12 juillet 2012

Fragile équilibre


Tout travail, tout métier, tout art, exige un entrainement pour que « l’œuvre » réussisse. L’œuvre la plus importante, pour l’homme, est donc lui-même, lui-même en tant qu’homme.

Pratiquer, réunir des expériences, les intégrer… qu’est-ce que cela signifie quand il s’agit de l’œuvre que l’on est, soi-même? Qu’entendons-nous par œuvre réussie? Que pouvons-nous faire? Que devons-nous apprendre? Quelles expériences devons-nous prendre au sérieux et assimiler? En quoi consiste l’exercice? Quelles sont les conditions de la réussite?

La réussite de l’œuvre est le fruit d’une maturation humaine. Les conditions de cette maturation sont : le démantèlement du petit moi, trop orienté vers le monde et qui craint la souffrance; l’intuition et l’épanouissement en nous-mêmes, de l’Être essentiel; la dissolution des positions ou des structures rigides ainsi que des habitudes qui paralysent l’épanouissement; la prise au sérieux et l’intégration des expériences conduisant à une prise de conscience de cet Être essentiel et de sa manifestation; l’acquisition d’un comportement solide qui l’exprime. Enfin, tout cela doit être imprégné d’une fidélité sans défaillance à la poursuite du chemin intérieur.

Il s’agit ainsi, dans l’œuvre intérieure, de tendre finalement non pas à un pouvoir utile au monde, mais à une transformation aboutissant à une manière d’être qui corresponde à l’Être.

Plus l’homme s’imagine avoir réussi, par son adaptation à l’existence, à maitriser sa vie extérieure, plus il pense ne rien avoir à se reprocher vis-à-vis du monde, et moins il peut, dans l’immédiat, comprendre la souffrance qui résulte de sa séparation avec l’Être authentique. Cette souffrance est tout autre chose que la souffrance du moi souffrant sous le joug du monde. Lorsque la souffrance oblige l’homme à regarder enfin vers l’intérieur, à se confronter avec son Être, il se rend compte alors qu’elle ne provient pas du monde, il comprend ce dont il s’agit. Si, à ce moment-là, il ne dévie pas, dans un désir de sécurité extérieure, s’il s’ouvre à la voix intérieure, il peut brusquement se rendre compte qu’il « s’est manqué » dans son Être essentiel. Alors il se rappellera peut-être avoir ressenti, à certaines heures, « quelque chose » d’une profondeur inouïe; il se rappellera peut-être qu’à d’autres moments, une conscience plus élevée l’avait appelé et qu’il n’avait pas obéi. Et ainsi se trouve-t-il devant un choix : s’esquiver de nouveau, en étouffant la voix intérieure et demeurer inchangé, ou bien amorcer un renouveau, en suivant cet appel qui résonne en lui.

Lorsque l’homme s’est éveillé à l’appel de son Être essentiel et ne peut plus échapper à cet appel, il se trouve inévitablement tiraillé par les contradictions entre les besoins, les tâches, les tentations de l’existence, et l’appel intérieur. Le monde réclame ses droits, sans se soucier de la voix intérieure; l’Être réclame les siens, sans se soucier des exigences de l’existence. Là réside l’origine des tensions entre les deux pôles de notre état humain. Mais notre condition existentielle et notre appartenance à un ÊTRE supra-existentiel ne sont que deux pôles d’un seul « Soi », qui tend vers une réalisation. C’est dans ce « Soi » que veut se manifester et se réaliser l’unité de la vie. Ainsi, s’agit-il, en définitive, d’acquérir un « état d’être » dans lequel l’homme devient de plus en plus obéissant et ouvert à la voix et à la vocation de son Être essentiel et tout en même temps apte à les manifester et à les rendre efficaces au sein de la vie et au sein de son œuvre dans le monde. Cela signifie : vivre la quotidien comme un « exercice », c’est-à-dire non pas comme un entrainement à l’efficacité existentielle, mais comme un exercice intérieur. Autrement dit, vivre le quotidien comme pratique de la Voie.

Revenons à ces moment qui, brusquement, nous font sentir au fond de notre être « quelque chose » qui nous touche et nous ébranle du plus profond de nous-mêmes. Nous devons écouter ce « quelque chose », lui obéir et lui demeurer fidèle, malgré, ou, plutôt parce que, ce que nous venons de sentir est stupéfiant pour le « moi ». La peur de l’annihilation disparaissant lorsque nous l’acceptons, ainsi surgissent des instants privilégiés. Comblés et bouleversés, devant un phénomène de ce genre, nous sentons en nous ce qui est indestructible, ce qui, par sa plénitude et sa force, nous donne une nouvelle confiance dans la vie. Alors, tout ce qui constituait jusque là l’avant-plan de notre réalité ordonnée, telle que nous la concevions et telle que nous la vivions, se trouve subitement dépassé, traversé par une tout autre réalité dont le sens nous est révélé au moment précis où notre capacité de raisonnement atteint ses limites. Ainsi peut-il arriver, au moment même où s’écroule notre croyance en un « sens de l’existence, en une justice du monde étayée par des arguments solides, que, pour une première fois, surgisse une foi créatrice en la Vie et en son véritable sens. On peut éprouver quelque chose de similaire lorsqu’un « coup du sort » nous rejette vers un isolement total. L’homme est fait pour le dialogue et ne peut vivre isolé. Il a besoin d’un partenaire. Il cherche un abri dans la communauté humaine et dans l’amour. Si l’existence le lui refuse ou le lui prend, il atteint une limite où il croit qu’il va périr; mais s’il s’incline et accepte, il transperce ce qui s’est endurci par la menace d’un isolement, et s’il peut s’abandonner intérieurement, il éprouve le soutien d’une force incompréhensible qui le « rattrape » et, en l’embrassant, lui permet l’ouverture totale. En s’abandonnant à elle, de « séparé » qu’il était de l’existence, il se trouve relié et sauvé dans le refuge de l’amour.

Grâce à des expériences de ce genre, le « tournant » vers l’Être peut être pris. C’est par elles que la profondeur de notre Être nous appelle. Nous pouvons L’entendre lorsque le « moi » et toutes les forces existentielles s’écroulent, forces au moyen desquelles l’homme pensait pouvoir comprendre et maitriser la vie, tout en se réalisant. Ce sont justement ces moments où se brise la coquille construite pour donner sécurité, signification et abri au « moi » dans le monde, qui apportent une chance à l’homme. Une chance, à condition qu’il accepte l’inacceptable, qu’il accepte de se trouver subitement porté par l’Être, à l’abri dans l’Être où tout a un sens, sans vouloir chercher à comprendre au moyen de sa conscience ordinaire.

Les expériences d’une vie grande nous donnent la force d’envisager la mort. Il y a des instants pendant lesquels nous sentons le sens profond de l’existence alors que tout nous semblait absurde un instant auparavant. Il y a d’autres instants pendant lesquels nous nous sentons subitement « un » avec tout ce qui nous entoure alors que nous sommes apparemment abandonnés. Ce sont ces instants qui mettent « hors de ses gonds » la prédominance de notre façon habituelle d’envisager le monde. Et c’est bien pour cela qu’il s’agit de purs sommets de notre vie. Cependant la virtualité d’une transformation, qu’ils contiennent, devient vite la proie d’un diable toujours à l’affut qui, sous la forme de notre scepticisme, met en doute ce qu’il y a de vrai et de réel dans chacune de nos expériences, parce que cette vérité semble ne pas pouvoir trouver sa place dans un système rationnel.

Ce n’est pas seulement pendant les heures lourdes d’angoisse et de désespoir, qu’au-delà de toutes les limites de notre entendement, l’infini manifeste en nous sa réalité. Ce n’est pas seulement lors des moments inoubliables, radieux et bouleversants des purs sommets de l’existence que se révèle l’Être, Source qui nous fait vivre. Il y a également des instants et des heures, moins spectaculaires, qui nous trouvent plongés tout à coup dans un état particulier dans lequel l’Être nous touche, même si nous l’ignorons.

Quelle que soit la durée de cette expérience – peut-être se passe-t-elle en une fraction de seconde – elle transforme, avec une évidence indiscutable, la vie en une prise de conscience qui dépasse et déborde notre conscience existentielle et habituelle du « moi ».

Je me souviens du récit d’une femme qui, très malade et se croyant mourante, avait ressenti son union définitive dans le tréfonds de son Être. Elle l’avait ressenti comme un état de profonde béatitude, comme le fait d’être recueillie par une immense mer d’amour. Elle se rappelait comme elle s’était livrée, ravie et consentante, à ce passage vers un état rédempteur. Alors, il se passa quelque chose de curieux. Elle se perçut, au milieu de cette lumière, comme un noyau, brillant de façon spéciale. Et, à cet instant elle sut qu’elle n’avait pas le droit de partir mais qu’elle devait revenir. L’impulsion à retourner dans le monde était tellement impérative qu’elle dut la suivre. Et, en fait, elle resta vivante.

Dans ce récit, on retrouve de façon très nette, les points essentiels du renouvèlement : l’union avec le « fond », la rencontre avec le « noyau », et le nouvel essor.

Seul, peut prétendre à la manifestation de l’Être, dans le monde celui qui accepte le « sombre » en lui-même et autour de lui lorsqu’il le rencontre, et qui n’écarte pas la possibilité de nouvelles rencontres avec ce « sombre ». Cela n’est possible que si l’on remet en cause constamment une position acquise, obéissant ainsi à cette loi de la vie qui ne tolère aucun arrêt. Un homme ne peut évoluer que s’il n’évite pas la rencontre avec ce qui lui est contraire. Il faut se mettre en face des forces du monde telles qu’elles sont, sans préjugés. On ne doit pas éviter ce qui est sombre, on ne doit pas s’attarder auprès de ce qui est lumineux. Il faut aller vers la vie, en toute liberté, ouverts sans réserve, marchant sans arrêt, abandonnant même, si cela est nécessaire, ce qui a été atteint avec bonheur.

Grande est la tentation de se retirer, loin du monde, dans un silence « supérieur ». Celui qui le tente revient en arrière. Celui qui s’est réveillé remplit son service envers l’Être en témoignant de l’unique nécessité, en luttant, en créant, en aimant. Car la force rayonnante comme la force créatrice de l’Être authentique ne se maintiennent jamais vivantes si on les garde précieusement dans un écrin.

Extraits de :
Pratique de la voie intérieure, Le quotidien comme exercice
Karlfried Graf Dürckheim (1896-1988)
(Le Courrier du livre, 1966)

COMMENTAIRE

Belle description de la dualité.

Après des épisodes d’apnée céleste, on a la tête dans la lumière, les pieds dans la vase et le cœur qui swing de haut en bas et de bas en haut. Pas facile de tenir son équilibre, à moins d'être une statue de pierre...

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