Je suis une inconditionnelle de Henning Mankell. Il observait l’humain avec lucidité, sans le juger ni le mettre sur un piédestal. Il brossait des portraits réalistes, sans occulter quoi que ce soit de la laideur et de la beauté de la nature humaine. J’ai aimé tout ce que j’ai lu et vu. Notamment les premières séries Wallender avec Krister Henriksson. Beaucoup d’imitations... mais il manque l’âme, le cœur, la profondeur de sentiment et la pensée de l’auteur qui les a inspirées.
J’étais extrêmement peinée d’apprendre sa mort aujourd’hui. J’aurais aimé le lire encore longtemps. Étrangement, il y a deux jours je me demandais comment il s’en sortait avec son cancer; j’ai écouté le thème musical de Wallender et relu quelques passages notés du roman Les chaussures italiennes. En voici quelques-uns qui me paraissent de circonstance.
Résumé : À 66 ans, Fredrick Welin vit reclus depuis 12 ans sur une île de la Baltique avec pour seule compagnie un chat et un chien et pour seules visites celles du facteur de l’archipel. Depuis qu’une tragique erreur a brisé sa carrière de chirurgien, il s’est isolé des hommes. Pour se prouver qu’il est encore en vie, il creuse un trou dans la glace et s’immerge chaque matin. Au solstice d’hiver, cette routine est interrompue par l’intrusion d’Harriet, la femme qu’il a aimée et abandonnée 40 ans plus tôt. Harriet qui se meurt d’un cancer exige qu’il tienne une vieille promesse : lui montrer un lac forestier éloigné.
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Pour ce qui est de me sauver, en tout cas, c’est inutile. Je n’ai pas de projets de suicide.
Dans un autre temps, juste avant la catastrophe, il m’est arrivé, oui, de vouloir en finir. Pourtant, je ne suis jamais passé à l’acte. La lâcheté a toujours été une fidèle compagne de ma vie. Maintenant comme alors, je pense que le seul enjeu, pour être vivant, est de ne pas lâcher prise. La vie est une branche fragile suspendue au-dessus d’un abîme. Je m’y cramponne tant que j’en ai la force. Puis je tombe, comme les autres, et je ne sais pas ce qui m’attend. Y a-t-il quelqu’un en bas pour me recevoir? Ou n’est-ce qu’une froide et dure nuit qui se précipite à ma rencontre? (p.11)
Tout en écoutant le bruit, j’ai pensé que la vie avait défilé très vite. Je suis ici maintenant. Un homme de soixante-six ans, solvable, porteur d’un souvenir qui le taraude en permanence. (...) Il y a un instant, j’en étais encore au premier acte. Voilà que l’épilogue a commencé. (p.12-13)
Aucun courrier aujourd’hui. Hier non plus, il n’y en avait pas. Jansson, le facteur de l’archipel, vient quand même. Il y a douze ans, je lui ai pourtant interdit d’accoster à mon ponton si c’était pour m’apporter de la réclame. Je n’en pouvais plus des promotions sur le lard salé et les ordinateurs. Je lui ai dit que je ne voulais avoir aucun contact avec ces gens qui me pourchassaient avec leurs offres spéciales. La vie n’est pas une affaire de réduction, voilà ce que j’essayais d’expliquer à Jansson. La vie, au fond, c’est quelque chose de sérieux. Il y a un enjeu, je ne sais pas lequel, mais il faut tout de même croire qu’il existe, et que le sens caché se trouve un cran au-dessus des chèques-cadeaux et des tickets de grattage.
Ça a provoqué une prise de bec, qui n’était ni la première, ni la dernière. Parfois je crois que ce qui nous unit, Jansson et moi, c’est la rage. N’empêche qu’après ce jour-là il ne m’a plus jamais apporté de réclame. (p.19)
Au fond, je ne sais rien de Jansson, à part le fait que son prénom est Ture et qu’il est le facteur de l’archipel. Je ne le connais pas et il ne me connaît pas. Mais quand son bateau – ou, en hiver, son hydrocoptère – apparaît au détour de la pointe, je suis presque toujours sur le ponton à l’attendre. Je l’attends, je me demande pourquoi, et je sais que je n’aurai jamais de réponse.
C’est comme attendre Dieu ou Godot, sauf qu’à la place c’est Jansson qui arrive.
Quand ça me prend, je m’assieds à la table de la cuisine et j’ouvre le journal de bord que je tiens depuis que je vis ici. Je n’ai rien à raconter et je ne vois personne qui puisse s’intéresser un jour à ce que j’écris. Mais j’écris quand même. Chaque jour de l’année, quelques lignes. (…) J’écris la chronique d’une vie qui a tourné court. (p.22)
Jansson est quelqu’un pour qui ma générosité bienveillante va de soi, et c’est sans doute pour ça qu’il me déplaît tant. C’est difficile d’avoir pour plus proche ami quelqu’un qu’on n’aime pas. (p.25)
Je n’ai jamais, au grand jamais, laissé Jansson entrer dans ma maison, et je n’avais aucune intention de déroger à la règle.
Parfois j’aimerais avoir quelqu’un à qui parler. Les échanges avec Jansson ne peuvent pas vraiment être appelés des conversations. Ce sont des bavardages. Des bavardages de ponton. Il me raconte des choses qui ne m’intéressent pas. Il m’oblige à diagnostiquer des maladies imaginaires. Mon ponton et ma remise sont devenus une clinique privée réservée à un seul patient. (...)
Mais on ne peut pas dire que les propos que nous échangeons constituent une véritable conversation.
J’ai parfois tenté de lui demander son avis, en général, sur la vie et sur l’abîme qui nous attend. Mais il ne comprendrait pas. Sa vie tourne autour des lettres, timbres, recommandés, accusés de réception, mandats, virements, et d’une quantité atroce de réclame. (...) Avec tous ces sujets de préoccupation, Jansson n’a sans doute pas d’avis sur l’abîme. (p.26-28)
J’ai essayé de parvenir à une décision. Fallait-il continuer à garder ma forteresse? Ou m’avouer vaincu et tenter d’utiliser à bon escient le temps qu’il me restait peut-être à vivre? (p.29)
Les chaussures italiennes
Henning Mankell (8 février 1948 – 5 octobre 2015)
Traduction : Anna Gibson
Éditions du Seuil (2009)
Une dernière citation du même roman :
Autres :
[...] je réserve dans l'année un certain nombre de semaines, appelons-les blanches, appelons-les noires, où je n'accorde aucun intérêt, quel qu'il soit, au monde qui m'entoure. Quand j'émerge de cette abstinence médiatique, il s'avère toujours que je n'ai rien raté d'important. Nous vivons sous une pluie crépitante de désinformation et de rumeurs, avec un nombre très réduit de nouvelles décisives. Au cours de ces semaines d'abstinence, je me consacre à la recherche d'une autre sorte d'informations : celles que j'ai en moi. (Avant le gel)
[...] la résignation est le lot de chacun. Tout le monde finit terrassé par des forces invisibles. Personne n'y échappe. (L'Homme qui souriait)
L'être humain est un animal qui vit dans le but de résister encore un moment.
(La Cinquième femme)
La vie était comme un pendule. Elle oscillait entre douleur et répit. Sans arrêt, sans fin.
(La Cinquième femme)
Interview récente :
The novelist said in the interview that when he was young, “the only thing I was afraid of was getting old and turning around and seeing that I botched my life. But I’m happy with the life that has been.”
“I have always made my choices and lived despite them, whether they were right or wrong. I have never been like a dry leaf that someone threw into the stream and which randomly ends up anywhere downstream. I dare to turn around now and look back, because I see that I have not botched my life. The unique thing about life is that you must account for the choices you make. You can never take a step back and redo it. It does not mean that I’m finished. Death, when it comes, interferes always in the living things that are going on,” he said. (Göteborgs Posten)
Via The Guardian (plusieurs articles au sujet de Mankell) :
http://www.theguardian.com/books/2015/oct/05/henning-mankell-wallender-author-dies-at-67
Une minute de Wallender (presque de silence...)
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