24 février 2016

Parfois on veut juste pleurer

Les parents et les jeunes devraient lire l’autobiographie  d’Arielle Desabysses «14 ans et portée disparue» – pourquoi pas une lecture obligatoire dans les écoles et cégeps. Ce livre pourrait aider à prévenir plutôt qu’à guérir.

Acheté et lu d’une traite. Une histoire infiniment triste, une expédition dans l’ignoble système d’exploitation sexuelle. Contrairement à ce qu’on pense, ces drames sont très fréquents ici-même.

L’histoire nous offre du même coup un aperçu de ce que vivent les familles autochtones – à ce jour, on n’arrive même pas à dénombrer les disparitions et les assassinats!



Résumé de l’éditeur :
Mars 20xx. Arielle, 14 ans, se rebelle contre l'autorité de son père. Elle ne voit qu'une solution pour faire bouger les choses : fuguer.
8h : Arielle fait semblant de partir pour l'école à l'heure normale.
9h25 : Elle prend l'autobus en direction de Montréal et débarque au terminus Henri-Bourassa.
17h46 : Le jour décline. Désorientée, l'adolescente se réfugie sur un banc de parc, coin Pie-IX et Monselet.
22h15 : Épuisée, frigorifiée, elle s'endort.
1h22 : Elle est réveillée par quelqu'un qui fouille dans son sac, puis violée et battue par deux hommes.
6h38 : Un inconnu lui offre son aide.
18h35 : Arielle se réveille dans un lit, nue, écrasée sous un corps. On la viole à nouveau.
21h20 : Reprend conscience dans une ruelle, étendue à plat ventre sur l'asphalte.

C'est le début d'un long cauchemar qui l'entraînera malgré elle jusque dans un réseau de trafic humain. Là où les jeunes filles de son âge sont très populaires en tant qu'esclaves sexuelles...

14 ans et portée disparue
Arielle Desabysses
Éditions De Mortagne, octobre 2015

Extraits  

«Les engueulades entre mon père et moi étaient déjà fréquentes, et elles ne cessaient d’empirer. ... Plus on voulait rendre à l’autre la monnaie de sa pièce, plus les affrontements s’aggravaient. On était prisonniers de ce cercle vicieux, à tel point qu’il nous était impossible d’entrevoir une issue.» (p. 39) 
   «Je devais partir, m’éloigner, avant qu’il ne soit trop tard. C’était une question de vie ou de mort, j’en étais persuadée. ... Avant même que je comprenne ce qui était en train de se passer, je me suis retrouvée dehors, mes bottes dans la neige, mon sac sur l’épaule, mes pas me dirigeant vers le terminus d’autobus au lieu de me mener vers l’arrêt d’autobus scolaire, avec seulement trois dollars en poche. ... Après une heure et demie de marche, je montais dans un autobus en direction de Montréal.» (p. 48-49) 
   «Lorsque le jour a commencé à décliner, j’étais frigorifiée et totalement désorientée après avoir erré pendant des heures. Je me suis étendue sur un banc de parc, en serrant mon sac à dos contre ma poitrine pour tenter de me réchauffer. ... Je ne sais pas exactement depuis combien de temps je dormais, mais des voix m’on tirée du sommeil. ... Je me suis débattue farouchement, mais ils étaient trop forts et trop lourds pour que je réussisse à les pousser et à me sauver. ... Terrorisée, j’ai déclaré forfait. ... Sanglots. Coups de poing en plein visage. Étourdissements. Douleur lancinante de mon pubis jusqu’au fond du ventre. Mains puissantes autour de mon cou. Suffocation. Mal cuisant à ma gorge. Implorations inutiles. Supplice barbare et inoubliable.» (p. 54-55) 
   «J’ai remonté délicatement mon jeans et je me suis remise tranquillement sur mes deux pieds. J’ai ramassé mes vêtements, éparpillés sur le sol, puis j’ai quitté le décor du premier acte de ma tragédie, ce plateau ténébreux et maudit à proximité de la rue Monselet.» (p. 57) 
   «Comment pouvait-on se montrer si abject avec ses semblables? Comment avais-je pu être aussi ingénue, aussi naïve, et ne pas avoir compris que Djafar [le «bon samaritain» qui l’avait «aidée»] allait profiter de ma détresse? Comment un être humain pouvait-il agir aussi inhumainement? Comment un homme, des hommes, pouvaient-ils agir avec une telle cruauté, une telle violence, une telle obscénité? Comment des hommes pouvaient-ils se conduire comme des monstres? Comment une jeune fille comme moi avait-elle pu devenir cette loque? En vingt-quatre heures?» (p. 67-68)

Puis, elle rencontre la «bonne samaritaine» qui l’introduira dans un réseau d’exploitation sexuelle de gangs de rue – alcool, drogues, violences physiques, intimidation, menaces et viols collectifs. L’accoutumance rapide aux drogues fait en sorte qu’il faut «travailler» pour les payer. Fuir? Impensable, les gangs de rue sont solidaires en dépit de leurs rivalités. Un cercle vicieux apocalyptique qui ne laisse entrevoir que la mort comme issue. Comment des jeunes filles de cet âge peuvent-elle sortir du piège? 

«Que tu sois une jeune fille de quatorze ans habillée de la tête au pied comme si tu partais en randonnée de motoneige ou que tu sois une jeune femme de vingt-cinq ans vêtue d’une simple culotte sur laquelle il y a «Baise-moi» brodé sur le derrière, ça revient au même. D’une façon ou d’une autre, quelqu’un quelque part aura envie de te baiser, de te posséder, de te dominer. ... Le sexe et l’argent sont les deux principales choses qui gouvernent le monde. Détenir le pouvoir.» (p. 107) 
   «Comment des hommes, sans doute des pères de famille et des époux aimants, peuvent-ils demander des faveurs sexuelles à une jeune fille, visiblement mineure, et ne ressentir aucun remords lorsqu’ils embrassent leurs enfants sur le front? Comment une société soi-disant aussi évoluée que la nôtre peut-elle occulter d’aussi sombres failles?» (p.123) 
   «Il ne faut pas oublier que le sexe est un marché très lucratif – une vraie mine d’or pour certains. Et puis, il n’y a aucun risque de se retrouver au chômage, puisque la demande ne cessera jamais. C’est de l’argent «vite fait», mais à quel prix…» (p. 130)

Un autre «sauveur» lui propose de fuir à Niagara Falls vu que les policiers, alertés par la famille, sont à ses trousses. Un complice du réseau vient la chercher :
   «Environ une demi-heure a passé et la voiture s’est arrêtée. ... On était à l’arrière d’un garage ou un bâtiment de ce genre (dans le secteur de Rivière-des-Prairies, je crois, mais je peux me tromper). ... Une angoisse foudroyante a jailli dans tout mon corps, comme si je recevais des électrochocs. ... Comment Alan avait-il pu se montrer aussi attentionné s’il savait dans quel genre de merdier il m’envoyait? ... Pour tromper ma vigilance? ... J’ai ouvert brusquement la portière et je me suis élancée à l’extérieur. J’ai couru le plus rapidement possible, mais un homme à la peau foncée m’a soudainement plaquée au sol. Mon crâne a percuté l’asphalte et j’ai eu envie de vomir. L’homme a soulevé ma tête et l’a recouverte d’un sac en toile. ... Il m’a frappée en plein visage en cognant violemment ma tête contre l’asphalte et je me suis évanouie.» (p. 147-149)

La suite est inimaginable – séquestration par des trafiquants d’humains.


Street art : Zilda. La rue devient le décor de nos mémoires : c’est le travail de l’artiste rennais. Il mélange peinture, scénographie et photographie pour ressusciter et réinterpréter les figures de l’imaginaire collectif. Ces œuvres éphémères sont amenées à disparaître mais là où elles ont été, chacun se souviendra de ce qu’il avait oublié. (Via boumbang.com)

Après deux mois d’horreurs : 
   «Les tremblements de terre se sont arrêtés, les grondements du tonnerre se sont éloignés, les mugissements du vent dans les feuilles se sont tus, les racines des arbres se sont replantés dans la terre, lentement, prudemment.» (p. 197) 
   «La vie est une succession d’événements qui se définissent ainsi : dramatiques, banals et fastes. Chacun vivra sa part respective de ces trois types d’événements. Malheureusement, la vie ne suit aucune règle, elle n’exerce aucune justice, elle nous porte même d’innombrables préjudices. La répartition est donc inégale et inique, mais nous sommes totalement impuissants devant ces injustices. Nous ne pouvons qu’essayer de bien mener notre vie à travers les fatalités qui échappent à notre contrôle.» (p. 199)

«Les victimes du trafic d’êtres humains au Canada sont forcées à se prostituer par des trafiquants, des proxénètes ou des membres de gang de rue en échange de leur vie sauve, tandis que les victimes d’exploitation sexuelle ont été «recrutées» puis forcées à se prostituer pour des trafiquants, des proxénètes ou des membres de gangs de rue en échange de nourriture, d’un toit, de vêtements, etc. Il n’y a pas beaucoup de différence entre les deux cas, car les victimes se retrouvent esclaves d’une certaine façon. Le terme esclave est valide dès qu’une personne est vendue, échangée, utilisée, violentée ou cédée. De ce fait les victimes du trafic d’êtres humains ou de l’exploitation sexuelle sont également des victimes d’esclavage ou d’esclavage sexuel.» (p. 226) 
   «Au Canada, les trafiquants ont des manuels qui leur enseignent des tactiques de conditionnement et d’exploitation des êtres humains, principalement de sexe féminin. Leurs procédés incluent la séquestration, la violence physique, le viol en groupe, les menaces de violence envers les victimes et leurs famille, l’induction d’une dépendance aux drogues, etc. 
   »Grâce à des manipulations subtiles et intelligentes, les trafiquants canadiens d’êtres humains créent souvent une dépendance affective en prétendant vouloir être le petit ami ou le conjoint des victimes. Les trafiquants sur le plan international, eux, dupent leurs victimes en leur promettant du travail, les envoient dans un pays dont ils ne parlent pas la langue, puis ils leur volent leur passeport, les isolent, etc. 
   »Les trafiquants canadiens d’êtres humains trouvent leurs proies dans les endroits fréquentés par les jeunes : les écoles, les parcs, les terminus d’autobus, certaines stations de métro, les centres commerciaux, les arcades, etc. Au départ les victimes sont comblées tant au niveau affectif que matériel. Alors, les trafiquants mettent en place leur stratégie machiavélique, les jeunes filles s’éprennent d’eux. Au bout de quelques semaines ou de quelques mois, ils leur ordonnent de rembourser leurs prétendues dettes en vantant les avantages de la danse (à 10$ ou 20$, cette dernière permettant au client de toucher la jeune fille) et, très vite, de la prostitution, puisque les prétendues dettes ne cessent de s’accumuler.» (p. 233-235) 
   «Les problèmes de santé physique et mentales sont, bien sûr, des répercussions de l’esclavage sexuel recensées presque inévitablement chez toutes les victimes. Peu importe la durée de leur «exposition» les risques de perturbations sont importants. 
   »Les manifestations sont nombreuses et d’intensité variable, et leurs conséquences peuvent être graves, voire mortelles : insomnie, stress élevé, manque d’appétit, consommation d’alcool et/ou de drogues, ITS, VIH, hépatites, grossesses non désirées, etc. ...
   »Ce ne sont pas tous les clients qui se protègent, surtout avec des jeunes mineures. D’ailleurs, de nombreux proxénètes offrent les activités sexuelles sans condom pour un léger supplément. On compte de nombreuses blessures physiques. Les jeunes filles subissent très souvent la violence des clients et des proxénètes; ces derniers les obligent parfois à des actes avilissants – sodomies répétées, urolagnie, coprophagie, pratiques sado-maso gore, etc.» (p. 236) 
   «Le jour où j’ai fugué, j’étais à des lieux d’imaginer que des viols répétés, l’exploitation sexuelle et un kidnapping allaient bouleverser mon existence à tout jamais. Aujourd’hui, à l’âge adulte, et en toute connaissance de cause, je peux vous assurer que mes choix seraient bien différents, si j’avais la possibilité de remonter dans le temps.» (p. 239)

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Tandis qu’on fait un procès post mortem au cinéaste Claude Jutra, je me dis que nous devrions éviter de piédestaliser des célébrités, d’utiliser leurs noms en toponymie ou de les corréler à des événements récurrents... pour des raisons évidentes.  

Lors d’une interview Arielle Desabysses disait que parmi les clients qui fréquentent les réseaux de mineures on trouve des gens de tous les milieux : «autant des personnes haut placées, des juges et des avocats que des commis de dépanneurs». Dans le documentaire Le commerce du sexe, une travailleuse du sexe disait : «J’ai comme clients des hommes d’affaires, beaucoup d’ingénieurs, des avocats, beaucoup de fonctionnaires, et aussi des gens du milieu de l’humour.» (1) 

Matière à enquête? Des têtes tomberaient? Ah mais, il faudrait d’abord dénoncer. Or cela est humiliant et risque de se retourner contre les plaignant(e)s, comme dans l’affaire Ghomeshi...

Arielle Desabysses disait aussi que le problème du trafic d’êtres humains est très sérieux au Canada – partout entre Montréal et Vancouver. Il n’est pas rare, lors de perquisitions, de trouver des mineures, âgées de 14 ans et moins, attachées aux murs des maisons closes. Si après deux semaines on n’a pas retrouvé les disparues, les chances de les récupérer sont quasi nulles. On dit qu’après avoir été enlevées, l’espérance de vie des jeunes filles est de 5 ans. «Il y a beaucoup plus de pédophiles qu’on ne le croit. La pédophilie est en croissance et l’inceste aussi d’ailleurs», disait-elle.

Est-il possible aux survivant(e)s de se réconcilier avec le genre humain, et en particulier avec les hommes et la sexualité? Tâche herculéenne je suppose.  

J’ajouterai qu’il est particulièrement crucial d’apprendre (et d’enseigner) à détecter les «psychopathes d’à côté» qui se multiplient comme le chiendent, qu’il s’agisse de pédophiles ou autres, en particulier les «gentils»...
http://artdanstout.blogspot.ca/2015/02/le-psychopathe-da-cote.html

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(1) Voyez Industrie du sexe 1, 2, 3; 30 juillet 2015 : http://artdanstout.blogspot.ca/2015/07/industrie-du-sexe-2-le-peak-de.html

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