Tout travail, tout métier, tout art, exige un
entrainement pour que « l’œuvre » réussisse. L’œuvre la plus
importante, pour l’homme, est donc lui-même,
lui-même en tant qu’homme.
Pratiquer,
réunir des expériences, les intégrer… qu’est-ce que cela signifie
quand il s’agit de l’œuvre que l’on est,
soi-même? Qu’entendons-nous par œuvre réussie? Que pouvons-nous faire?
Que devons-nous apprendre? Quelles expériences devons-nous prendre au sérieux
et assimiler? En quoi consiste l’exercice? Quelles sont les conditions de
la réussite?
La réussite de l’œuvre est le fruit d’une maturation humaine. Les conditions de
cette maturation sont : le démantèlement du petit moi, trop orienté vers le monde et qui craint la souffrance;
l’intuition et l’épanouissement en nous-mêmes, de l’Être essentiel; la
dissolution des positions ou des
structures rigides ainsi que des habitudes qui paralysent l’épanouissement; la
prise au sérieux et l’intégration des expériences conduisant à une prise de
conscience de cet Être essentiel et de sa manifestation; l’acquisition d’un
comportement solide qui l’exprime. Enfin, tout cela doit être imprégné d’une
fidélité sans défaillance à la poursuite du chemin intérieur.
Il s’agit ainsi, dans l’œuvre intérieure, de
tendre finalement non pas à un pouvoir
utile au monde, mais à une transformation aboutissant à une manière d’être qui
corresponde à l’Être.
Plus l’homme s’imagine avoir réussi, par son adaptation
à l’existence, à maitriser sa vie extérieure, plus il pense ne rien avoir à se
reprocher vis-à-vis du monde, et moins il peut, dans l’immédiat, comprendre la
souffrance qui résulte de sa séparation avec l’Être authentique. Cette
souffrance est tout autre chose que la souffrance du moi souffrant sous le joug
du monde. Lorsque la souffrance oblige l’homme à regarder enfin vers l’intérieur,
à se confronter avec son Être, il se rend compte alors qu’elle ne provient pas
du monde, il comprend ce dont il s’agit. Si, à ce moment-là, il ne dévie pas,
dans un désir de sécurité extérieure, s’il s’ouvre à la voix intérieure, il
peut brusquement se rendre compte qu’il « s’est manqué » dans son
Être essentiel. Alors il se rappellera peut-être avoir ressenti, à certaines
heures, « quelque chose » d’une profondeur inouïe; il se rappellera
peut-être qu’à d’autres moments, une conscience plus élevée l’avait appelé et
qu’il n’avait pas obéi. Et ainsi se trouve-t-il devant un choix : s’esquiver
de nouveau, en étouffant la voix intérieure et demeurer inchangé, ou bien
amorcer un renouveau, en suivant cet appel qui résonne en lui.
Lorsque l’homme s’est éveillé à l’appel de son
Être essentiel et ne peut plus échapper à cet appel, il se trouve
inévitablement tiraillé par les contradictions entre les besoins, les tâches,
les tentations de l’existence, et l’appel intérieur. Le monde réclame ses
droits, sans se soucier de la voix intérieure; l’Être réclame les siens, sans
se soucier des exigences de l’existence. Là réside l’origine des tensions entre
les deux pôles de notre état humain. Mais notre condition existentielle et notre
appartenance à un ÊTRE supra-existentiel ne sont que deux pôles d’un seul « Soi »,
qui tend vers une réalisation. C’est dans ce « Soi » que veut se
manifester et se réaliser l’unité de la vie. Ainsi, s’agit-il, en définitive, d’acquérir
un « état d’être » dans lequel l’homme devient de plus en plus
obéissant et ouvert à la voix et à la vocation de son Être essentiel et tout en
même temps apte à les manifester et à les rendre efficaces au sein de la vie et
au sein de son œuvre dans le monde. Cela signifie : vivre la quotidien
comme un « exercice », c’est-à-dire non pas comme un entrainement à l’efficacité
existentielle, mais comme un exercice intérieur. Autrement dit, vivre le
quotidien comme pratique de la Voie.
Revenons à ces moment qui, brusquement, nous
font sentir au fond de notre être « quelque chose » qui nous touche
et nous ébranle du plus profond de nous-mêmes. Nous devons écouter ce « quelque
chose », lui obéir et lui demeurer fidèle, malgré, ou, plutôt parce que,
ce que nous venons de sentir est stupéfiant pour le « moi ». La peur
de l’annihilation disparaissant lorsque nous l’acceptons, ainsi surgissent des
instants privilégiés. Comblés et bouleversés, devant un phénomène de ce genre,
nous sentons en nous ce qui est indestructible, ce qui, par sa plénitude et sa
force, nous donne une nouvelle confiance dans la vie. Alors, tout ce qui
constituait jusque là l’avant-plan de notre réalité ordonnée, telle que nous la
concevions et telle que nous la vivions, se trouve subitement dépassé, traversé
par une tout autre réalité dont le sens nous est révélé au moment précis où
notre capacité de raisonnement atteint ses limites. Ainsi peut-il arriver, au
moment même où s’écroule notre croyance en un « sens de l’existence, en
une justice du monde étayée par des arguments solides, que, pour une première
fois, surgisse une foi créatrice en la Vie et en son véritable sens. On peut
éprouver quelque chose de similaire lorsqu’un « coup du sort » nous
rejette vers un isolement total. L’homme est fait pour le dialogue et ne peut
vivre isolé. Il a besoin d’un partenaire. Il cherche un abri dans la communauté
humaine et dans l’amour. Si l’existence le lui refuse ou le lui prend, il
atteint une limite où il croit qu’il va périr; mais s’il s’incline et accepte,
il transperce ce qui s’est endurci par la menace d’un isolement, et s’il peut s’abandonner
intérieurement, il éprouve le soutien d’une force incompréhensible qui le « rattrape »
et, en l’embrassant, lui permet l’ouverture totale. En s’abandonnant à elle, de
« séparé » qu’il était de l’existence, il se trouve relié et sauvé
dans le refuge de l’amour.
Grâce à des expériences de ce genre, le « tournant »
vers l’Être peut être pris. C’est par elles que la profondeur de notre Être
nous appelle. Nous pouvons L’entendre lorsque le « moi » et toutes
les forces existentielles s’écroulent, forces au moyen desquelles l’homme
pensait pouvoir comprendre et maitriser la vie, tout en se réalisant. Ce sont
justement ces moments où se brise la coquille construite pour donner sécurité,
signification et abri au « moi » dans le monde, qui apportent une
chance à l’homme. Une chance, à condition qu’il accepte l’inacceptable, qu’il
accepte de se trouver subitement porté par l’Être, à l’abri dans l’Être où tout
a un sens, sans vouloir chercher à comprendre au moyen de sa conscience
ordinaire.
Les expériences d’une vie grande nous donnent
la force d’envisager la mort. Il y a des instants pendant lesquels nous sentons
le sens profond de l’existence alors que tout nous semblait absurde un instant
auparavant. Il y a d’autres instants pendant lesquels nous nous sentons
subitement « un » avec tout ce qui nous entoure alors que nous sommes
apparemment abandonnés. Ce sont ces instants qui mettent « hors de ses
gonds » la prédominance de notre façon habituelle d’envisager le monde. Et
c’est bien pour cela qu’il s’agit de purs sommets de notre vie. Cependant la
virtualité d’une transformation, qu’ils contiennent, devient vite la proie d’un
diable toujours à l’affut qui, sous la forme de notre scepticisme, met en doute
ce qu’il y a de vrai et de réel dans chacune de nos expériences, parce que
cette vérité semble ne pas pouvoir trouver sa place dans un système rationnel.
Ce n’est pas seulement pendant les heures
lourdes d’angoisse et de désespoir, qu’au-delà de toutes les limites de notre
entendement, l’infini manifeste en nous sa réalité. Ce n’est pas seulement lors
des moments inoubliables, radieux et bouleversants des purs sommets de l’existence
que se révèle l’Être, Source qui nous fait vivre. Il y a également des instants
et des heures, moins spectaculaires, qui nous trouvent plongés tout à coup dans
un état particulier dans lequel l’Être nous touche, même si nous l’ignorons.
Quelle que soit la durée de cette expérience –
peut-être se passe-t-elle en une fraction de seconde – elle transforme, avec
une évidence indiscutable, la vie en une prise de conscience qui dépasse et
déborde notre conscience existentielle et habituelle du « moi ».
Je me souviens du récit d’une femme qui, très
malade et se croyant mourante, avait ressenti son union définitive dans le
tréfonds de son Être. Elle l’avait ressenti comme un état de profonde
béatitude, comme le fait d’être recueillie par une immense mer d’amour. Elle se
rappelait comme elle s’était livrée, ravie et consentante, à ce passage vers un
état rédempteur. Alors, il se passa quelque chose de curieux. Elle se perçut,
au milieu de cette lumière, comme un noyau,
brillant de façon spéciale. Et, à cet instant elle sut qu’elle n’avait pas le droit
de partir mais qu’elle devait revenir. L’impulsion à retourner dans le monde
était tellement impérative qu’elle dut la suivre. Et, en fait, elle resta
vivante.
Dans ce récit, on retrouve de façon très nette,
les points essentiels du renouvèlement : l’union avec le « fond »,
la rencontre avec le « noyau », et le nouvel essor.
Seul, peut prétendre à la manifestation de l’Être,
dans le monde celui qui accepte le « sombre » en lui-même et autour
de lui lorsqu’il le rencontre, et qui n’écarte pas la possibilité de nouvelles
rencontres avec ce « sombre ». Cela n’est possible que si l’on remet
en cause constamment une position acquise, obéissant ainsi à cette loi de la
vie qui ne tolère aucun arrêt. Un homme ne peut évoluer que s’il n’évite pas la
rencontre avec ce qui lui est contraire. Il faut se mettre en face des forces
du monde telles qu’elles sont, sans préjugés. On ne doit pas éviter ce qui est
sombre, on ne doit pas s’attarder
auprès de ce qui est lumineux. Il faut aller vers la vie, en toute liberté,
ouverts sans réserve, marchant sans arrêt, abandonnant même, si cela est
nécessaire, ce qui a été atteint avec bonheur.
Grande est la tentation de se retirer, loin du
monde, dans un silence « supérieur ». Celui qui le tente revient en
arrière. Celui qui s’est réveillé remplit son service envers l’Être en
témoignant de l’unique nécessité, en luttant, en créant, en aimant. Car la
force rayonnante comme la force créatrice de l’Être authentique ne se
maintiennent jamais vivantes si on les garde précieusement dans un écrin.
Extraits de :
Pratique de la voie intérieure, Le quotidien comme
exercice
Karlfried Graf
Dürckheim (1896-1988)
(Le Courrier du
livre, 1966)
COMMENTAIRE
Belle description de la dualité.
Après des épisodes d’apnée céleste, on a la tête dans la lumière, les pieds dans la vase
et le cœur qui swing de haut en bas et de bas en haut. Pas facile de tenir son équilibre, à moins d'être une statue de pierre...
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