Il n’est ni possible ni souhaitable d’éliminer les fictions de la vie humaine. Elles nous sont vitales, consubstantielles. Elles créent notre réalité et nous aident à la supporter. Elles sont unificatrices, rassurantes, indispensables. On a vu qu’elles servaient au meilleur comme au pire. Aux génocides comme à la Chaconne en sol mineur pour violon seul de Johann Sebastian Bach.
Tout ce que l’on peut faire, c’est essayer d’en choisir des riches et belles, des complexes et des nuancées, par opposition aux simples et brutales.
Schopenhauer et les nombreux écrivains de l’Europe moderne qui, ouvertement ou non, ont adopté sa philosophie nihiliste, de Cioran à Bernhard et de Houellebecq à Jelinek, ont tous vécu, jeunes, dans une fiction forte et contraignante (religieuse ou politique). Ayant compris plus tard que le Paradis, Enfer et Avenir radieux étaient des sornettes, que le Sens de l’existence humaine n’était déterminé ni par Dieu ni par l’Histoire, ils en ont conclu qu’elle n’en avait pas, qu’elle n’était que tragédie, horreur et dérision, et se sont mis à déblatérer contre la vie en tant que telle.
Cela est absurde.
La vie a des Sens infiniment multiples et variés : tous ceux que nous lui prêtons. [1]
Notre condition, c’est la fiction; ce n’est pas une raison de cracher dessus.
À nous de la rendre intéressante.
~ Nancy Huston
(L’espèce fabulatrice, p. 191; Actes Sud / Leméac, 2008)
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[1] Voilà exactement ce que suggérait Joseph Campbell (1904-1987) :
Life is without meaning. You bring the meaning to it. The meaning of life is whatever you ascribe to it to be. Being alive is the meaning.
Si la pensée de Campbell attire un aussi grand nombre de lecteurs et lectrices, c’est à notre avis, parce qu’elle est à la fois traditionnelle et innovatrice et rejoint chez les gens des aspirations spirituelles qu’elle éveille et nourrit par le biais des contes, des légendes et des mythes. Rares sont ceux ou celles qui ne sont pas sensibles à la magie des contes : la popularité du roman moderne n’en est-elle pas la preuve? Par l’intermédiaire du mythe, Campbell ouvre une dimension profonde, celle de l’accès à la sagesse millénaire qui a permis à d’innombrables générations de survivre. ... Pour Campbell, les mythes témoignent du fait que le monde n’est pas fermé sur lui-même mais le reflet, la manifestation, d’une réalité plus grande, plus englobante.
Des premières étincelles mythologiques jusqu’aux expressions religieuses contemporaines, les figures divines des diverses traditions religieuses sont pour Campbell des «masques de Dieu», de pures créations de l’esprit humain, qu’il faut savoir dépasser si l’on veut respecter le mystère ineffable, qui se situe au-delà de toutes ces formes. Campbell cite Maître Eckart, un grand mystique du XIIIe siècle, selon lequel «le pas ultime sur la voie du détachement consiste à renoncer à l’idée de Dieu pour Dieu». C’est aussi le point de vue de Campbell, pour qui «tous les dieux sont nous», habitant au plus profond de notre être sous forme de puissances psychologiques et spirituelles. [...]
Le discours de Campbell est souvent très négatif à l’égard de la Bible. Il rejette, par exemple, le concept de «peuple choisi», y voyant une notion mythologique tribale ... archaïque et dépassée car, dit-il, tous les peuples sont choisis et aimés de Dieu. Selon lui, l’idée de «peuple choisi» signifie que chaque peuple, comme chaque individu, étant l’expression d’un fondement mystérieux et transcendant, tous sont égaux devant l’Éternel et se doivent un respect mutuel.
À son avis, les mythes traditionnels ont perdu leur efficacité, et les plus grandes religions pourraient bien disparaître, ou du moins perdre de plus en plus d’adhérents, à plus ou moins brève échéance. Une des causes de la désaffectation viendrait du fait que les religions ont négligé l’expérience intérieure pour mettre l’accent sur les dimensions sociale et éthique. Or, le besoin de spiritualité est toujours présent dans la conscience moderne et il revient à chacun de trouver les sources pour l’alimenter.
Ce voyage intérieur, le « voyage du héros » que Campbell décrit avec perspicacité, peut paraître une manifestation d’égoïsme mais il n’en est rien car le but ultime du voyage héroïque ne se limite pas à l’épanouissement personnel mais implique aussi une exploration «vers ces profondeurs de l’être» ... où le héros est celui qui dépasse ses limites personnelles et ouvre la voie pour tous à de nouvelles visions, à de nouveaux symboles.
Joseph Campbell : le jeu de l’éternité dans le temps
Anne-Marie Bilodeau, UQAM (Commentaire sur Les héros sont éternels)
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COMMENTAIRE
C’est bizarre, mais j’ai remarqué que les nihilistes, à la Schopenhauer par exemple, démontraient souvent plus de compassion et de respect envers les humains, les animaux et la nature que les croyants qui prêchent l’Amour – armés jusqu’aux dents! (toutes religions confondues).
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CITAQUOTE DU JOUR : Milan Kundera (1929 - )
[...] toute la valeur de l'être humain tient à cette faculté de se surpasser, d'être en dehors de soi, d'être en autrui et pour autrui.
(Risibles amours, trad. François Kérel, p.195, Folio n°1702)
Les histoires personnelles, outre qu'elles se passent, disent-elles aussi quelque chose ? Malgré tout mon scepticisme, il m'est resté un peu de superstition irrationnelle, telle cette curieuse conviction que tout événement qui m'advient comporte en plus un sens, qu'il signifie quelque chose; que par sa propre aventure la vie nous parle, nous révèle graduellement un secret, qu'elle s'offre comme un rébus à déchiffrer, que les histoires que nous vivons forment en même temps une mythologie de notre vie et que cette mythologie détient la clé de la vérité et du mystère. Est-ce une illusion? C'est possible, c'est même vraisemblable, mais je ne peux réprimer ce besoin de continuellement déchiffrer ma propre vie.
(La plaisanterie, trad. Marcel Aymonin rev. par Claude Courtot et Kundera, p.247, Folio n°638)
Une foi trop ardente est le pire des alliés. [...] Dès que l'on prend une chose à la lettre, la foi pousse cette chose à l'absurde.
(Risibles amours, trad. François Kérel, p.79, Folio n°1702)
On crie qu'on veut façonner un avenir meilleur, mais ce n'est pas vrai. L'avenir n'est qu'un vide indifférent qui n'intéresse personne, mais le passé est plein de vie et son visage irrite, révolte, blesse, au point que nous voulons le détruire ou le repeindre. On ne veut être maître de l'avenir que pour pouvoir changer le passé.
(Le livre du rire et de l'oubli, trad. François Kérel, p.41, Folio n°1831)
Je pense, donc je suis est un propos d'intellectuel qui sous-estime les maux de dents. Je sens, donc je suis est une vérité de portée beaucoup plus générale et qui concerne tout être vivant. [...] Le fondement du moi n'est pas la pensée mais la souffrance, sentiment le plus élémentaire de tous. Dans la souffrance, même un chat ne peut douter de son moi unique et non interchangeable. Quand la souffrance se fait aiguë, le monde s'évanouit et chacun de nous reste seul avec lui-même. La souffrance est la Grande École de l'égocentrisme.
(L'immortalité, trad. Eva Bloch, p.299, Folio n°2447)
Source de la sélection : http://www.gilles-jobin.org/citations/?au=203
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