Connaissez-vous par cœur les numéros de téléphones de vos meilleurs amis? Je parie que non... Pourtant, nous aurions intérêt à faire travailler notre mémoire à l’aide de diverses astuces si nécessaire. On dit que Roosevelt pouvait se souvenir du nom des gens qu’il avait rencontrés une seule fois, des mois après. Son truc : il visualisait le nom de la personne écrit sur son front juste après la brève présentation. Associer un objet à un nom est aussi une technique efficace – par exemple corréler le prénom Madeleine au gâteau du même nom. Ou à une chanson, celle de Brel en l’occurrence (Madeleine était une amie de Brel. Elle avait une fois oublié un rendez-vous avec lui. Cet oubli est à l'origine de la chanson : Ce soir, j'attends Madeleine; J'ai apporté du lilas...). Avez-vous de la difficulté à retrouver vos clefs? Quand vous les déposez dites à haute voix «mes clefs sont sur la table, ou ...»
Le fait de moins utiliser notre mémoire à cause de la technologie n’est qu’une conséquence parmi des milliers d’autres. Notamment l’incapacité de réfléchir, de prendre du recul, à cause de ce ridicule besoin de connexion/réponse instantanée, même quand il n’y a pas d’urgence. La patience a disparu mais paradoxalement, plusieurs perdent beaucoup de temps à attendre des réponses sur les réseaux sociaux ou des retours d'appels!
En tout cas, j’ai bien hâte de voir le dernier documentaire de Verner Herzog, Lo and Behold: Reveries of the Connected World présenté au Sundance Film Festival la semaine dernière. Après avoir lu quelques commentaires de journalistes, et si je me fie à la pertinence de son documentaire sur le texting au volant (1), je suppose que rien du phénomène Internet n’a échappé au regard perçant du brillant réalisateur. Il donne la parole aux créateurs, aux adeptes et aux victimes – radiations dues au sans fil, harcèlement en ligne, dépendance aux réseaux...
«Les rires du début s’étouffent à mesure que le film avance. Nous apprenons qu’un couple de sud-coréens accros jouait à des jeux vidéo pendant que leur enfant était en train de mourir de faim. Ensuite, il y a cet homme qui s’est fait amputer une jambe parce qu’il était assis trop longtemps quand il est en ligne, et puis ce groupe qui évite la toile à cause des effets nocifs invisibles de la technologie. En dépit des histoires d’horreur, Lo and Behold est fondamentalement positif. ... [En bout de ligne] il rend hommage au web et à la techno pour ce que c’est – quelque chose d’à la fois ridicule et brillant.» (Lanre Bakare, The Guardian, 24 janvier 2016)
Notre société dépend d'Internet pour presque tout, mais nous prenons rarement le temps d’examiner son inquiétante omnipotence. Herzog décrit Internet comme «l'une des plus grandes révolutions que les humains soient en train d’expérimenter», mais il se demande également si Internet ne causera pas plus de tort que de bien – si ce n’est déjà fait. Il espère simplement nous faire prendre conscience de ce qui se passe.
Herzog expliquait qu’il avait développé une aversion aux réseaux sociaux et à d’autres formes de technologie. Il ne trimballe pas de cellulaire, et raconte qu’il n’a pas allumé son téléphone pendant un an complet. Il utilise un ordinateur pour les courriels et Google Maps. Définitivement pas un geek... et c’est justement le fait d’être étranger au phénomène qui lui a donné envie de l’examiner.
Citations (Herzog en conférence de presse) à prendre avec humour je suppose...
Au sujet de l’importance de Twitter et des réseaux sociaux : «Je n'ai jamais vu un seul tweet intéressant! Qu'est-ce qui vous impressionne dans 100 000 tweets, 100 000 fois des stupidités en 140 caractères?»
«L’Internet n’est pas un nuage. C’est juste des serveurs et des routeurs. C’est très facile à contrôler, et très facile à détruire. D’ailleurs, donnez-moi un bazooka, et je m’en charge.»
«L’Internet est quelque chose que les écrivains de science-fiction n'avaient pas vu venir. Les voitures qui volent et la colonisation de l'espace, oui, mais personne n'avait Internet sur son radar.»
«Mon réseau social, c’est ma table de cuisine. Ma femme et moi cuisinons pour un maximum de quatre invités car on ne tient pas à être plus de six.»
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Je ne suis pas abonnée à Twitter ni à Facebook et je n’ai pas de cellulaire. Par instinct de protection contre l’obsessionnelle disponibilité? Néanmoins, je n’éprouve aucun manque. Et puis, comme les «Like moi» ne dépendent pas de notre volonté, pourquoi s’en rendre esclave? À l’instar du cinéaste, mes réunions conviviales se limitent à quatre invités maximum, en chair et en os; cela suffit à mon bonheur. Au moins on peut se regarder dans les yeux, et lire les émotions sans l’aide d’émoticônes.
Complément
Les relations sur Internet
Par Jean Garneau, psychologue
Mes réflexions ci-dessous s'appliquent à tous les genres de relations qui sont développées à partir du réseau Internet : relations amoureuses, relations d'amitié et aux relations professionnelles.
Les relations établies par courrier électronique sont souvent très intenses. Plusieurs y trouvent avec beaucoup de satisfaction une ouverture et une authenticité qu'ils rencontrent rarement dans leurs autres relations. Pourtant, lorsque vient le moment où on veut transformer ces relations «virtuelles» en relations «face à face», l'adaptation est toujours difficile et les échecs sont fréquents.
Les contraintes de la communication par Internet
Lorsqu'une relation s'établit ou se développe à travers le réseau Internet, elle est limitée par un cadre qui lui impose des contraintes bien précises. Ces contraintes sont à la fois des avantages et des inconvénients du point de vue du développement de l'intimité.
Pour cet article, je vais étudier les dimensions de la communication qui s'appuient sur le courrier électronique ou ses équivalents – listes de discussion, forums de discussion, de partage, d'entraide ou de support. [...]
Les caractéristiques les plus importantes des communications par courrier électronique sont les suivantes :
- l'absence des indices non-verbaux,
- une communication asynchrone,
- l'expression écrite plus complète.
[...]
Les conséquences pour les relations
Les relations deviennent facilement très intenses
- parce qu'on s'exprime de façon plus complète, plus authentique, moins prudente, donc plus satisfaisante,
- parce qu'on invente l'autre comme on le voudrait,
- parce qu'on a l'impression d'être bien compris,
- parce qu'on n'a pas besoin d'assumer autant ce qu'on avance,
- parce qu’on laisse plus de place à l’imagination et à la fantaisie.
Les sentiments (positifs et négatifs) ont tendance à être plus forts
- parce qu'on en exprime plus et plus librement,
- parce qu'on ne voit pas l'autre réagir à notre expression,
- parce qu'on imagine les réactions de l'autre sans vérifier,
- parce qu'on perçoit moins les limites suggérées par les réactions de l'autre,
- parce qu’on invente l’autre en fonction de nos besoins et de nos peurs.
Les malentendus (positifs et négatifs) sont fréquents
- parce qu'on répond à des attaques qu'on a en grande partie imaginées, ce qui dégénère en guerres verbales enflammées («flame wars»),
- parce qu'on répond à des sentiments qu'on imagine, ce qui permet de vivre des amours romantiques qui échappent à la réalité et au quotidien,
- parce que l’autre fait ses propres constructions semi-imaginaires de son côté et que ses inventions ne correspondent pas souvent avec les nôtres.
Il est toujours difficile de transposer la relation dans la réalité «ordinaire»
- parce que la part de l'imaginaire est très large,
- parce que ce qu'on imagine de part et d'autre est différent,
- parce qu'on est plus intime (par écrit) que ce qu'on est prêt à assumer (en personne),
- parce que toutes nos vulnérabilités se retrouvent en jeu (particulièrement celles qui concernent notre image corporelle).
On finit presque toujours par vouloir se rencontrer «en personne»
- parce qu'on vit un attachement réel et important qu'on veut prolonger et étendre,
- parce qu'on éprouve le besoin d'assumer davantage ce qu'on vit et ce qu'on exprime dans le cadre de cette relation.
Il est facile d'utiliser les relations sur Internet comme compensation parce que la qualité de communication et d'expression qu'on atteint est souvent nettement supérieure à celle de notre vie quotidienne, parce que nous n'avons pas à nous assumer vraiment dans la relation virtuelle, parce que c'est la relation «personnelle» qu'on établit en premier, plutôt que celle qui s'appuie sur l'apparence ou l'attrait physique.
Article intégral : http://www.redpsy.com/infopsy/webrelations.html
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(1) À voir : «From one second to the next». 100 000 accidents par année impliquant des texteurs, et le nombre ne cesse d'augmenter. Il suffit d’une seconde pour tuer / se tuer. Les derniers mots de certains texteurs étaient «J’arrive» ou «Je t’aime», ils auraient pu attendre...
http://situationplanetaire.blogspot.ca/2013/08/le-texto-au-volant-par-werner-herzog.html
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