28 mars 2015

Hommage à Tomas Tranströmer, 1931-2015

Simple IS beautiful – always.
Pas de «beaux mots» creux ni de guirlandes poétiques. Voilà pourquoi j’aime tant ce poète, très proche du dépouillement haïku.

Photo : Lütfi Özkök (archives de la maison Bonnier)

Extraits cueillis sur le site Esprits nomades
Auteur : Gil Pressnitzer

Tomas Tranströmer
Le parti pris d’être au milieu de la vie

[...] Il est l'un des poètes contemporains les plus traduits au monde, en plus de 60 langues. Deux traducteurs en particulier, Robert Bly et Adonis ont été ses passeurs en anglais et en arabe. Czeslaw Milosz fut son ami. 
     On doit à un petit éditeur français, Le Castor Astral, qui a eu le courage ou l’inconscience de publier toute son œuvre, de le connaître en France. Les traductions lumineuses de Jacques Outin ont aboli les frontières du langage. [...]

Il se méfie des mots pour les mots. Tomas Tranströmer a cherché toute sa vie un langage, un sens profond au monde, fuyant toute futilité. Ne se consolant qu’avec la musique, lui, paraît-il pianiste de talent, mais il ne peut plus jouer maintenant que de la main gauche, suite à son attaque d’hémiplégie en 1990, à 59 ans seulement, qui l’a laissée en fauteuil roulant et quasi aphasique. Mais jamais loin de son cher et tendre piano et de sa feuille de papier. Il vit en solitaire, avec sa femme, sur une île de la mer Baltique, toujours aussi attentif au réel qu’aux fantômes. [...] 
     Il y a chez Tomas Tranströmer un amour fusionnel avec la nature, avec les choses immobiles, les étoiles rares, les hommes muets. Avec surtout les gens et leurs histoires, leurs toutes petites histoires, plus émouvantes que les épopées des bardes. 
     Il est un homme humble et silencieux qui regarde le monde et sa course. Il essaie de rester devant lui, en lui et à l’écoute des autres, mais sans se mêler aux honneurs, « aux fioritures ». Il croule pourtant sous les récompenses littéraires, et se forment autour de lui des disciples aussi bien américains que chinois. 
     Certes il fut longtemps psychologue, donc sachant suivre les fils des labyrinthes des âmes. 
     Il se crut aussi compositeur. 
     Mais son univers est la nature suédoise, son éclatement au printemps, sa brume secrète en hiver entre neige et pluie. [...]

La vie au fond de la gorge

Les poèmes sont des méditations actives qui ne cherchent pas à nous assoupir, mais à nous ouvrir les yeux.

Dans ses souvenirs Tomas Tranströmer parle ainsi avec une infinie pudeur de son existence.
     «‘Ma vie’. Quand je pense à ces mots, je vois devant moi un rayon de lumière. Et, à y regarder de plus près, je remarque que cette lumière a la forme d'une comète et que celle-ci est pourvue d'une tête et d'une queue. Son extrémité la plus lumineuse, celle de la tête, est celle de l'enfance et des années de formation. Le noyau, donc sa partie la plus concentrée, correspond à la prime enfance, où sont définies les caractéristiques les plus marquantes de l'existence. J'essaie de me souvenir, j'essaie d'aller jusque-là. Mais il est difficile de se déplacer dans cette zone compacte : cela semble même périlleux et me donne l'impression d'approcher de la mort. Plus loin, à l'arrière, la comète se dissout dans sa partie la plus longue. Elle se dissémine, sans toutefois cesser de s'élargir. Je suis maintenant très loin dans la queue de la comète : j'ai soixante ans au moment où j'écris ces lignes.»

Il est né à Stockholm le 15 avril 1931. [Décédé le 26 mars 2015]
Tranströmer est élevé par sa mère, institutrice, de par l’abandon rapide du foyer par le père, journaliste. 
     Il a fréquenté l'Université de Stockholm, où il a étudié la psychologie et la poésie, l’histoire des religions, alors que c’était les sciences naturelles qui le fascinaient. Son lieu de rêve était le Muséum National d'Histoire Naturelle, pour rêver et échapper à la dureté de ses maîtres. Dans le climat de sa jeunesse, il aurait dû être formaté dans le rigorisme ambiant, le traditionalisme tout puissant. Il s’en échappera. Et ses vacances à l’île de Runmarö seront ses joies, et ses futurs poèmes en sont imprégnés. 
     Il obtient un diplôme de psychologie en 1956 puis est embauché par l'université de Stockholm en 1957, avant de s'occuper de 1960 à 1966 de jeunes délinquants dans un institut spécialisé. Très engagé socialement tout au long de sa vie, il travaille avec des handicapés, des délinquants et des toxicomanes, tout en écrivant des poèmes. Puis il va devenir psychologue du travail à mi-temps. Et le psychologue qu’il était aura une influence sur sa façon d’écrire. 
     Dès l'âge de 23 ans, encore étudiant, il publie son premier recueil. Recueil nommé 17 poèmes.

Il poursuivra de pair son métier de psychologue pour les rejetés de la société suédoise. Il se rêvait entomologiste ou explorateur, il sera les deux en tant que poète. [...] 
     Pour lui l’important est «d’avoir été l’endroit où la création elle-même travaille», afin d’en rendre les frémissements, les battements parfois. 
     Les yeux lisant droit dans l’invisible. Mais tous les pans de la réalité sont aussi présents : avions, situations concrètes, villes, monde en marche; la vie présente donc. 
     Et sa femme est devenue sa voix. Sa fille Emma est chanteuse et souvent donne des récitals des poésies de son père. Lui fuit les médias.

Il a la vie chevillée dans la gorge, même si la parole lui est si difficile. Il lit le choc entre ses forêts d’antan et l’industrie dévorante. Tomas Tranströmer est une vigie qui sait que : «J’ai hérité d’une sombre forêt, mais je vais aujourd’hui dans une autre forêt toute baignée de lumière. Tout ce qui vit, chante, remue, rampe et frétille!» 
     Homme peu enclin à la tristesse, et souvent jovial, il sourit à la vie, car il sait encore être toujours émerveillé. L’eau, la musique, quelques bribes de langage, il n’a besoin de rien d’autre. Lui l'humble, le sage. [...]

Le guetteur des signes

Il arrive au milieu de la vie que la mort vienne
prendre nos mesures. Cette visite
s'oublie et la vie continue. Mais le costume
se coud à notre insu.
(Sombres cartes postales)

Tranströmer est une sorte d’observateur mystique des signes obscurs du monde. Sa poésie se veut comme un grimoire où s’entassent de mystérieuses formules, qui si nous parvenions à les déchiffrer nous éclaireraient sur notre passage terrestre. Dans «ses songes d’éveil» il dessine quelques poteaux indicateurs pour cerner «cette grande inconnue» qui est en chacun de nous, qui gravite en nous et nous dépasse. «L’éveil est un saut en parachute hors du rêve» (Prélude). [...]

Textes choisis

Les œuvres complètes (1954-2004) de Tomas Tranströmer sont parues sous le titre Baltiques dans la collection Poésie Gallimard. Les traductions, ici utilisées, sont toutes de Jacques Outin, sauf indication contraire.

Allegro

Après une journée noire, je joue du Haydn,
et je ressens un peu de chaleur dans mes mains.
Les touches sont prêtes. Les gentils marteaux tombent.
Le son est vif, vert, et plein de silence.
Le son dit que la liberté existe
et que quelqu'un ne paie pas d'impôt à César.

Je mets mes mains dans mes poches pleines de Haydn
et j’agis comme un homme qui reste serein à tout cela.
Je hisse mon drapeau de Haydn. Le signal est :
«Nous ne nous rendrons pas. Mais nous voulons la paix.»
La musique est une maison de verre debout sur une pente ;
Les rochers volent, les rochers roulent.
Les rochers roulent tout droit à travers la maison
mais chaque panneau de verre est toujours intact.
(Ciel à moitié achevé, 1962) 
Adaptation personnelle d’après l’anglais [Gil Pressnitzer]

Sonata in E-Flat Major for Piano, Hob. XVI:49: II. Adagio e cantabile; Joseph Haydn  
Interprète : Vladimir Horowitz

La similitude morphologique entre le portrait de Tranströmer (ci-haut) et celui de Haydn est assez étonnante...   



Madrigal 

J'ai hérité d'une sombre forêt où je me rends rarement. Mais un jour, les morts et les vivants changeront de place.
Alors, la forêt se mettra en marche. Nous ne sommes pas sans espoir. Les plus grands crimes restent inexpliqués, malgré l'action de toutes les polices.
Il y a également, quelque part dans notre vie, un immense amour qui reste inexpliqué.
J'ai hérité d'une sombre forêt, mais je vais aujourd'hui dans une autre forêt toute baignée de lumière.
Tout ce qui vit, chante, remue, rampe et frétille! C'est le printemps et l'air est enivrant.
Je suis diplômé de l'université de l'oubli et j'ai les mains aussi vides qu'une chemise sur une corde de linge.
(Pour les vivants et les morts, 1989)

En mars –79

Las de tous ceux qui viennent avec des mots
Des mots, mais pas de langage,
Je partis pour l'île recouverte de neige.
L'indomptable n'a pas de mots!
Ses pages blanches s'étalent dans tous les sens.
Je tombe sur les traces de pas d'un cerf dans la neige
Pas des mots, mais un langage.
(Baltiques, 1983)

La grande énigme (2004) Extraits.

Le toit s’est lézardé
et le mort peut me voir.
Ce visage.
--
Écouter bruire la pluie
Je murmure un secret pour
entrer en son centre
--
La mort se penche
sur moi, un problème d’échecs
Et elle a la réponse

http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/transtromer/transtromer.html

Site officiel du poète : http://tomastranstromer.net/


Une vidéo (sur le site) réalisée après qu’il eut reçu son Nobel en 2011 débute avec cette citation d’Octavio Paz (Nobel de littérature 1990) :
“To read a poem is to hear it with our eyes; to hear it is to see it with our ears.” 

"I read Tranströmer everyday", dit l’acteur Krister Henriksson.
Son poème préféré :

Alone (1966) 

       Part 1 

One evening in February I came near to dying here.
The car skidded sideways on the ice, out
on the wrong side of the road. The approaching cars –
their lights – closed in.

My name, my girls, my job
broke free and were left silently behind
further and further away. I was anonymous
like a boy in a playground surrounded by enemies.

The approaching traffic had huge lights.
They shone on me while I pulled at the wheel
in a transparent terror that floated like egg white.
The seconds grew – there was space in them –
they grew as big as hospital buildings.

You could almost pause
and breathe out for a while
before being crushed.

Then something caught: a helping grain of sand
or a wonderful gust of wind. The car broke free
and scuttled smartly right over the road.
A post shot up and cracked – a sharp clang – it
flew away in the darkness.

Then – stillness. I sat back in my seat-belt
and saw someone coming through the whirling snow
to see what had become of me. 

       Part 2

I have been walking for a long time
on the frozen Östergötland fields.
I have not seen a single person.

In other parts of the world
there are people who are born, live and die
in a perpetual crowd.

To be always visible – to live
in a swarm of eyes –
a special expression must develop.
Face coated with clay.

The murmuring rises and falls
while they divide up among themselves
the sky, the shadows, the sand grains.

I must be alone
ten minutes in the morning
and ten minutes in the evening.
– Without a programme.

Everyone is queuing at everyone's door.

Many.

One.

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