25 août 2014

Des centaines de désirs

Photo : Archives de la Ville de Montréal / CC BY-NC-SA 2.0 (1964)

[Extraits]  

Il commença de s’ennuyer au lac Vert. Il avait renoncé à son effort insensé, et l’appétit lui revint; le sommeil aussi, un véritable sommeil où il cessa d’arranger les mots et les phrases. Il fallait être raisonnable, ne plus se torturer sans profit. Ses joues parurent se remplir un tant soit peu. Devant le petit carré de glace, quand il se rasait, il crut constater qu’il avait engraissé de quelques livres. Moins on réfléchissait, et mieux c’était pour les nerfs. «Regardez les Esquimaux, les peuplades de Polynésie…» disait encore Alexandre, mais sans plus d’envie de leur ressembler. S’il arrivait comme eux à ne plus se soucier de rien, sans doute atteindrait-il une santé parfaite. Mais alors à quoi bon guérir pour tourner autour d’insignifiantes occupations : rentrer du bois, faire chauffer les aliments et, jour après jour, accomplir la même ennuyeuse corvée d’eau. Quand les fruits mûrs tombés sur le sol exhalaient une odeur sucrée et chaude, il ne s’inquiétait plus des malheureux, dans les villes, qui eussent fait leur joie de cette abondance. Il glissait vers l’indifférence, retenant tout juste assez de lucidité pour se croire plus estimable dans son état intérieur. La santé lui parut avoir un caractère humiliant. 
       Et le bonheur même, le bonheur tel qu’il l’avait vu chez Edmondine, il commença de le dédaigner. De quoi était fait ce bonheur, au fond, sinon de suffisance? Les Le Gardeur étaient heureux parce qu’ils n’avaient besoin de personne au monde. «Parce que je ne manque ni de vivres, ni de feu, parce que je ne suis pas malade, je considère Dieu comme mon bienfaiteur.» Au fond, de quoi l’homme heureux rendait-il grâce sinon de l’inégalité sur terre?
(…)
       Mais bientôt il erra entre les arbres sans plus les voir, lassé; toujours des troncs lisses, des branchages muets. La paix avait-elle donc ce caractère monotone et accablant! 
       Un soir, il se trouva au bord d’une anse protégée. Cet endroit était devenu pour lui un lieu d’évasion d’où il plongeait d’un cœur avide vers le passé. Alexandre, ce soir, y retrouva la ville. Au lieu des berges noires, il aperçut le foisonnement de lumières par quoi les villes se révèlent dans l’ampleur de la nuit. La nostalgie des vies entassées là, des vies solidaires, le surprit, plus fort qu’aucun ennui qu’il eût éprouvé dans son existence : comme un ennui d’éternité. 
       Il pensa aux vitrines de magasins craquant de vivres, à une abondance telle que le pauvre Le Gardeur ne pouvait la concevoir. Il rêva aussi de journaux, de magazines en grosses piles sur le trottoir, apportant les nouvelles du monde. Là était la vie, l’échange perpétuel, émouvant, fraternel. 

       Ses souvenirs continuèrent à embellir. 

       … La vie des hommes semblait être de sortir de leur campagne afin de faire assez d’argent dans les villes pour pouvoir venir refaire leur santé à la campagne.

[Note : Revenu en ville après sa période de convalescence, Alexandre Chenevert se remit à envier les Polynésiens. C’est bien nous ça, on veut ce qu’on n’a pas et quand on l’obtient, on n’en veut plus.]

       Gagner sa vie, pensa-t-il, c’est-à-dire donner son temps, son énergie, la majeure partie de son existence au seul souci d’obtenir le pain, les meubles! Il apercevait le sort de la plupart des hommes qui est de rester enchaîné à l’insignifiance de la vie : vendre des chaussures pendant trente ans, être percepteur d’impôts…
       Il considéra aussi les servitudes que doivent imposer aux hommes leurs affections terrestres; le besoin de pourvoir à une femme, à des enfants. Que n’ignorait-il en effet de la vie d’un homme ordinaire! Alors au lieu d’un sentiment de liberté supérieure acquise par le choix de sa vocation, l’aumônier éprouva une impression d’indignité. 
       À moins de souffrir autant, sinon plus que tous, de quel droit pouvait-il servir d’interprète entre Dieu et l’humain! 
       Le pauvre abbé ploya les épaules. Lui qui jusqu’ici avait plutôt rendu grâce de sa bonne santé, de son indépendance de liens trop humains, aujourd’hui il eut la tentation d’en faire grief à Dieu. (…) 
       Il s’en fut à la chapelle. À genoux, à voix basse, il demanda instamment la mort d’Alexandre. (…) 
       Tant il était naïf, malgré tout, l’aumônier revint auprès de M. Chenevert, voir si sa prière n’avait pas été exaucée. 
       Alexandre vivait encore, mais tout juste pour demander sa mort. … Il avait changé de désirs presque à chaque saison de sa vie; des centaines de désirs s’étaient contrariés, bousculés dans son cœur; et, maintenant qu’il s’en croyait délivré, sans force pour en accueillir aucun, il n’était plus lui-même qu’un intolérable désir : 
       -- Ma mort… suppliait-il… avec une humilité qui perçait l’âme… s’il vous plaît… aujourd’hui…

(Chap. XVI et XXII)

~ Gabrielle Roy (1909-1983)

Alexandre Chenevert
Boréal Compact

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