Parades et trophées
«Entre les meneaux, elle vit un pick-up arriver paresseusement par la rue du Moulin avec, allongée sur le capot, une magnifique biche tachetée. La camionnette fit lentement le tour du parc, ralentissant le pas des villageois. C’était la saison de la chasse, mais ces chasseurs-ci venaient surtout de Montréal ou d’autres villes. Ils louaient des pick-up et, tels des mastodontes en quête de nourriture, régnaient sur les routes de terre, de l’aube au crépuscule, à la recherche de cerfs. Lorsqu’ils en repéraient un, ils s’arrêtaient sournoisement, sortaient du camion et tiraient. ... Ayant ligoté le cerf au capot de leur camionnette, ces mêmes chasseurs parcouraient la campagne, certains d’exhiber la preuve de leur grandeur, allez savoir pourquoi!
Chaque année, des chasseurs tiraient sur des vaches ou des chevaux, sur des chiens ou des chats, et les uns sur les autres. Incroyablement, il leur arrivait de se tirer eux-mêmes, peut-être au cours d’un épisode psychotique où ils se prenaient pour du gibier. Les gens savaient que certains chasseurs – pas tous – ont de la difficulté à distinguer un pin d’une perdrix ou d’une personne.» (Réflexion de Clara, p. 8-9)
Source : En plein cœur (Still life), LOUISE PENNY, trad. Michel Saint-Germain, Éd. Flammarion 2010
«L'essence de ce prétendu ‘sport’ consiste en une sorte d’excitation dérivant de la poursuite et de la mise à mort des animaux. Parmi les arguments du sportsman, le fleuron de l’absurdité, une absurdité qui bat toutes les faussetés servies, est l’affirmation que ce sport ennoblie le caractère parce qu’il adoucie et humanise! Le vrai sportsman, comme le vrai soldat, n'est jamais cruel. Il est miséricordieux, chevaleresque, réfléchi, il a le cœur tendre, et il est sympathique. Et ces qualités résultent de la pratique du sport. Il est parfois difficile de rester sérieux quand on essaie de réfuter ces fieffés nonsenses. La chasse sportive est peut-être la plus stupide et la plus vulgaire de toutes les formes de cruauté.»
~ Henry S. Salt (1851-1939) humaniste et homme de lettre britannique
Et puis, il y a la catégorie «grands» chasseurs. Ceux-là se font amener leurs proies sous le nez par des guides, et vlan! voilà un autre éléphant, un autre lion ou un autre rhinocéros rayé de la liste des espèces en voie d’extinction... Pour moi, ils ne sont pas au courant, sinon ils ne feraient jamais ça, voyons donc!
Le dernier du genre a tué (dans une zone officiellement protégée où la chasse est interdite) le plus grand éléphant recensé en Afrique depuis 50 ans. L’éléphant aurait été traqué afin de l’acheminer du parc Kruger vers le parc Gonarezhou au Zimbabwe. Le braconnier allemand aurait déboursé 53 000 euros pour la traque. Il visait un ‘Big Five’, soit un léopard, un lion, un buffle, un rhinocéros ou un éléphant. Johnny Rodriguez, président du groupe de conservation du Zimbabwe, déplore l'immunité des touristes qui abattent des animaux au Zimbabwe tandis que les habitants du pays risquent gros pour ce type d'action : «Si un Zimbabwéen tue un animal pour nourrir sa famille, il risque entre 5 et 15 ans de prison, mais quand un riche chasseur étranger arrive pour abattre un animal, il a le droit de le faire.»
~ Ricky Gervais (PETA)
Un journaliste québécois blâmait les réseaux sociaux pour avoir tenté de détruire la réputation du dentiste américain Walter Palmer (le tueur du lion Cecil). Ce n’est pas le dentiste qui était visé, mais le chasseur d’animaux protégés, notamment le dernier spécimen à crinière noire.
Dans cette veine :
Les trophées de la cupidité et de la vanité
http://situationplanetaire.blogspot.ca/2015/07/les-trophees-de-la-cupidite-et-de-la.html
La barbarie : une maladie de civilisation
http://situationplanetaire.blogspot.ca/2015/07/la-barbarie-une-maladie-de-la.html
«Chasse gardée» : le point de vue de l’écrivain et anthropologue Serge Bouchard
Le dentiste du lion
Serge Bouchard
22/09/2015
L’idée de pureté est une idée curieuse. Elle suppose une discrimination entre le pur et l’impur, entre le net et le moins net. Lorsque nous pensons protéger une nature vierge, nous la supposons intouchée, inaltérée, pure comme de l’eau de roche. En principe, il ne faudrait pas y poser le pied puisque nous avons le pied aussi sale que la main. Dès lors, cette nature vierge demeurerait inaccessible à jamais, puisque le seul fait d’y pénétrer pour mieux la contempler constitue un viol, une prise de virginité.
Les Américains ont un mot pour désigner les espaces sauvages : wilderness. Ils ont aussi la manière. Au XIXe siècle, ils ont développé leurs parcs nationaux en considérant qu’il fallait protéger ces territoires chastes de l’industrialisation et de la patte de l’homme. En réalité, il s’agissait de mettre de côté des réserves de paradis luxuriants pour le bénéfice des élites et des privilégiés, bien sûr au détriment des classes populaires et des couches inférieures de l’humanité. La nature pure exclut les humains cachés dans ses broussailles; seuls les anges fréquentent le paradis.
La wilderness américaine a même son icône : Theodore Roosevelt. Le président était un chasseur compulsif, tout comme ce dentiste qui a tué récemment au Zimbabwe un lion intouchable. Pouvoir se payer la tête d’un lion, cela indique bien le statut de l’ultra-prédateur. Teddy Roosevelt aimait les armes, la virilité, la race blanche. Ces qualités réunies, il ne lui restait plus qu’à créer des terrains de jeux pour les puissants de ce monde, des lieux sacrés où le prédateur suprême pourrait chasser en paix l’ours et le gros gibier, pêcher la truite à la mouche et le noble saumon, sans être importuné par le menu fretin de la société.
Nous avons été au Québec à l’avant-scène de cette comédie. La nature sauvage, dont le pays regorgeait, n’appartenait nullement aux petits Canadiens français, et surtout pas, ironiquement, aux Sauvages. La nature appartenait à celui qui avait des loisirs et assez de goût, de raffinement, pour en jouir pleinement. Servir l’Américain, guider ces messieurs, fut notre destin. Nous avions tous le statut de «boy», comme dans les colonies. Autrement, si nous affichions quelque indépendance, si nous tuions l’orignal ou le saumon pour le manger, on faisait de nous des braconniers, des moins que rien, de petits pygmées qu’il fallait chasser des bonnes terres. Bas les pattes! Laissés à nous-mêmes, nous étions capables de détruire les ressources. Nous avions de la pureté à la pelle, mais nous étions trop impurs pour en profiter.
Monsieur Menier, le riche chocolatier qui devint propriétaire d’Anticosti en 1895, investit une fortune pour développer son île : il en fit une réserve de chasse pour l’élite mondiale désirant se divertir à la manière des rois. Et pour faire les choses proprement, il n’eut de cesse d’en éloigner les Innus et les Cayens, ces parasites de la nature. Le comte de Gobineau, auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines, était un grand ami de Menier et un grand amateur de safari. Où l’on voit que tout se tient. Le cercle des bien-pensants s’entendait sur les privilèges des humains supérieurs en face d’une nature qui leur revenait de droit. Terre sauvage, carré de sable des puissants messieurs de ce monde, chasse gardée des seigneurs aryens, nature réservée à l’usage des tenants de l’infériorité des races impures. Expulsons le Massaï du Serengeti, l’Indien de Yosemite, l’Algonquin du parc de La Vérendrye, le Montagnais de sa rivière, expulsons ces peuples de Métis, ces braconniers qui chassent pour manger; ne trouvez-vous pas que l’humain original fait tache dans les décors vierges du paradis terrestre?
Au tournant du XXe siècle, des journalistes américains des magazines de type outdoor cherchaient encore des autochtones «n’ayant jamais vu d’hommes blancs», quelque part au nord du lac Ashuanipi, dans la région de Petisikapau. Car la présence de Sauvages, naturellement, était gage de sauvagerie... Il suffit pourtant d’évoquer les explorations du géologue Henry Youle Hind au Labrador vers 1860, les réflexions du chroniqueur Arthur Buies sur le territoire québécois tout au long des années 1870 ou le fameux essai sur la Côte-Nord du naturaliste Napoléon-Alexandre Comeau, publié en 1909, pour se rendre compte que la nature sauvage, déjà, n’existait plus. Les sportsmen anglais et américains s’étaient donné des privilèges exclusifs de pêche au saumon sur les rivières québécoises depuis au moins 1850. La chasse sportive, la pêche à la mouche, le droit de tirer sur tout ce qui bougeait, du martin-pêcheur jusqu’au huard et à l’ourson – sans oublier le droit de chasser le Sauvage –, tout cela avait sonné le glas de la fameuse wilderness.
Le lion doit être tué par un riche dentiste du Minnesota. Cela est dans l’ordre de la nature. Seul le dentiste aux dents plus blanches que blanches a le droit d’entrer nuitamment dans la réserve faunique africaine. Autrement, ce serait le chaos. L’Américain sacrilège a tué le lion à crinière noire, un lion protégé et interdit, le symbole même de la savane pure. L’argent s’est toujours arrogé la part du lion.
L'ESPRIT DU LIEU
http://quebecscience.qc.ca/accueil
Aucun commentaire:
Publier un commentaire