5 avril 2015

Le Cardinal qui «swingnait»

Jusqu’à ce que je cesse d’aller à l’église (à l’âge de 12 ans), la Semaine Sainte, c’était l’enfer pour moi. Un rituel n’attendait pas l’autre, les confessions, les vêpres, les processions, les messes, etc. Il fallait pleurer sur nos péchés mortels et ceux des autres, ou en tout cas faire semblant. Pénible.

Paul-Émile Léger (au milieu) et Maurice Duplessis (à droite);
Église et État, main dans la main...  

À l’époque, le clergé était comme Dieu : omniprésent. Durant le déclin dévotionnel des fidèles chrétiens, et la perte de pouvoir politique de l’Église après le décès de Maurice Duplessis, le célèbre cardinal Paul-Émile Léger (un nom prédestiné...) décida d’alléger l’image du clergé, de la moderniser, d’y inclure un côté ludique... Je me souviens d’une bourde qu’il avait lancée devant des collégiennes au sujet de sa vigueur : «Vous savez, je pourrais toutes vous avoir si je voulais». Ouille. Pour le calmer le Vatican l’envoya éventuellement en Afrique... comme missionnaire (bien sûr, le cardinal a affirmé haut et fort qu’il avait démissionné de son propre gré).

Comme on dit, il avait le "swing"

La cinéaste Suisse Léa Pool semble vouloir redorer le blason des religieuses avec son film La passion d’Augustine. Dieu merci!, je n’étais pas pensionnaire au collège (dirigé par des religieuses). Et j’ai étudié la musique avec un professeur privé «laïc»; ainsi, je n’ai pas reçu de coup de règle sur les doigt, encore une fois Dieu merci! Ce que je voyais et ce que certaines amies pensionnaires me racontaient suffisait à me hérisser. Côté sexe, certaines bonnes sœurs n’étaient pas mieux que les prêtres pédophiles. En passant, les pensionnaires n’avaient pas le droit de lire Camus – à l’index –  vous rendez-vous compte? Alors, je dis merci à mes parents... 
   Je ne verrai pas le film, ça m’évitera de ronchonner. Car même si je n’ai pas eu de problèmes avec les sœurs, elles dégageaient un p’tit quelque chose que je ne blairais pas du tout, cette espèce de fausse humilité masquant l’arrogance de celui/celle qui se pense élu(e) et au-dessus des autres.

Drôle de coïncidence... je profite du congé pascal pour lire Le beau mystère (The Beautiful Mystery, 2012; fr. Flammarion Québec 2014), un roman policier de Louise Penny (1). 

Synopsis : Caché au creux d’une forêt sauvage du Québec, le monastère Saint-Gilbert-entre-les-Loups n’admet aucun étranger. Vingt-quatre moines y vivent cloîtrés. Ils cultivent des légumes, élèvent des poules, fabriquent du chocolat et prient... Ironiquement, la communauté qui a fait vœu de silence est devenue mondialement célèbre pour ses chants grégoriens, dont l’effet est si puissant qu’on le nomme «le beau mystère». L’harmonie est troublée par l’assassinat du chef de chœur et l’intrusion de l’inspecteur Gamache et de son adjoint Jean-Guy Beauvoir. ...

L’intrigue est captivante et l’auteur ne manque pas d’humour. Étant donné qu’elle connaît notre histoire religieuse, les remarques de ses personnages à ce propos sont désopilantes, en tout cas à mon point de vue.

Noté :

La porte se referma derrière eux avec un bruit sourd. Le moine prit la grosse clé, l’inséra dans la serrure et la tourna. Ils étaient enfermés à l’intérieur. 
   (...) Aucune joie ne se lisait dans les yeux du moine, seulement de la souffrance. La noirceur à laquelle s’était attendu  Gamache ne se trouvait pas à l’intérieur du monastère, mais à l’intérieur des hommes. Du moins, de cet homme. 
   Puis, sans mot dire, le moine tourna sur ses talons et s’engagea dans le corridor. Il marchait d’un pas rapide, mais ses pieds ne faisaient presque pas de bruit. On entendait seulement le léger bruissement de sa robe frottant contre la pierre. (p. 38)

Gamache éprouva une compassion infinie pour cet homme qui était mort tout seul, presque certainement tué par quelqu’un qu’il connaissait et en qui il avait confiance. Était-ce pour cela qu’il avait un air si effrayé? Pas parce qu’il allait mourir, mais parce que son assassin était un frère. Abel affichait-il la même expression lorsqu’il s’était effondré sur le sol? (p. 51) 

   -- Sainte Marie, mère de Dieu... 
   Les moines continuaient de répéter le Je vous salue, Marie
   Comment savaient-ils quand arrêter? se demanda Gamache. Quand assez de prières auraient-elles été récitées?

Dom Philippe ouvrit les yeux. 
   -- Oui, mon fils? 
   C’était la façon traditionnelle dont un prêtre s’adressait à un paroissien, ou un abbé à ses moines. Gamache, cependant, n’était ni l’un ni l’autre, et il se demanda pourquoi dom Philippe utilisait ce terme avec lui. Par habitude? Pour offrir une forme d’amitié? Ou s’agissait-il d’autre chose? Une manière d’affirmer son autorité – celle d’un père sur un enfant. (p. 56)

Saint-Gilbert-entre-les-Loups. Saint-Gilbert parmi les loups. Quel nom curieux pour un monastère... 
   L’abbé savait qu’il y avait un loup dans la bergerie. Un loup à la tête rasée, vêtu d’une robe noire, et qui murmurait de douces prières. Dom Philippe avait appelé des chasseurs pour le traquer. (p. 65)

Lentement, les autres moines se mirent à chanter avec lui, et le chant s’enfla pour remplir le corridor et aller rejoindre la lumière. Ç’aurait été beau, si ce n’était la certitude que l’un des hommes chantant les mots de Dieu, avec la voix de Dieu, était un assassin. (p. 66) 

   -- Regardons la situation sous un autre angle, proposa l’inspecteur-chef. Vous a-t-on parlé d’un conflit? Un des moines était-il en désaccord avec le prieur? 
   -- Non Monsieur, répondit le capitaine Charbonneau. Du moins, personne n’a reconnu qu’il y avait un conflit. Ils semblaient tous véritablement sous le choc. Le mot qui revenait sans cesse était «incroyable». 
   L’inspecteur Beauvoir secoua la tête. 
   -- Ils croient à l’Immaculée Conception, à la résurrection, au fait de marcher sur l’eau et à un vieil homme à la barbe blanche qui flotte dans le ciel et mène le monde, mais ils trouvent incroyable ce qui s’est produit ici? 

   Gamache garda le silence un moment, puis hocha la tête. 
   -- Ce à quoi les gens sont prêts à croire : voilà qui est intéressant, en effet, dit-il.   
   Et aussi ce qu’ils étaient prêts à faire au nom de leurs croyances. 
   Comment le moine qui avait tué arrivait-il à concilier le meurtre avec sa foi? Dans ses moments de recueillement, que disait-il au vieil homme à la barbe blanche qui flottait dans le ciel? 
   L’inspecteur-chef se demanda, non pour la première fois cette journée-là, pourquoi le monastère avait été construit si loin du monde civilisé, pourquoi ses murs étaient si épais et si hauts. Et ses portes verrouillées. 
   Était-ce pour empêcher les péchés du monde extérieur d’entrer? Ou pour empêcher quelque chose de pire de sortir. (p. 77-78) 

   L’équilibre, pensa Gamache, tandis que leurs pas résonnaient sur les carreaux d’ardoise. Tandis qu’ils transportaient un moine assassiné à travers la chapelle. Le yin et le yang. Le ciel et l’enfer. Toutes les religions en avaient. Des contraires, qui fournissaient un équilibre. (...) 
   La porte était verrouillée. Mais pour se protéger contre quoi? (...) (p. 85)

Pour s’occuper, il alla dans la pièce du portier. En fait il ne s’agissait que d’un renfoncement dans le mur de pierre, un réduit avec une fenêtre donnant sur le corridor, un bureau étroit et un tabouret en bois. 
   Les Spartiates avaient l’air de bourgeois, comparés à ces moines. Il n’y avait rien sur les murs : aucun ornement, pas de calendrier, pas de photo du pape ou de l’archevêque. Ni du Christ. Ni de la Vierge Marie. (p. 91)

Les moines étaient revenus. Ils sortaient à la file par un trou dans le mur latéral. Leurs capuchons blancs étaient relevés et cachaient leurs têtes inclinées. Leurs bras, croisés sur le ventre, étaient enfoncés dans leurs manches flottantes. 
   Ils étaient tous identiques, anonymes. 
   Pas le moindre morceau de peau n’était visible, aucune mèche de cheveux. Rien pour prouver qu’ils étaient des êtres de chair et de sang. (p. 93)

Jean-Guy s’arrêta à côté du chef et consulta sa montre. 
   -- L’office de cinq heures de l’après-midi. 
   Gamache secoua la tête et grogna presque. Il avait été bête. Tout personne née avant que les Québécois délaissent l’Église savait qu’un office était célébré à dix-sept heures et que tout moine y assisterait. (p. 94)

Lorsqu’ils ne gardaient pas le silence, les moines chantaient des chants grégoriens. 
   Jean-Guy se rassit sur le banc en bois dur. Il allait à l’église le moins souvent possible. Il avait assisté à quelques mariages – maintenant, cependant, les Québécois préféraient tout simplement vivre ensemble –, mais surtout à des funérailles. Or même les cérémonies funèbres devenaient de plus en plus rares, du moins dans les églises. Même les Québécois âgés préféraient maintenant, à l’heure de leur mort, qu’on leur dise adieu dans un salon funéraire. (...) 
   Les moines étaient silencieux depuis quelques instants. 
   «S’il vous plaît, mon Dieu, pria Beauvoir, faites que ce soit la fin.» 
   Puis ils se levèrent et entonnèrent un autre chant. 
   «Tabarnac!» jura intérieurement Beauvoir en se levant à son tour. (p. 97)

Plus tôt, pour s’amuser un peu, Beauvoir s’était demandé si le prieur ne s’était pas fait ça lui-même, s’il ne s’était pas tué à coups de pierre plutôt que de devoir assister à encore une autre messe ennuyeuse à mourir. 
   C’était tout ce que l’inspecteur pouvait faire pour s’empêcher de se précipiter en hurlant contre une des colonnes de pierre en espérant s’assommer. 
   Mais maintenant, pour occuper son cerveau, il avait un mystère à élucider. (p.98)

Manifestement, cet homme – frère Joël? – voulait voir Gamache s’en aller. Pas parce qu’il avait peur, mais parce que l’inspecteur-chef était devenu un panneau publicitaire ambulant annonçant le meurtre du prieur, et leur échec en tant que communauté. 
   Les moines étaient censés faire une seule chose : servir Dieu. Mais ce monastère avait pris la direction opposée. Et Gamache était le point d’exclamation qui venait renforcer cette vérité. (p.116) 

   -- ... Comme vous l’avez dit, nous sommes déjà dans le monastère. La porte a été verrouillée derrière nous et il n’y a aucun doute quant au dénouement. L’inspecteur Beauvoir et moi découvrirons qui a tué le frère Mathieu et le ferons traduire en justice. 
   Il y eut un petit rire de dérision. 
   -- Je ne parle pas de la justice divine, mais de ce que le monde ici-bas a de meilleur à offrir pour le moment, continua Gamache. Le système de justice que se sont donné les Québécois, vos compatriotes. Car, ne vous en déplaise, vous n’êtes pas citoyens d’une sorte de plan supérieur de l’existence, d’un empire plus puissant. Comme moi, comme l’abbé, comme l’homme qui nous a amenés ici en bateau, vous êtes tous des citoyens du Québec. Et vous respecterez les lois du pays. Vous pouvez aussi, bien sûr, respecter les lois morales de votre foi. Mais j’ose espérer que les deux sont pareilles. (p. 131-132) 

   -- C’est intéressant que des moines aient une attitude si condescendante? Je vais alerter les médias. (Beauvoir) 
   Comme de nombreux Québécois de sa génération il n’avait que faire de l’Église. Elle ne faisait tout simplement pas partie de sa vie. Pour les générations précédentes, cependant, ç’avait été très différent. L’Église catholique ne faisait pas seulement partie de la vie de ses parents, de ses grands-parents, elle la gouvernait. Les prêtres leur disaient quoi manger, quoi faire, pour qui voter, quoi penser. En quoi croire. 
   Ils leur disaient de faire beaucoup d’enfants, toujours plus d’enfants, si bien que les femmes étaient toujours enceintes d’un autre bébé. Les prêtres avaient ainsi maintenu dans la pauvreté et l’ignorance des générations de Québécois. Ceux-ci avaient été battus à l’école, semoncés à l’église, agressés sexuellement derrière des portes closes. 
   Et quand, finalement, ils avaient abandonné l’Église, elle les avait accusés d’être infidèles et les avait menacés de la damnation éternelle. 
   Non, Beauvoir n’était pas surpris de voir l’hypocrisie qui suintait des moines, comme du sang, quand on les grattait un peu. (p. 133-134)

Seules deux choses pouvaient permettre à un tueur de bien dormir. S’il n’avait aucune conscience morale. Ou alors si sa conscience avait été une complice, avait murmuré à son oreille, lui avait soufflé l’idée du meurtre. 
   Comment un homme, un moine, pouvait-il se convaincre qu’un meurtre n’était pas un crime, pas même un péché? Comment pouvait-il dormir alors que l’inspecteur-chef était réveillé? Il y avait une seule réponse : il s’agissait d’une mort justifiée.
   Une mort comme dans l’Ancien Testament.
   Par lapidation.
   Oeil pour oeil, dent pour dent
   Le meurtrier avait peut-être pensé faire ce qui devait être fait, cru que c’était un acte légitime. Sinon aux yeux des hommes, du moins aux yeux de Dieu. (141-142)

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Voilà. Peu de différences d’une religion à une autre, n'est-ce pas? 

(1) Louise Penny a travaillé comme journaliste à la radio de la CBC avant de se consacrer à l’écriture. Best-sellers publiés dans vingt-cinq pays, les livres de sa série « Armand Gamache enquête » remportent tous les honneurs et se hissent en tête des palmarès des plus grands médias, y compris celui du New York Times. Elle a remporté de nombreux prix. L’auteur habite les Cantons-de-l’Est.

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