21 juillet 2012

Vitesse et flou mental

Superbe flou artistique au flash de Guillaume Fürst

Je tiens à souligner que le texte suivant date de 1962
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Où l’invraisemblable commence

Les créations logiques de l’homme actuel et son entrée téméraire dans le monde de l’énergie l’ont confronté si brusquement avec les notions de temps et d’espace qu’il en est devenu le prisonnier incompréhensif.
      Rien n’est plus amusant, de ce point de vue, que l’étonnement stupéfait des canards mécaniciens qui se sont découvert des ailes de cygnes.
      L’homme logique n’est pas au bout de ses étonnements et de vastes surprises lui sont réservées s’il persiste à considérer la Vie en impénitent cartésien.
      Là aussi on peut dire de l’espace et du temps que ce sont des hypothèses utiles tant qu’on ne sort pas du théâtre que l’homme a fabriqué.
      Mais on devient très vite le prisonnier de ses notions, quand on a un esprit logique et il sied de reconnaitre que la plupart des humains s’arrangent fort bien d’une existence conçue comme un théorème ou un problème d’arithmétique et qui comporte une invariable solution. C’est pourquoi aussi tant d’hommes sont déçus par la Vie qui ne pose à aucun homme le même problème qu’à un autre, et qui ne pose jamais au même le même problème tant la diversité de ses données est infinie et innombrable la variété de ses solutions.

L’erreur psychologique de la vitesse

Nos contemporains sont présentement la proie d’un des monstres les plus avides de notre époque : la vitesse. Pour mieux s’y user ils emploient les ressources de leurs mains et de leur esprit. Ils accroissent la vitesse de leur marche, de leur parole, de leur travail, de leur plaisir. Ils croient se multiplier par leurs déplacements alors que leurs déplacements les divisent par eux-mêmes.
      J’ai vu des gens tenter de se faire écraser par le portillon automatique du métro comme si leur vie dépendait de son franchissement immédiat et qui, une fois de l’autre côté, prenaient un pas de promenade et laissaient au besoin, partir la rame entrante pour attendre le convoi suivant.

André Siegfried n’hésite pas à attribuer à la vitesse un rôle destructeur, par voie de dissociation des valeurs morales.
      « C’est dans le domaine de l’esprit que la vitesse fait le plus de ravages. Elle met à la disposition des humains trop d’éléments divers, qu’ils n’ont pas le temps de digérer. Par la radio, le cinéma, le journal aux éditions multiples le cerveau de nos contemporains se trouve encombré de notions disparates qui demeurent inassimilées. Il arrive alors plusieurs choses. Ou bien ces notions glissent sur une carapace d’insensibilité, comme la pluie sur un waterproof par l’effet d’une sorte de saturation, et l’on n’en retire rien, et ce n’est pas le plus grave. Ou bien elles viennent s’entasser dans un estomac intellectuel engorgé, qui ne les absorbe pas. L’esprit, alors, se dérègle, finissant pas croire que l’abondance d’informations est synonyme de progrès. »
      Je ne sais quel explorateur a raconté, je ne sais où, comment dans le Grand Nord il pressait son vieux conducteur esquimau de bruler les étapes et comment Ohudlerk, incapable de comprendre sa hâte insensée, se contentait de lui répondre avec un bon sourire : « Mon traineau n’est-il pas bon ? »
      Voilà bien le sens d’un temps qui veut pénétrer l’espace et qui se noie dans la logique de l’espace et du temps.
     Nous pourrions être confortablement assis dans le traineau de la Vie et nous imprimons à celui-ci une vitesse de plus en plus folle comme si nous étions pourchassés par une bande de loups. Un œil en arrière, un œil en avant, cœur battant et gorge serrée, dans l’air qui siffle et qui griffe nous crions : « Plus vite ! Plus vite ! » Et la Vie illogique murmure calmement à nos oreilles : « Mon traineau n’est-il pas bon ? » (1)

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(1) Qu’on se rappelle l’explication donnée par des sauvages du Haut-Amazone à ce voyageur blanc qui, traversant les Ilanos à marches forcées, eut la surprise, au troisième matin, de trouver ses guides, naguère si diligents, immobiles et affaissés. « Qu’ont-ils donc ? » demanda-t-il au chef. Et celui-ci lui répondit par cette phrase étonnante : « Ils attendent que leur âme ait rattrapé leur corps. »

COMMENTAIRE

L’infoboulimie doit être aussi difficile à digérer qu’un repas gastronomique 10 services... enfin, je suppose.

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L’excès de logique aboutit à l’illogisme 

Connaissez-vous la cybernétique ?
      On commence à en mettre un peu partout. Ce nom d’apparence barbare vient du grec kubernésis, qui veut dire gouvernement, direction, manœuvre. On l’applique à une science récente mais déjà fort évoluée et qui a pour objet l’étude du comportement intérieur et des relations entre les machines, les créatures vivantes et les collectivités.
      Une analyse, disons logique, des fonctions nerveuses de l’être humain, appliquée à la construction des machines ultrasensibles a permis en quelques années de mettre au point des organismes mécaniques et électriques capables non seulement de rivaliser avec le cerveau de l’homme mais encore de le surclasser.

La mémoire et le discernement de la machine

De si prodigieux résultats ne sont rien cependant qu’un miracle moderne de précision et de vitesse. La logique humaine a fait plus : elle a doté la nouvelle machine de mémoire et de discernement.
      Que dire des problèmes où l’on n’est pas sûr exactement de la marche qu’il faut suivre et où c’est à la machine, non pas à l’homme, de décider de ce qu’il convient ? Tel est cependant ce que l’on peut obtenir de la machine électronique, dont on peut dire qu’elle a « de l’ordre dans les idées », puisqu’elle peut recevoir d’avance une série d’instructions, les exécuter sans s’embrouiller, en tirer les conséquences et en quelque sorte les interpréter.
      Cela suppose dans la machine un pouvoir de décision indépendant du cerveau de l’homme qui l’a fabriquée, et par suite, aussi énorme que paraisse ce que je vais dire, une manière de libre-arbitre et de self-détermination. « La plupart des régulations de l’organisme vivant fonctionnent sur le mode des appareils autogouvernés », dit le professeur André Lemaire.
      N’y a-t-il pas déjà quelque chose d’humiliant pour la logique humaine dans le fait que c’est le créateur qui semble à l’image du créé?

Psychopathologie de la machine

Les machines électroniques se comportent à la façon du système nerveux humain. Il en résulte que, dans une certaine proportion, elles sont justiciables des mêmes anomalies, conditionnées, bien entendu, par leurs nouvelles et étonnantes possibilités.
      C’est ce qu’a montré P. Dubarle en insistant sur l’analogie organique, fonctionnelle et même quasi-mentale des deux organismes machiniste et humain. « Les machines, dit-il, ont pour ainsi dire, comme leurs réflexes, leur troubles nerveux, leur logique, leur psychologie et même leur psychopathologie. Un claquage de circuit se traduit par un résultat erroné, des erreurs dans les circuits de contrôle peuvent désorganiser tout le fonctionnement d’un organisme partiel de calcul, des failles dans le programme peuvent retentir sous forme d’une véritable folie de la part de la machine, s’emportant alors dans un travail absurde jusqu’à ce qu’on y remédie. On devine quelles perspectives de pareils faits peuvent ouvrir à ceux qui étudient d’une part le fonctionnement du système nerveux, d’autre part les possibilités de réaliser des machines à exécuter les tâches de la pensée. »
      On peut considérer une machine du type Maniac comme une sorte de cerveau génial dont la rapidité et l’infatigabilité sont également prodigieuses, mais en raison même des possibilités surhumaines qu’il comporte ce monstrueux complexe est sujet à défaillance en dépit ou à cause de ses extraordinaires facultés de coordination.
      Le dépannage de tels organismes artificiels est singulièrement difficile. Aussi a-t-on songé à faire porter par la machine électronique elle-même son propre diagnostic. On est déjà arrivé à un résultat avec Eniac qui s’arrête net plutôt que de fournir des résultats faux et ne se remet en marche qu’après que son fonctionnement normal est rétabli.
      Comme l’audace humaine n’est jamais à court on a envisagé la construction de machines psychanalytiques propres à repérer, au moyen de détections mécaniques, le mal dont d’autres machines seraient atteintes, car l’inanimé serait, lui aussi, capable de refoulement.
      Nous ne sommes pas au bout de nos constations. Le propre de la logique humaine est d’aller si loin qu’elle devient illogique et inhumaine dans ses conclusions. L’homme, pour le moment, est le maitre objectif de mécanismes qui le dépassent dans certaines voies subjectives, mais leur contrôle lui échappera certainement quand ils auront dépassé un certain stade d’intelligence ou de grandeur. On peut appliquer ce dernier facteur, dès maintenant, à la bombe à hydrogène dont les auteurs ne savent absolument pas à quels cataclysmes généralisés son emploi peut aboutir. On sent, dès maintenant, que certaines limites anormales ont été franchies. La démarcation n’est plus aussi nette entre l’animé et l’inanimé. On assiste à un chevauchement des virtualités de l’un et de l’autre. On entre, en somme, dans un domaine ou rien ne va plus être rationnel.
      Si la fonction crée l’organe on peut tout aussi bien admettre que l’organe crée la fonction. Nous ne savons pas du tout dans quelle proportion la machine ne s’humanisera pas au fur et à mesure que l’homme se mécanisera davantage.
      Les prouesses calculatrices de l’électronisme ne sont que du super-mécanisme et du super-mental, c’est-à-dire, par l’accouplement contre nature de l’homme et de la machine, une juxtaposition atomique et cellulaire. Or il y a un abime entre ce plan, si complexe et étendu soit-il, et le plan supérieur du sentiment, apanage inviolable de la créature humaine. Le cerveau humain pense à trois dimensions; le cerveau de la machine issu de lui ne saurait penser à quatre.
     C’est sur le terrain de la conscience supérieure que se réalise l’écart. Aussi l’homme est bien à l’aise pour lancer le défi suivant au mécanisme. Que les Neumann de l’avenir nous montrent la machine-artiste, la machine-poète, la machine-philosophe, la machine à fabriquer le dévouement et la machine à propager l’Amour!

George Barbarin
Voyage au bout de la raison
La déroute des logiciens
Éditions de l’âge d’or; 1962 (épuisé) 

Vous aimerez peut-être Delirium Roboticum http://situationplanetaire.blogspot.ca/2012/04/delirium-roboticum.html 

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50 ans plus tard… 

Tout comme l'ordinateur, l'humain devient lui aussi multitâche
Fabien Deglise  
Les mutations tranquilles, 18 juillet 2012; Le Devoir

La symbiose entre l'homme et la machine se confirme. Après avoir mis au point des environnements informatiques multitâches, qui permettent de mener plusieurs activités simultanément, l'humain est en train de se laisser emporter lui même par cette logique du tout, tout de suite et en même temps, surtout lorsqu'il se trouve devant la télévision.
      C'est le Pew Research Center aux États-Unis qui le dit. Dans une étude dévoilée hier, le groupe de recherche estime en effet que plus de la moitié des Américains – 52% pour être précis – n'est plus capable aujourd'hui de regarder la télévision sans faire autre chose au même moment avec un autre écran, celui d'une tablette, d'un ordinateur ou d'un téléphone dit intelligent.
      Suite : http://www.ledevoir.com/opinion/blogues/les-mutations-tranquilles

COMMENTAIRE

Ça me fait vraiment penser au flou photographique. Avec une vitesse d’obturation très lente, si le sujet bouge ou si nous bougeons la caméra devant un sujet immobile, nous perdons tout focus.

Si notre mental court dans toutes les directions à la fois, et vu sa vitesse d'obturation/intégration, nous pouvons douter de la qualité du flou artistique qui en résultera :o)

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