Lanza del Vasto
(Le pèlerinage aux sources)
8
Je sais que tout le secret du yôg tient en deux pratiques en lesquelles je n’ai obtenu d’autrui aucun enseignement, ni de moi-même aucun progrès : c’est le contrôle du souffle et la méditation.
La respiration est de toutes les fonctions du corps la seule qui soit volontaire ou involontaire à volonté. Il s’agit de la rendre volontaire et de s’en emparer. C’est par là qu’on a prise, de fil en fil, sur les autres fonctions. Et qui dit volonté, dit connaissance. Pour qui veut connaître son corps du dedans c’est la corde du puits. (…)
Quant à l’autre pratique, je veux parler de la méditation, on nous dit : «Fixez-vous, ne pensez plus.» Ce qui ne me paraît pas difficile, mais tout uniment impossible.
Jusqu’ici méditer c’était pour réfléchir sur un sujet donné, s’appliquer à l’approfondir en menant à bonne fin le discours intérieur. Jusqu’ici la connaissance était le fait d’une intelligence bien conduite. Depuis l’enfance nous avions exercé notre promptitude à courir sur la trame brillante des rapports, accumulé les richesses de la mémoire, forcé le jaillissement de l’invention. Aussi est-on fâché d’apprendre un beau jour que pour atteindre à la vérité, il convient d’abandonner tout à fait la puérile habitude de penser.
Pourtant, si l’on ne se contente pas de réfléchir, mais qu’en outre on réfléchit sur la réflexion, on se heurte à cette évidence qu’il faut diviser pour penser. Il faut que l’objet de la pensée soit distinct, c’est-à-dire extérieur et multiple. La pensée a pour fonction d’unifier le multiple. Devant l’un, elle n’a rien à faire. Or la fin de la méditation c’est la connaissance de l’un, de l’un intérieur, du soi. La pensée ne peut donc pas s’introduire là. C’est un mystère que la nature même de la pensée, non son défaut, l’empêche de percer. Il faut que la pensée se renonce pour concevoir l’un. C’est pourquoi le Christ a dit : «Heureux les simples d’esprit.»
Mais je ne suis pas un simple d’esprit et je ne suis pas heureux. Je poursuis moi-même une difficile simplification.
---
Méditer c’est entrer dans la vérité, sans la découvrir, sans la voir du dehors, sans l’ouvrir en paroles.
13
(…) Quand j’étais enfant, on me disait pour se moquer : «Il n’est pas difficile de prendre un petit oiseau; il suffit de lui mettre sur la queue quelques grains de sel, et aussitôt il se rend.» Et moi, nigaud, je courais derrière les mésanges du jardin avec ma pincée de sel toute prête.
La méthode qu’on enseigne ici pour parvenir à la vérité absolue est, de même, d’une enfantine facilité : «Suffit de se connaître soi-même, de saisir sa propre pensée.»
Lorsque je pense à ma propre pensée, la pensée que je pense n’est pas celle que je pense. Il suffit que je la saisisse pour qu’elle ne me serve plus à rien. Je suis comme l’homme qui essaie de se débarrasser de son ombre en sautant par-dessus. Je réfléchis, je me retourne sur moi-même; c’est la pensée qui est derrière moi, que je veux attraper comme le chien tourne et tourne, qui voudrait parvenir au bout de sa queue avec ses dents.
Quand j’essaie de ne penser à rien, je pense à des riens. Quand ces riens se dissipent, je tombe dans le rien : je m’endors.
Je me débats contre moi-même, c’est comme le combat de la main droite contre la gauche. On ne risque pas de s’y fouler. Il n’y a pas de pertes ni de victimes à ce combat, ni de défaite ni de victoire. C’est l’indifférence désespérée qui gagne.
Je force la respiration. J’adopte ce qu’on appelle ici : «la plus petite mesure»,
c’est-à-dire douze secondes pour l’inspiration, quarante-huit pour la rétention, vingt-quatre pour l’expiration. Je transpire, je tremble, les yeux me sortent de la tête. Le Swami s’alarme, m’exhorte à la patience, c’est-à-dire somme toute à l’abandon de tout effort.
Si le Swami montre tant de prudence, c’est qu’il vient de passer par de graves tracas au sujet d’un de ses disciples – mon prédécesseur dans cette cellule. Celui-ci, s’étant précipité sans considération dans des voies dangereuses, est arrivé à la folie.
Le Swami a tort de se mettre en peine pour moi. Moi je regorge de sens commun, du sens le plus commun qui soit. Et aussitôt livré à moi-même je vais argumenter, ergotant et ratiocinant avec une assommante exactitude.
14
Esprit humain bavard comme les mouches,
Mangeur de merde et buveur de soleil,
Louchant sur tout et lâchant ce qu’il touche,
Grain de poussière en éternel éveil…