19 juillet 2015

Du chasseur-cueilleur au copieur-colleur

L’article d'Aaron Frank propose une réflexion sur l’évolution technologique contraignante. On peut en effet se demander si nous avons un seul mot à dire...

Pouvons-nous contrôler notre destin technologique – ou suivons-nous simplement le courant?

Par Aaron Frank

«Les hommes deviennent en quelque sorte les organes reproducteurs du monde-machine.» ~ Marshall McLuhan

On suppose généralement que le progrès et les innovations technologiques naissent de notre cerveau, et que nous, les humains, nous choisissons celles qui seront concrétisées. Nous imaginons des trucs, nous voulons des trucs, nous construisons des trucs, puis nous recommençons.

Nous prenons pour acquis que notre cerveau est au centre de l'univers de l'innovation.


Mais, tout comme le modèle de Copernic nous a enseigné que le soleil occupait le première place dans notre univers et que la nôtre était physiquement marginale, ainsi, la nouvelle philosophie technologique nous aide comprendre l'innovation technologique. 
   Susan Blackmore a passé sa carrière à étudier le mimétisme (1) – l’idée que les principes de sélection naturelle darwiniens peuvent expliquer la transmission des mèmes (idées, croyances et modes de comportement) d'un cerveau à un autre. Les humains ayant développé leur capacité de s’imiter en échangeant leurs mèmes et leurs gènes, l’espèce est au premier rang sur la planète. 
   Puisqu'il y a beaucoup plus de mèmes que ce que le cerveau humain peut emmagasiner, les idées se font concurrence pour attirer notre attention et seules celles qui ont réussi à s'emparer de l'espace limité de notre cerveau sont copiées et partagées. Les principes du copiage «égoïste» de la sélection darwinienne ont façonné la culture des idées qui régissent l'humanité.
   Les mèmes sont la pierre angulaire de l'innovation, les ingrédients de base du progrès technologique et culturel. Les nouveaux genres de musique, les meilleures méthodes pour fabriquer une voiture, et les nouveaux langages de la programmation sont des mèmes qui peuvent maintenant se répandre dans le monde entier. Selon le point de vue de Blackmore, les humains sont simplement des transporteurs de wagons de viande (meat-wagons carriers) qui échangent et reproduisent nos mèmes. Nous sommes les machines à mèmes de notre planète. 
   Dans un article controversé paru dans le New York Times, Blackmore suggère que nous assistons à la montée d'un système entièrement nouveau : les mèmes technologiques (‘temes’ or technological memes). Elle écrit : «Les mèmes technologiques sont de l'information numérique stockée, copiée, variée et sélectionnée par des machines». 
   Elle poursuit en référant aux nouveaux algorithmes informatiques qui combinent d’anciens textes pour créer des bouillies (smashups) de poésie et d'essais. Récemment le monde d'Internet a aussi été renversé par les logiciels «libre-association» de Google qui transforment des images stockées en visions de trip d’acide. Ces Dream-bots de Google continuent de brouiller les limites qui séparent la créativité humaine du domaine des machines. 
   Blackmore laisse supposer que nous ne «choisissons» pas la destination que prendra l'innovation, pas plus que l’abeille ne «choisit» les fleurs qu’elle pollinisera.  «Nous, les humains, nous aimons croire que nous sommes les concepteurs, les créateurs et les contrôleurs de ce nouveau monde, mais nous ne sommes en réalité que des relais – d’un duplicateur à l’autre.»

Alors, si nous ne sommes que des dépôts de chair auxquels les idées s'accrochent, où nous mèneront-elles?

Kevin Kelly, co-fondateur de Wired Magazine, aborde cette question dans son livre What Technology Wants. Kelly suggère que la technologie elle-même se comporte comme un organisme. Il s'agit d'un nouveau règne de vie entretenu par les mêmes forces de sélection naturelle qui nous ont faits. 
   Kelly affirme qu'il est important de noter à quel point le mot technologie peut être trompeur. Notre cerveau associe impulsivement «technologie» à des voyants lumineux ou à des ordinateurs, et ce depuis seulement quelques décennies. 
   Selon Kelly la technologie existe depuis au moins un demi-milliard d'années. Rappelez-vous que l'aigle construit des nids et que les castors construisent des barrages. Le nid d'aigle est une «technologie d’oiseau». 
   Il est facile de voir l'énorme nid d’aigle que l'humanité elle-même a construit quand on entre dans n'importe quelle grande ville. Ces poteaux reliés par des fils électriques le long des routes délivrent les conditions de vie aux blocs de béton. Comme l’a dit Terence McKenna : «la technologie est la vraie peau de notre espèce». Nous dépendons de mille et un gadgets technologiques – de la cuisinière électrique à l'emballage de plastique qui préserve la nourriture.


   Kelly a baptisé technium l’ensemble de toutes ces technologies qu’il décrit comme un superorganisme métaphysique aussi ancien que nous, qui a des désirs aussi réels que les nôtres.

Examinez les autoroutes et les chemins que l'humanité a construits. Kevin Kelly suggère que les routes ne sont pas là parce que l'homme souhaitait qu'elles existent, mais plutôt qu’elles sont là parce que le technium le souhaitait. Cela est compréhensible quand on perçoit les routes comme les artères de la civilisation qui livrent des stratégies mimétiques et transportent des corps de la maison au bureau. Les routes ont accéléré notre capacité d'échanger et de dupliquer nos idées, qui à leur tour alimentent la croissance et le maintien de nos «nids d’aigle».

Nous n'avons pas construit ces routes, ce sont les forces de l'évolution qui les ont introduites.

En supposant que la technologie se pliait à l'expérience humaine, nous avons cru que nous étions les maîtres de notre destin. Blackmore et Kelly nous forcent à nous demander si nous sommes vraiment au contrôle. Peut-être sommes-nous simplement les marionnettes d’une force cosmique de changement plus ancienne que nous l’imaginons, et que, où qu’elle aille, nous ne sommes que les mains qu’elle utilise pour avancer.

Source : http://sigularityhub.com 

(1) Mimétisme : stratégie adaptative d'imitation.

-------

Faudrait-il pratiquer une sorte d’écologie mentale/émotionnelle?

Et puis, si jamais nos gadgets électroniques/techno sautent (à grande échelle), garanti que le chasseur-cueilleur préhistorique ressuscitera des grottes... de béton! "Back to The Future"...

Photo : film Quest for fire

-------

Copernic a déclaré que la Terre tournait autour du Soleil. Darwin a mis en pièce la Bible. Freud a révélé la sexualité omniprésente. Mais que dit [Howard] Bloom de si révolutionnaire? Il dit tout simplement que la violence est «en réalité un outil fondamental de la Nature pour nous améliorer». ... Bloom est l’anti-Rousseau, un auteur qui, grâce aux fulgurants progrès scientifiques de ces dernières années, a décidé de ne pas tricher et de ne pas nous tendre un miroir pré-déformé à ses propres idéaux.
~ Pierre Jovanovic (Avant-propos, Le principe de Lucifer, p. 18)

... L’amour et la haine, le plaisir et la dépression, les sentiments du «cœur» s’étendent au-delà de nous et nous lient aux autres êtres humains. Les autres sont ceux que nous aimons. Les autres sont ceux que nous détestons. L’admiration des autres nourrit notre sentiment de plaisir. Le mépris des autres nous arrache le plaisir. Le cœur est une foule à l’intérieur de nous, qui reflète la foule extérieure. ... 
   Les théories sur la société et l’esprit ont été étonnamment aveugles à certaines de nos expériences les plus essentielles : l’enthousiasme, l’exubérance, l’amour, la dépression, l’anxiété et la haine de soi. Même dans les sciences psychologiques, un nombre restreint de ces passions ont été expliquées de façon convaincante d’un point de vue évolutionniste. Rares sont celles dont le rôle dans la survie de l’espèce ou dans l’évolution des tribus, des empires et des bousculades mondiales de la société a été exploré. Les émotions ont été considérées comme étrangères à l’étude de l’attention, de la perception, de la formation de concepts, de la sociologie, de la science politique, de l’économie et de nombreux autres domaines où règnent le jeu du dilemme du prisonnier et les théories du «choix rationnel». 
   Ignorer les émotions lorsque l’on tente de modeler les mécanismes qui font fonctionner la société est aussi fou que d’éliminer l’envie de viande de l’étude psychologique des loups. ... L’émotion pousse les antimondialistes du XXIe siècle  à paralyser le centre des villes où se tiennent les sommets internationaux. Elle motive des kamikazes palestiniens et incite des terroristes à égorger des villageois sans défense en Algérie. 
   Une théorie sociale sans émotion est une théorie sociale sans êtres humains, car c’est l’émotion qui rassemble la société et la fait avancer. La clé des émotions se trouve, ironiquement, dans la métaphore d’une machine, non pas dans le mouvement d’horlogerie d’un Newton, mais dans la machine à apprendre explorée dans les domaines du connexionisme et des systèmes dynamiques complexes. 
   Ce livre s’interroge sur ce qui fait tourner nos passions et nos systèmes sociaux. Les réponses sont souvent déplaisantes. Les émotions personnelles nous transforment en crampons se blottissant en unité sociales plus grandes. ...

Howard Bloom, New York, 26 juillet 2001
(Introduction à la version française, p. 22-23)

Les cultures ne peuvent être créées que lorsque le groupe est assez important. Elles constituent un phénomène qui balaye les foules comme une vague. ... Cinq concepts simples permettent d’expliquer ces courants humains. Chaque section de ce livre est centrée sur l’une de ces idées et sur ses implications parfois saisissantes.

Concept numéro un : le principe des systèmes auto-organisateurs (des réplicateurs : des morceaux de structure qui fonctionnent comme des mini-usines, assemblant des matières premières qui produisant à la chaîne des produits complexes). Ces chaînes de montage naturelles (dont les gènes sont un exemple) produisent leurs objets à si bas prix que les résultats sont des produits jetables. Vous et moi faisons partie de ces produits jetables.

Concept numéro deux : le superorganisme. Nous ne sommes pas les individus robustes que nous aimerions être. Nous sommes, au contraire, les pièces de remplacement d’un être beaucoup plus important que nous.

Concept numéro trois : le mème, un noyau d’idées auto-réplicant. Grâce à quelques astuces biologiques, ces points de vue deviennent le ciment qui rassemble les civilisations, donnant à chaque culture sa forme distinctive, créant des êtres intolérants face à la différence d’opinion, et d’autres ouverts à la diversité. Ce sont les clés avec lesquelles nous déverrouillons les forces de la Nature. Nos visions offrent un rêve de paix mais font également de nous des tueurs.

Concept numéro quatre : le réseau neuronal, l’esprit de groupe dont le mode de fonctionnement excentrique manipule nos émotions et nous transforme en composants d’une immense machine à apprendre.

Concept numéro cinq : l’ordre de préséance. Le naturaliste qui a découvert cette hiérarchie de dominance l’a qualifiée de clé du despotisme. Les ordres de préséances existent chez les hommes, les singes, les abeilles et même les nations. Elles permettent d’expliquer pourquoi les barbares représentent un réel danger et pourquoi les principes de nos politiques étrangères sont souvent faux.

Cinq idées simples, mais qui permettent de comprendre un grand nombre de choses. Elles révèlent pourquoi les médecins ne sont pas toujours aussi puissants qu’ils ont l’air, et pourquoi nous sommes forcés de croire en eux malgré tout. Elles expliquent comment l’Hindouisme, religion de la paix suprême, a pu naître d’une tribu de tueurs assoiffés de sang, et pourquoi la Nature se débarrasse des hommes plus facilement que des femmes. Elles apportent un éclairage sur le déclin de l’Occident et sur les dangers qui nous guettent. 
   Par-dessus-tout, elles éclairent un mystère qui a de tout temps échappé à l’homme : les racines du mal qui hantent nos vies. Car dans ces cinq petites idées que nous suivons, se tapit la force qui nous gouverne. 

(Chapitre 3, Le tout est plus grand que la somme des éléments qui le composent, p. 34-36)

Le principe de LUCIFER
Une expédition scientifique dans les forces de l’Histoire!
Le jardin des Livres, 2001
http://howardbloom.net/

Howard Bloom est l’auteur de plusieurs ouvrages dont The Global Brain : The Evolution of Mass Mind.

Son dernier ouvrage s’intitule The Mohammed Code
“Howard Bloom comes to the subject of Islam from his scientific interest in mass behavior, whether it’s the mass behavior of quarks or the mass behavior of human beings.”

Aucun commentaire:

Publier un commentaire