24 avril 2015

«Éternels nous sommes» ~ Missak Manouchian

Le génocide arménien... 100 ans de solitude
Près d’un million et demi d’Arméniens sont morts aux mains de l’Empire ottoman.
100 ans plus tard, ce crime n’est toujours pas reconnu par la Turquie. Pourquoi?

(Production : Telimagin, 2015; pays : Canada; réalisateur : Yves Bernard; animateur : Patrick Masbourian; journalistes : Yves bernard, Ines Faro)
Si vous accès à la zone : http://ici.tou.tv/les-grands-reportages

En commémoration

Extraits d’un article de Serge Venturini, Paris, mai 2007 via : http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/manouchian.html

Missak Manouchian
Résistant et poète arménien


Missak Manouchian ne nous est connu que par l'ignoble et infamante affiche rouge, placardée à Paris au printemps 1944 et stigmatisant les 23 résistants du FTP-MOI (Main d'œuvre Ouvrière Immigrée). Cette affiche tirée à 15 000 exemplaires voulait dresser la France contre les juifs (douze étaient juifs), et en fait tous les étrangers. Le groupe Manouchian fut l'un des fers de lance de la résistance, il fut l'honneur de la France.

Un charmant petit enfant
A songé toute une nuit durant
Qu’il fera à l’aube pourpre et douce
Des bouquets de roses.
(Missak Manouchian, Premiers vers)

Je suis passé hier au 11 rue de Plaisance, son dernier domicile connu, tout près d’ici, entre la rue Didot et la rue Losserand. Son itinéraire a été celui d’un errant entre le génocideur turc et le bourreau nazi, d’un orphelin déchiré certes, mais sans cesse entreprenant, intrépide et déterminé, et ceci dès l’enfance, en raison du génocide arménien perpétré par le gouvernement des Jeunes-Turcs en 1915. Si son dernier regard s’est tourné vers l’Arménie car il était Arménien, il mourut pour son pays d’accueil, en vrai patriote. «Bonheur à ceux qui vont nous survivre, a-t-il écrit, et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain.»

Même si «la mort n’éblouit pas les yeux des partisans», je le vois, je l’entends crier, ce 21 février à midi, au Mont Valérien, à l’ultime instant de quitter ce monde, avec ses camarades : «Vive la France!» La France était selon Missak la «Terre de la Révolution et de la Liberté.»

1915-1918, le génocide des Arméniens

Les massacres des Arméniens se répétaient en raison des relations conflictuelles de la Turquie musulmane avec l’Occident chrétien. Le 1er septembre 1906, Missak voit le jour dans le petit village de Adyaman, au bord de l’Euphrate, hier partie arménienne de l’Empire ottoman, pays kurde de la Turquie aujourd’hui. Ses parents sont des paysans et il fut élevé dans le deuil et le souvenir de ces massacres. Son père meurt dans une action de défense, pendant un massacre organisé par les militaires turcs. Sa mère meurt aussi quelques années plus tard d’une maladie due à la famine, aux privations, au chagrin qui affectaient les populations de ces réfugiés apatrides.

Témoin de ces massacres, le jeune Missak, âgé de neuf ans, devient introverti et timide. Il commence à écrire des poèmes à douze ans. Accueilli par des Kurdes, il n’oubliera pas les victimes d’un autre génocide quand il rencontrera d’autres martyrs, les juifs dans la résistance. Orphelin comme des milliers d’autres enfants, il fut recueilli dans une institution chrétienne à Djounié, sous le protectorat français de Syrie, dans un orphelinat où il apprendra des rudiments de culture.

Dans un poème, Privation, Manouchian révélait ceci :
Quand j’erre dans les rues d’une grande ville,
Ah! Toutes les misères, tous les manques,
Lamentation et révolte, de l’une à l’autre,
Mes yeux les rassemblent, mon âme les recueille.
(...)

Le 22 juin 1941 Manouchian écrivit : «L’atmosphère est sombre, nous entrons dans une période d’affrontements. Notre génération va avoir à combattre le nazisme. Cela risque d’être terrible, mais nous en sortirons victorieux…»
   Nous étions en paix comme nos montagnes
Vous êtes venus comme des vents fous.
   Nous avons fait front comme nos montagnes
Vous avez hurlé comme les vents fous.
   Éternels nous sommes comme nos montagnes
Et vous passerez comme des vents fous.

Dernière lettre de Missak Manouchian à sa femme Mélinée Assadourian, le 19 février 1944 :

Ma Chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée,

Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m'arrive comme un accident dans ma vie, je n'y crois pas mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais.

Que puis-je t'écrire ? Tout est confus en moi et bien clair en même temps.

Je m'étais engagé dans l'Armée de Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la Victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n'ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu'il méritera comme châtiment et comme récompense. Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur à tous... J'ai un regret profond de ne t'avoir pas rendue heureuse, j'aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et d'avoir un enfant pour mon bonheur, et pour accomplir ma dernière volonté, marie-toi avec quelqu'un qui puisse te rendre heureuse. Tous mes biens et toutes mes affaires je les lègue à toi à ta sœur et à mes neveux. Après la guerre tu pourras faire valoir ton droit de pension de guerre en tant que ma femme, car je meurs en soldat régulier de l'armée française de la libération.

Avec l'aide des amis qui voudront bien m'honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent d'être lus. Tu apporteras mes souvenirs si possible à mes parents en Arménie. Je mourrai avec mes 23 camarades tout à l'heure avec le courage et la sérénité d'un homme qui a la conscience bien tranquille, car personnellement, je n'ai fait de mal à personne et si je l'ai fait, je l'ai fait sans haine. Aujourd'hui, il y a du soleil. C'est en regardant le soleil et la belle nature que j'ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m'ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus. Je t'embrasse bien fort ainsi que ta sœur et tous les amis qui me connaissent de loin ou de près, je vous serre tous sur mon cœur. Adieu. Ton ami, ton camarade, ton mari.

Manouchian Michel.

P.S. J'ai quinze mille francs dans la valise de la rue de Plaisance. Si tu peux les prendre, rends mes dettes et donne le reste à Armène. M. M.

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Ma chère mère avait pour nom Sophie.
Ils saccagèrent le verger, le potager.
L'armée fit irruption, me vouant au malheur.
Saluez de ma part les nôtres au pays!  

~ Horomsimé Agoulisti
(adolescente arménienne, prisonnière des Perses au XVIIe siècle)

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Mon coeur se crispe et je pleure d'amères plaintes,
Vers les rangs épuisés et muets de l'exil,
Vers les villages sombres, les maisons désertes.
Avec amour, je me tourne vers toi,
Ma patrie déchirée,
Ma patrie dans les ruines.

~ Hovhannes Toumanian
(écrivain arménien réputé, début XXe siècle) 


Photo : Sebastião Salgado, Éthiopie (Le sel de la terre). Depuis quarante ans, le photographe parcourt les continents sur les traces d’une humanité en pleine mutation, témoignant des événements majeurs qui ont marqué notre histoire récente.

À voir – dans la veine de l’esclavage, des «génocides», famines et exodes, résultant des conflits internationaux (présenté en ce moment au Québec) :

«Le Sel de la Terre [2014] est un de ces rares films qui nourrit à la fois l’esprit, le cœur et l’âme. En effet, ce documentaire cosigné Wim Wenders et Juliano Ribeiro Salgado est à la fois instructif, émouvant et d’une splendeur remarquable.
   D’abord, le film se veut une étude de la carrière du photographe Sebastião Salgado. De ses études en économie avant de se lancer en photographie, jusqu’à son plus récent (et ambitieux) projet Genesis, Wim Wenders retrace son parcours atypique. Or, même si vous êtes familiers avec la vie de cet artiste de renom, le film regorge de détails et d’anecdotes peu ou pas connues. Salgado raconte à sa façon les histoires fascinantes qui ont mené à ses plus célèbres clichés. Il décrit les personnes qui les habitent, révélant l’envers de l’image.» (...)

~ David Lamarre, le 22 avril 2015 (via cinéma Excentris)

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Mark Twain, décédé en 1910, n’a pas été témoin de la guerre 14-18 ni du génocide Arménien. Je crois qu’il aurait sauté au plafond et n’en serait jamais descendu, lui qui ne ratait jamais une occasion de souligner la futilité et la stupidité des guerres...  

La Prière de la Guerre
Par Mark Twain (dictée en 1904-1905)

(The War Prayer – traduction Utopia)

C’était une époque d’enthousiasme grandiose et exaltant. Le pays était en armes, la guerre était déclarée, en chaque poitrine brûlait le feu sacré du patriotisme; on faisait battre les tambours, résonner les fanfares, détoner les pistolets-jouets, siffler et crépiter les chaînes de pétards; de tout côté, tout au long des successions fuyantes des toits et des balcons, ondulait une masse confuse de drapeaux qui brillaient au soleil; chaque jour, les jeunes volontaires descendaient la grande avenue, joyeux et beaux dans leur nouvel uniforme, acclamés à leur passage, d’une voix étranglée de bonheur et de fierté, par leurs pères, leurs mères, leurs sœurs et leurs bien-aimées; la nuit, une masse compacte de gens se réunissait pour écouter, hors d’haleine, les discours patriotiques qui les remuaient au plus profond d’eux-mêmes et qu’ils interrompaient, à brefs intervalles, par des tonnerres d’applaudissements, les joues inondées de larmes; dans les églises, les pasteurs prêchaient la dévotion au drapeau et au pays, et invoquaient le Dieu des Batailles, en implorant Son aide pour notre juste cause par des effusions d’une ferveur éloquente qui émouvaient tous les auditeurs. C’était vraiment une époque heureuse et charmante, et la demi-douzaine d’esprits téméraires qui s’aventurèrent à désapprouver la guerre et à jeter le doute sur sa légitimité-même reçurent de si sérieuses et furieuses menaces que, pour leur sécurité personnelle, ils firent rapidement profil bas et ne tinrent plus ce genre de propos offensants. 
       Le dimanche matin arriva – le lendemain, les bataillons partiraient pour le front; l’église était comble; les volontaires étaient là, leurs jeunes visages rayonnants de rêves martiaux – visions de progressions difficiles, de charges pressées, de sabres étincelants, de la fuite de l’ennemi, du tumulte, de la fumée enveloppante, de la poursuite acharnée, de la capitulation! – Puis, retour de la guerre, héros bronzés, adorés, bien accueillis, submergés par des océans dorés de gloire! Près des volontaires étaient assis les êtres chers à leurs cœurs, fiers, heureux et enviés par leurs voisins et amis qui n’avaient pas de fils ou de frères à envoyer au champ d’honneur, pour vaincre au nom du drapeau ou pour tomber et mourir de la plus noble des nobles morts. On procéda à l’office; on lut un chapitre belliqueux de l’Ancien Testament; on récita la première prière; elle fut suivie par l’explosion de l’orgue qui ébranla l’édifice, et, comme un seul homme, l’auditoire se leva, les yeux étincelants et le cœur battant, entonnant cette formidable invocation : «Dieu terrible! Toi qui ordonnes, Fais retentir ta trompette et étinceler ton épée!» 
       Puis vint la «longue» prière. Personne ne se souvenait d’une plaidoirie semblablement passionnée et d’un langage pareillement émouvant et merveilleux. Le refrain de cette supplication était que notre Père à tous, éternellement miséricordieux et bienveillant, veillerait sur nos nobles et jeunes soldats, et les aiderait, les réconforterait et les encouragerait dans leur œuvre patriotique; il les bénirait, les protègerait le jour du combat et à l’heure du péril, les porterait en Sa puissante main, les rendrait forts et confiants, invincibles dans l’assaut sanglant; il les aiderait à écraser l’ennemi, leur accorderait, à eux, à leur drapeau et à leur pays, un honneur et une gloire impérissables.

Un vieil étranger entra et s’avança à pas lents et silencieux dans l’allée principale, les yeux fixés sur le pasteur, son long corps vêtu d’une robe qui lui allait jusqu’aux pieds, la tête nue, les cheveux blancs lui descendant jusqu’aux épaules en une cascade d’écume, le visage ridé et anormalement pâle, d’une pâleur glaçante et fantomatique. Alors que tous les yeux le suivaient d’un air interrogateur, il poursuivait sa marche silencieuse; sans s’arrêter, il monta à côté du prédicateur et se tint là, attendant. Les paupières closes, le prédicateur, inconscient de sa présence, continuait son émouvante prière et la termina enfin par ces mots, prononcés avec ferveur : «Bénis nos bras, accorde-nous la victoire, Ô Seigneur notre Dieu, Père et Protecteur de notre pays et de notre drapeau!»

L’étranger lui toucha le bras, lui fit signe de s’écarter – ce que fit le pasteur surpris – et il prit sa place. Pendant quelques instants, il examina l’auditoire envouté d’un œil solennel, dans lequel brûlait une lumière troublante; puis, d’une voix profonde, il dit : «Je viens du Trône – portant un message de Dieu Tout-Puissant!»

Ces mots frappèrent vivement l’auditoire; si l’étranger s’en aperçut, il n’y prêta pas attention. 
       «Il a entendu la prière de Son serviteur, votre berger, et l’accordera si tel est votre désir, après que moi, Son messager, je vous en aurai expliqué la signification – je veux dire son entière signification. Car elle est comme bien des prières des hommes, en ce qu’elle demande plus que ce dont est conscient celui qui la prononce – à moins qu’il ne s’arrête et réfléchisse. 
       Le serviteur de Dieu, le vôtre, a formulé sa prière. S’est-il arrêté et a-t-il réfléchi? Est-ce une prière? Non, il y en a deux – l’une a été prononcée, l’autre non. Les deux sont parvenues aux oreilles de Celui Qui entend toutes les suppliques, celles qui sont exprimées et celles qui ne sont pas exprimées. Méditez cela – gardez-le à l’esprit. Si vous voulez implorer une bénédiction pour vous-mêmes, prenez garde! de peur que, sans en avoir l’intention, vous appeliez dans le même temps une malédiction sur un voisin. Si vous priez pour la bénédiction d’une pluie dont a besoin votre récolte, par cet acte vous priez peut-être pour la malédiction de la récolte de votre voisin qui peut n’avoir pas besoin de la pluie et qui peut s’en trouver endommagée.
       Vous avez entendu la prière de votre serviteur – la partie qu’il en a prononcée. Je suis mandaté par Dieu pour mettre en mots l’autre partie – cette partie que le pasteur – et vous aussi en vos cœurs – avez formulée avec ferveur, silencieusement. En toute ignorance et sans réflexion? Plaise à Dieu qu’il en fût ainsi! Vous avez entendu ces mots «Accorde-nous la victoire, Ô Seigneur notre Dieu!» 
       Cela suffit. La totalité de la prière prononcée est ramassée dans ces mots lourds de sens. Il n’est pas besoin d’élaborations. Quand vous avez prié pour la victoire, vous avez prié pour de nombreux résultats qui ne sont pas mentionnés et qui suivent la victoire – qui doivent la suivre, qui ne peuvent faire autrement que de la suivre. Dans l’esprit de Dieu est aussi tombée la partie non prononcée de la prière. Il m’a ordonné de la mettre en mots. Écoutez!
       «Ô Seigneur notre Père, nos jeunes patriotes, idoles de nos cœurs, s’en vont au combat – sois près d’eux ! Avec eux – en esprit – nous quittons la douce paix de nos chers foyers pour frapper l’ennemi. Ô Seigneur notre Dieu, aide-nous à tailler à coups d’obus leurs soldats en lambeaux sanglants; aide-nous à couvrir leurs champs souriants des pâles formes de leurs défunts patriotes; aide-nous à noyer le fracas des canons sous les cris de leurs blessés se tordant de douleur; aide-nous à dévaster leurs humbles demeures d’un ouragan de feu; aide-nous à tourmenter le cœur de leurs veuves inoffensives de chagrins inutiles; aide-nous à les priver de toits, avec leurs petits enfants, pour qu’ils errent, dépourvus d’amis, par les étendues désolées de leur pays, en haillons, affamés et assoiffés, supportant les flammes du soleil et les vents glacés de l’hiver, l’âme brisée, usés par le travail, t’implorant de leur donner le refuge de la tombe qui leur est refusé – pour nous qui T’adorons, Seigneur, anéantis leurs espoirs, détruis leur vie, fais durer leur amer pèlerinage, alourdis leurs pas, abreuve leur chemin de leurs propres larmes, souille la neige blanche du sang de leurs pieds blessés! Nous le demandons, au nom de l’Amour, à Lui Qui est la Source de l’Amour, et Qui est le refuge de tous ceux qui sont accablés de maux et cherchent Son aide d’un cœur humble et contrit. Amen.»
       Après une pause : «C’est pour cela que vous avez prié; si c’est encore ce que vous désirez, parlez! Le messager du Tout-Puissant attend.»

On estima par la suite que cet homme était fou, car ce qu’il avait dit n’avait aucun sens.

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