«Il y a un moment où l’on doit oublier d’être écrivain si on veut en rester un.» ~ D.L.
Entrer à l’Académie française, c’est devenir immortel, dit-on.
Eh bien voilà, il le sera. Et je suis vraiment contente. J’aime sa simplicité, son humour et sa capacité d’éveiller une émotion profonde et d'évoquer des lieux ou des personnages en deux ou trois phrases.
Ironiquement, dans Journal d’un écrivain en pyjama, il a écrit :
Ne croyez pas qu’un auteur dont on n’entend pas parler dans les médias n’existe plus.
Il continue à vivre chez les lecteurs discrets qui restent fidèles à l’auteur qui leu a permis de passer un moment agréable un jour où ça n’allait pas.
Il est cité par ce célèbre écrivain du moment qui croit lui faire une fleur, ignorant que cet auteur inconnu lui survivra.
On chuchote son nom en fin de soirée, quand il ne reste que cinq à six personnes dans la pièce.
Même s’il fait partie des écrivains qui ne suscitent aucune glose, il parvient à s’infiltrer si profondément en nous qu’il devient impossible de le déloger.
On croit que c’est un lieu commun alors que c’est une phrase qu’il a écrite, un matin comme ça, et que la postérité a choisi de retenir tout en oubliant le nom de son auteur.
172. Les influences souterraines (p. 267)
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Autre passage en guise de bonus, pour célébrer.
(Le texte est tout d’un bloc, mais j’ai ajouté des espaces/paragraphes pour faciliter la lecture écran -- vive les livres imprimés!)
«‘L’art c’est ce qui nous fait préférer la vie à l’art.’ (Robert Filliou) Je suis moins impressionné par cette phrase que la première fois que je l’avais lue. Peut-être parce que je crois de moins en moins à l’idée d’une frontière séparant la vie de l’art.» ~ D.L.
Nous avons l’impression d’être perdus et de ne pas trop savoir où nous nous trouvons dans cette nuit opaque. Nous cherchons notre route à tâtons quand, toujours au moment où nous commençons à perdre espoir, quelqu’un nous indique le chemin. Cela prend du temps pour comprendre que ce guide n’en savait pas plus que nous. Cette histoire d’un individu qui apparaît sporadiquement tout au long de l’aventure humaine pour nous faire, avec notre complicité, les mêmes fallacieuses promesses d’une vie meilleure me semble le plus étrange des mystères. On peut trouver les sources d’un pareil aveuglement sur le plan politique ou économique, et on ne cesse de le faire d’ailleurs, mais je choisis de regarder cela aujourd’hui d’un point de vue de romancier. À mon avis, ce n’est pas la faim ni l’injustice, mais bien la peur qui nous pousse à cet état de dépendance. Je vois cela comme une fable où, comme souvent dans une fable, on cherche sa route la nuit dans la forêt. Et naturellement, on va de fausses pistes en fausses pistes. D’abord, on nous propose de croire en la terre, cette terre sur laquelle nous posons le pied. Alors on peut nous convaincre que cette terre que nous empruntons pour un temps déterminé nous appartient en propre. Comme si nous étions des arbres dont les racines sont bien enfouies dans le sol. Sauf qu’à la différence des arbres, nous ne sommes pas tenus de rester au même endroit durant toute la durée de notre existence, du moins certains d’entre nous. Si nous faisons l’expérience d’un voyage, nous serons étonnés de notre capacité d’adaptation. On découvre assez vite qu’on possède des ressources qui nous permettent de nous adapter aux meilleures comme aux pires conditions. En fait, il suffit d’être ailleurs sans possibilité de revenir en arrière pour s’y faire. Personne ne peut être certain de finir ses jours où il est né. Je ne fais pas grand cas de cette notion de terre qui n’a servi jusqu’à aujourd’hui qu’à provoquer des guerres. Le vertige que l’on ressent quand le sol se dérobe sous nos pieds devrait remettre en question pour de bon la notion de terre ferme.
Ce n’est pas pourtant la seule de nos illusions : la race n’a de sens que si on y croit. Quand des gens de même couleur (enfin, je dis couleur faute de mieux) se regroupent massivement sur un même espace, ils finissent par fonder leur identité sur une fausseté. La notion de race n’existe pas quand on fait face à quelqu’un d’une autre race. Alors, on échafaude mille théories, les unes plus fumeuses que les autres, dans l’unique but de faire croire à l’autre qu’on lui est supérieur (personne n’a jamais cherché à démontrer son infériorité). Mais profondément, on n’y croit pas soi-même. Et cette haute idée de soi ne suffit pas toujours à nous rassurer. Il suffit de rejoindre notre tribu pour que l’argument de la race se dissipe. Les vieilles angoisses reviennent et on reprend sa place dans la société selon des critères économiques moins flous que ceux de la race.
Après la race arrive la question de classe. Quand on observe bien une classe sociale, on voit qu’elle fonctionne comme une secte. Des gens qui achètent les mêmes choses aux mêmes endroits, habitent le même espace délimité, partagent les mêmes loisirs et se nourrissent souvent des mêmes idées politiques. Ils le font pour se garder au chaud, car ils croient que cette communauté d’intérêts pourra les apaiser. La quête d’identité est donc une tentative pour répondre à cette panique enfouie dans notre chair. Si on arrive à planter notre tente, on n’est pas pour autant exempt de vertige face à ce vaste espace étoilé qui semble vouloir nous aspirer.
C’est ici que la religion se propose de faire le lien entre les individus. C’est aussi la définition du mot religion – de religare, qui veut dire «relier». On cherche depuis toujours à ne pas rompre ce lien qui nous permet de ne pas perdre le groupe dans «la forêt obscure». C’est ainsi qu’on nous propose des prières afin de distiller en nous une angoisse que seule la foi pourra calmer – c’est connu, on crée le désir du produit qu’on voudrait vendre. Si on reste ensemble, on aura moins peur, espère-t-on. On comprend aussi qu’il ne doit exister qu’un seul chemin et qu’une seule foi. Et quand la foi est aveugle, la route lumineuse se change alors en un fleuve de sang. Le sang, le sang, voilà le prix de cette interminable nuit. Pourquoi les chemins qui s’offrent successivement à nous deviennent-ils des fleuves de sang? L’histoire, la religion, la race ou la classe.
Il ne reste que ce chemin secret que l’on emprunte déjà, sans discours, et qu’on n’aperçoit que quand la vie court un grave danger. Notre instinct de survie est tissé d’une incroyable énergie qui possède sa propre intelligence, et que l’esprit humain ne parvient pas à embrigader. Cette énergie circule de corps à corps ou de cœur à cœur, selon la situation, évitant l’air pollué d’idéologies. Cette énergie évite de distinguer, avant de passer d’un corps à un corps, ou parfois d’un cœur à un cœur, la race comme la classe des individus en présence. Cette énergie ne sait pas raisonner. Elle n’obéit à aucun ordre, elle ne sait que bondir. Et depuis que les nouvelles technologies permettent d’accélérer le mouvement, nous pouvons à peine imaginer ce qui se passe en ce moment sur une planète où la distance se résume à un clic. Nos vieilles habitudes, qui exigeaient toujours un chemin bien balisé pour sortir de la nuit, sont-elles aujourd’hui à ranger dans un placard? Car ce sont des milliards de chemins qui se présentent à nous. Et qui vont dans toutes les directions. Jusqu’à ce que l’on comprenne que la peur ne vient pas du fait qu’on ne trouve pas son chemin, mais plutôt du fait qu’il n’y a qu’un seul chemin. Ce qui est excitant, c’est qu’on n’a même pas à le chercher. On le trouve d’instinct. C’est la simple vie qui se fait roman.
199. Le roman de la vie (p. 304-307)
Journal d'un écrivain en pyjama
Éditions Mémoire d'encrier
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