À chaque fois que je lis Sabine Sicaud j’essaie d’imaginer ce qu’elle aurait pu écrire d’extraordinaire si elle n’était pas morte si jeune (à 15 ans). Elle aurait sans doute voyagé, rencontré beaucoup de gens et partagé la richesse de ses rencontres car elle était curieuse et ouverte.
Quand les «inconnus» sont a priori perçus comme des ennemis potentiels, les rapports s’établissent sur la défensive. L’autre jour quand je suis arrivée à ma place de stationnement (privé), il y avait une voiture en marche qui n'était pas celle du voisin (autorisé). Le conducteur avait le teint foncé et portait la barbe. Il textait et prenait des photos. Malaise. Qu’est-ce que j’ai pensé d’après vous? «Ah, j’espère qu’il n’est pas en train de déclencher une bombe à distance!» Préjugé... je l'avoue. Le contexte actuel finit par nous happer, qu'on le veuille ou non; et je ne dis pas ça pour excuser ma réaction. Leçon tirée : je dois surveiller attentivement mes préjugés...
En contrepartie, ce poème nous propose d’aborder les «étrangers» avec une saine curiosité : «Rien au monde peut-il me cacher ton visage, cher Passant? Te voilà... D'où viens-tu? Quelle est ton âme? (...) Serrons-nous les deux mains, en camarades.»
Demain (poème inachevé)
Tout voir ---- je vous ai dit que je voulais tout voir,
Tout voir et tout connaître!
Ah! ne pas seulement le rêver... le pouvoir!
Ne pas se contenter d'une seule fenêtre
Sur un même horizon,
Mais dans chaque pays avoir une maison
Et flâner à son gré de l'une à l'autre ---- ou mieux,
Avoir cette maison roulante,
Cette maison volante d'où les yeux
Peuvent aller plus loin, plus loin toujours! Attente
D'on ne sait quoi... je veux savoir ce qu'on attend.
Tout savoir, tout savoir de l'univers profond,
Des êtres et des choses,
De la terre et des astres, jusqu'au fond.
Savoir la cause de cet amour qu'on a pour des noms de pays,
Des noms qui chantent à l'oreille avec instance
Comme s'ils appelaient depuis longtemps
Depuis toujours ----- des noms immenses
Dont on est envahi,
Ou des noms tout petits, presque ignorés.
Longs pays blancs du Nord, pays dorés
Du Sud ou du Levant plein de mystère...
Et les jeunes, aux villes claires :
New-York, San-Francisco, Miami, des lumières,
Du bruit, de la vitesse, de l'espace...
Ah! tout voir, tout savoir des minutes qui passent,
De celles qui viendront...
Demain, comme je t'aime!
Je ne fais qu'entr'ouvrir les yeux, lever le front,
Commencer de comprendre.
Hier, savais-je même
Ce que c'était que respirer dans le jour tendre?
Bonheur de voir, d'entendre,
Qui vient à nous dans un frisson;
Tant de beauté, tant de couleur, de sons...
Royaume de la vie!
Les images m'entourent de leur ronde,
La musique est en moi comme une ivresse
Ne suis-je pas cette jeune princesse
Qui s'en allait, suivie de pages? Rien au monde
Peut-il me cacher ton visage, cher Passant?
Te voilà... D'où viens-tu? Quelle est ton âme?
Es-tu prince ou poète? Je pressens
Tout ce que tu diras si tu viens de là-bas
Où, pour toi, quelque vieille femme, en son isba,
Implore Notre-Dame,
«Notre-Dame de Potchaïeff, guidez ses pas»!
Tu te nommes Boris ou Michel, n'est-ce pas?
Non? C'est Tommy? Pardon.
Tu viens du golf et je te sais vainqueur.
Serrons-nous les deux mains, en camarades.
Beppo? Tu dis Beppo? C'est donc
La voix de Roméo qui nous parle et son cœur
Que tu m'apportes? Soit, je suis en promenade
Et nous pouvons causer. De qui? De Juliette?
Ou de vous, les Tristan, les Siegfried, les Vincent,
Les Cyrano, les Poliche peut-être...
Oui, ton âme, Poliche, la connaître,
Moi je te comprendrai. Va, si la vie est faite
De telles cruautés, c'est qu'on n'a pas compris.
Tu dis : «On peut comprendre et rester impuissant.»
Qui sait? Qui sait, Poliche.
Je pense que surtout l'on peut s'être mépris
Et nous ne savons pas de quoi nous sommes riches.
Tous les bonheurs, sait-on jamais leur prix?
...Sait-on si l'important n'est pas d'aimer quand même,
Fût-ce un rêve toujours fuyant, pourvu qu'on aime...
Sabine Sicaud (1913-1928)
Recueil «Douleur, je vous déteste», Les poèmes de Sabine Sicaud (Stock)
Sabine Sicaud a vécu à Villeneuve-sur-Lot, dans la maison de ses parents, nommée La Solitude. Ses Poèmes d'enfant, préfacés par Anna de Noailles, ont été publiés lorsqu'elle avait treize ans (deux ans avant sa mort). Anna de Noailles est stupéfaite par l’acuité de son regard sur les êtres et les choses. De plus, la jeune poétesse manifeste une grande maturité d’écriture, autant qu’une grande culture. Les poèmes des derniers mois sont marqués par la maladie et par la souffrance. Après les chants émerveillés de l'enfance et de l'éveil au monde, est venue la souffrance insupportable; elle était atteinte d'ostéomyélite, appelée aussi gangrène des os.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire