en eux-mêmes, qu’ils n’ont pas reconnu ce qui sortait d’eux; ils le trouvaient si étrange qu’ils pensaient, dans leur effroi désorienté, qu’à coup sûr, il venait tout juste d’entrer en eux, car ils juraient n’avoir auparavant jamais rien trouvé de semblable en eux. De la même façon qu’on s’est longtemps trompé sur le mouvement du soleil, on continue de se tromper sur le mouvement de ce qui vient. L’avenir est fixe, cher Monsieur Kappus, et c’est nous qui nous mouvons dans l’espace infini.
Comment ne nous serait-ce pas difficile?
Et, pour revenir à la solitude, il sera de plus en plus clair qu’elle n’est au fond rien qu’on puisse choisir ou laisser. Nous sommes solitaires. On peut s’illusionner, et faire comme s’il n’en était pas ainsi. C’est tout. Mais il vaut bien mieux comprendre que nous sommes seuls, il vaut mieux, tout simplement, partir de là. Alors il arrivera assurément que nous aurons le vertige; car tous les points sur lesquels notre œil avait l’habitude de se reposer nous serons soustraits; il n’y a plus rien de proche, et tout lointain est infiniment loin. Qui serait transporté, sans presque aucune préparation ni transition, de sa chambre sur la cime d’une haute montagne, devrait ressentir quelque chose de semblable : dans une incertitude sans pareille, à la merci de ce qui n’a pas de nom, il serait quasi anéanti. Il aurait l’impression de tomber, ou bien se croirait expulsé dans l’espace, ou brisé, dispersé en mille morceaux : quel énorme mensonge son cerveau ne devrait-il pas inventer pour rejoindre ses sens dans cet état et pour l’éclaircir? C’est ainsi que changent, pour qui devient solitaire, toutes les distances, toutes les mesures; beaucoup de ces changements s’accomplissent subitement, et, comme chez cet homme au sommet de la montagne, il se forme alors des imaginations inhabituelles, des sensations bizarres, qui semblent croître au-delà de tout supportable. Mais il est nécessaire que cela aussi, nous le vivions. Nous devons accepter notre existence aussi largement qu’il se peut; tout, même l’inouï, doit être possible. C’est au fond le seul courage que l’on exige de nous : être courageux envers ce qui, venant à nous, est le plus bizarre, le plus étonnant, le moins éclaircissable. (…)
La paresse n’est pas seule à faire que les rapports humains se répètent, cas après cas, avec tant d’indicible monotonie, sans se renouveler; il y a aussi la timidité devant toute expérience nouvelle, imprévisible, et pour laquelle on ne se sent pas de taille.
Seul celui qui est prêt à tout, et n’exclut rien, pas même le plus énigmatique, vivra la relation avec quelqu’un d’autre comme une chose vivante, et épuisera sa propre existence. (…)
Aussi, cher Monsieur Kappus, ne faut-il pas vous effrayer lorsqu’une tristesse se dresse devant vous, si grande que vous n’en avez jamais vue de pareille; lorsqu’une inquiétude, telles la lumière et l’ombre des nuages, passe sur vos mains et sur tous vos actes. Vous devez penser qu’il vous arrive quelque chose, que la vie ne vous pas oublié et vous tient dans sa main; elle ne vous laissera pas tomber. Pourquoi voulez-vous exclure de votre vie toute espèce de trouble, de douleur, de mélancolie, quand vous ne savez rien du travail que ces états font sur vous? Pourquoi vous persécuter vous-même en vous demandant d’où tout cela peut bien venir et pour aller où? Car vous le savez bien, vous êtes dans les transitions, et n’auriez de plus grand plaisir que de vous transformer. (…)
Ne vous observez pas trop vous-même. Ne tirez pas de conclusions trop rapides de ce qui vous arrive; laissez-le simplement vous arriver. (…)
Et si je dois vous dire encore une chose, la voici : ne croyez pas que celui qui essaie de vous réconforter vit sans peine parmi les mots simples et calmes qui parfois vous font du bien. Il y a dans la vie beaucoup de peine et de tristesse, dans cette vie qui reste loin en deçà de vous. Si, à vrai dire, il en était autrement, il n’aurait jamais pu trouver ces mots.
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