Les étudiants terminent leur année scolaire. Certains finissants du Cégep angoissent peut-être parce qu’ils n’ont pas encore choisi leur futur gagne-vie.
Pour certains étudiants, le chemin semble tracé d’avance, comme s’ils avaient une vocation, une mission, à laquelle ils colleront toute leur vie. D’autres ont de multiples aptitudes ou talents, mais n’arrivent pas à choisir et changeront d’orientation plusieurs fois. D’autres enfin, manquant de ressources, ne pourront pas suivre leurs aspirations.
Je me souviens avoir vécu quelque chose de similaire à ce que l’héroïne de Rue Deschambault, Christine, raconte ci-après. Ce fameux moment où l’on réalise qu’il faut tasser ses rêves (peut-être temporairement…) et choisir une voie de garage pour «gagner sa vie».
On peut avoir l’impression de jouer à la roulette russe…!
Extraits
(Chapitre La voix des
étangs)
J’allais encore souvent dans mon grenier, même quand je fus
une élève studieuse, même quand je fus un peu plus âgée et au bord de ce qu’on
appelle la jeunesse. Qu’allais-je faire là-haut? J’avais seize ans, peut-être,
le soir où j’y montai comme me chercher moi-même. Que serais-je plus tard?… Que
ferais-je de ma vie?... Oui, voilà les questions que je commençais à me poser.
Sans doute pensais-je que le temps était venu de prendre des décisions au sujet
de mon avenir, au sujet de cette inconnue de moi-même que je serais un jour.
Et voici que ce
soir-là, comme je me penchais par la petite fenêtre du grenier et vers le cri
des étangs proches, m’apparurent, si l’on peut dire qu’ils apparaissaient, ces
immenses pays sombres que le temps ouvre devant nous. Oui, tel était le pays
qui s’ouvrait devant moi, immense, rien qu’à moi et cependant tout entier à
découvrir. Les grenouilles avaient enflé leurs voix jusqu’à en faire, ce soir-là, un cri de détresse, un cri triomphal aussi... comme s’il annonçait un départ. J’ai vu alors, non pas ce que je deviendrais plus tard, mais qu’il me fallait me mettre en route pour le devenir. Il me semblait que j’étais à la fois dans le grenier et, tout au loin, dans la solitude de l’avenir; et que, de là-bas, si loin engagée, je me montrais à moi-même le chemin, je m’appelais et me disais : « Oui, viens, c’est par ici qu’il faut passer… »
Ainsi, j’ai eu l’idée d’écrire. Quoi et pourquoi, je n’en savais rien. J’écrirais. C’était comme un amour soudain qui, d’un coup, enchaîne un cœur; c’était vraiment un fait aussi simple, aussi naïf que l’amour. N’ayant rien encore à dire… je voulais avoir quelque chose à dire…
[…] Un doux vent de printemps remuait mes cheveux, les mille voix de grenouilles emplissaient la nuit, et je voulais écrire comme on sent le besoin d’aimer, d’être aimé. C’était vague encore, bienfaisant, un peu triste aussi. Tout autour de moi étaient les livres de mon enfance, que j’avais ici même lus et relus dans un rayon dansant de poussière, tombé de la haute lucarne comme un trait du soleil. Et le bonheur que les livres m’avaient donné, je voulais le rendre. […]
Ma mère, un soir vint me trouver dans cette pièce basse de plafond d’où je ne descendais plus (…).
Maman me dit :
-- Pourquoi t’enfermes-tu toujours ici? Ce n’est pas de ton âge? Va jouer au tennis ou rejoindre tes amies. Te voilà toute pâle. C’est pourtant maintenant le beau temps de ta vie. Pourquoi n’en profites-tu pas mieux?
Alors j’ai gravement annoncé à maman ce qu’il en était : je devais écrire… […]
Maman eut l’air tracassée. C’était pourtant sa faute si j’aimais mieux la fiction que les jours quotidiens. Elle m’avait enseigné le pouvoir des images, la merveille d’une chose révélée par un mot juste et tout l’amour que peut contenir une simple et belle phrase.
-- Écrire, me dit-elle tristement, c’est dur. Ce doit être ce qu’il y a de plus exigeant au monde… pour que ce soit vrai, tu comprends! N’est-ce pas se partager en deux, pour ainsi dire : un qui tâche de vivre, l’autre qui regarde, qui juge…
Elle me dire encore :
-- D’abord, il faut un don; si on ne l’a pas, c’est un crève-cœur; mais si on l’a, c’est peut-être également terrible… Car on dit le don, mais peut-être faudrait-il dire : le commandement. Et c’est un don bien étrange, continua maman, pas tout à fait humain. Je pense que les autres ne le pardonnent jamais. Ce don, c’est un peu comme une malchance qui éloigne les autres, qui nous sépare de presque tous…
Comment maman pouvait-elle dire si juste? À mesure qu’elle parlait, ce qu’elle disait je le sentais vrai, et déjà comme enduré.
Maman avait les yeux loin, et elle était si attentive à me bien protéger, à me défendre, qu’ils se remplirent de chagrin.
-- Écrire, me dit-elle, est-ce que ce n’est pas en définitive être loin des autres… être toute seule, pauvre enfant!
Les grenouilles reprirent, après un peu de pluie, leur chant d’ennui si prenant. Je pense qu’on doit s’ennuyer longtemps d’avance du long chemin à faire, du visage définitif que nous donnera la vie. La curiosité de nous connaître, peut-être est-ce là ce qui nous tire le mieux en avant…
-- Les mots parfois arrivent aussi à être vrais, ai-je dit à maman. Et sans les mots, y aurait-il une seule vérité dont on ne puisse dire : c’est ainsi, c’est vrai!
Alors maman a eu un geste si désolé, si impuissant.
Elle dit en s’en allant :
-- L’avenir est une chose terrible. C’est toujours un peu une défaite.
Elle m’a laissée à la nuit, au grenier solitaire, à l’immense tristesse du pays noir.
Mais j’espérais encore que je pourrais tout avoir : et la vie chaude et vraie comme un abri – et aussi le temps de capter son retentissement au fond de l’âme; le temps de marcher et le temps de m’arrêter pour comprendre; le temps de m’isoler un peu sur la route et puis de rattraper les autres (…).
(Chapitre Gagner ma vie…)
Un soir, dans ma petite pièce du grenier que j’avais passée au lait de chaux, qui était blanche mais folle aussi, encombrée de choses disparates, et telle que je pensais la vouloir, dans mon refuge maman arriva essoufflée d’avoir monté vite les deux escaliers. D’un coup d’œil elle chercha où s’asseoir, car je professais que les chaises sont banales et je n’avais que des coussins par terre. Je jouais à l’artiste, ignorant encore que l’écrivain est l’être le plus indépendant – ou le plus solitaire! – et qu’il pourrait aussi bien écrire au désert, si toutefois dans le désert il éprouvait encore le besoin de communiquer avec ses semblables. […] Maman, très mal à l’aise sur un petit banc, aborda le sujet qui l’amenait :
-- Christine, me dit-elle, as-tu songé à ce que tu vas faire dans la vie? Te voilà dans ta dernière année d’école. As-tu réfléchi?
-- Mais, je te l’ai dit maman : je voudrais écrire…
-- Je te parle sérieusement, Christine. Il va te falloir choisir un emploi. – Sa bouche trembla un peu. – Gagner ta vie…
Certes, j’avais entendu l’expression bien des fois déjà, mais il ne m’avait pas semblé qu’elle pût jamais me concerner tout à fait. C’est ce soir-là qu’elle me voua à la solitude. Gagner sa vie! Comme cela m’apparaissait mesquin, intéressé, avare! La vie devait-elle se gagner? Ne valait-il pas mieux la donner une seule fois, dans un bel élan?... Ou même la perdre? Ou encore la jouer, la risquer… que sais-je! Mais la gagner petitement, d’un jour à l’autre!... Ce fut, ce soir-là, exactement comme si on m’avait dit : «Par le seul fait que tu vis, tu dois payer.»
Je pense n’avoir jamais fait découverte plus désolante : toute la vie assujettie à l’argent; tout travail, tout songe évalué en vue d’un rendement.
-- Oh, je gagnerai peut-être ma vie à écrire… un peu plus tard… avant longtemps…
-- Pauvre enfant! a dit ma mère, et, après un silence, après un soupir, elle a continué : Attends d’abord d’avoir vécu! Tu auras bien le temps, va. Mais en attendant, pour vivre que comptes-tu faire?...
Puis elle m’avoua :
-- Presque tout le vieux gagné que ton père nous a laissé est mangé. J’y ai bien fait attention; mais nous allons bientôt en voir la fin.
Alors les infinis calculs, la dure partie qui avait été celle de maman, je les ai vus; mille souvenirs m’ont prises à la gorge (…).
(…) Ce soir je désirai ardemment gagner de l’argent. À cause de maman, je pense avoir décidé que j’en ferais beaucoup.
-- Dès demain, lui ai-je annoncé, je vais me chercher du travail. N’importe quoi! Dans un magasin, un bureau…
-- Toi dans un magasin! a-t-elle dit… D’ailleurs il faut une certaine expérience pour être vendeuse. Non, il ne s’agit pas de gagner ta vie dès demain de n’importe quelle façon. Je peux te maintenir un an encore aux études.
Et elle me confia ce qu’elle désirait pour moi de toute son âme :
-- Si tu voulais, Christine, devenir institutrice!... Il n’y a pas d’occupation plus belle, plus digne, il me semble, pour une femme…
(…)
-- Mais ce n’est guère payant!
-- Oh! ne parle pas ainsi. Estime-t-on sa vie à ce que l’on gagne?
-- Puisqu’il faut la gagner, autant la marchander au meilleur pris…
-- La gagner, mais non pas la vendre, dit maman; c’est tout autre chose. Rien ne me ferait plus plaisir que de te voir institutrice. Et tu y excellerais! Réfléchis bien.
Quand on se
connaît mal encore soi-même, pourquoi ne tâcherait-on pas de réaliser le rêve
que ceux qui nous aiment font à notre usage? J’ai terminé mon année d’École
Normale, puis je suis partie prendre ma première classe dans un petit village
de nos Prairies.
Gabrielle Roy
Rue Deschambault; 1955
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