10 avril 2015

«Ne pas se séparer du monde»

Extraits de :
Carnets Albert Camus Tome I (1935 - 1942)

Instant d'adorable silence. Les hommes se sont tus. Mais le chant du monde s’élève et moi, enchaîné au fond de la caverne, je suis comblé avant d'avoir désiré. L'éternité est là et moi je l'espérais. Maintenant je puis parler. Je ne sais pas ce que je pourrais souhaiter de mieux que cette continuelle présence de moi-même à moi-même. Ce n'est pas d'être heureux que je souhaite maintenant, mais seulement d'être conscient. On se croit retranché du monde, mais il suffit qu'un olivier se dresse dans la poussière dorée, il suffit de quelques plages éblouissantes sous le soleil du matin, pour qu'on sente en soi fondre cette résistance. Ainsi de moi. Je prends conscience des possibilités dont je suis responsable. Chaque minute de vie porte en elle sa valeur de miracle et son visage d'éternelle jeunesse.

Artiste : Darren Bader, Prelude to Silence

---
Mai.
Ne pas se séparer du monde. On ne rate pas sa vie lorsqu'on la met dans la lumière. Tout mon effort, dans toutes les positions, les malheurs, les désillusions, c'est de retrouver les contacts. Et même dans cette tristesse en moi quel désir d'aimer et quelle ivresse à la seule vue d'une colline dans l'air du soir.

Contacts avec le vrai, la nature d'abord, et puis l'art de ceux qui ont compris, et mon art si j'en suis capable. Sinon, la lumière et l'eau et l'ivresse sont encore devant moi, et les lèvres humides du désir.

Désespoir souriant. Sans issue, mais exerçant sans cesse une domination qu'on sait vaine. L'essentiel : ne pas se perdre, et ne pas perdre ce qui, de soi, dort dans le monde.

---
Si le temps coule si vite, c'est qu'on n'y répand pas de points de repères. Ainsi de la lune au zénith et à l'horizon. C'est pourquoi ces années de jeunesse sont si longues parce que si pleines, les années de vieillesse si courtes parce que déjà constituées.

Remarquer par exemple qu'il est presque impossible de regarder une aiguille tourner cinq minutes sur un cadran tant la chose est longue et exaspérante.

---
Aux confins - Et par-dessus : le jeu. Je nie, suis lâche et faible, j'agis comme si j'affirmais, comme si j'étais fort et courageux. Question de volonté - pousser l'absurdité jusqu'au bout - je suis capable de...

D'où prendre le jeu au tragique, dans son effort; au comique dans le résultat (indifférent plutôt).

Mais, pour cela, ne pas perdre son temps. Rechercher l'expérience extrême dans la solitude. Épurer le jeu par la conquête de soi-même - la sachant absurde. 
     Conciliation du sage hindou et du héros occidental. 
     «Ce sont les idées générales qui m'ont fait le plus de mal.»

Cette extrême expérience doit toujours s’arrêter devant une main tendue. Pour reprendre ensuite. Les mains tendues sont rares.

---
Curieux. Incapacité d'être seul, incapacité de ne l'être pas. On accepte les deux. Les deux profitent.

Source : http://classiques.uqac.ca/classiques/camus_albert/camus_albert.html

Certains jours, j’aimerais pouvoir porter ce gadget autour de mon cou 
NE PAS DÉRANGER.

Aucun commentaire:

Publier un commentaire