25 novembre 2014

En quête d'âme et de beauté


«Nous savons de science certaine que dans quelques milliers d'années il ne restera plus rien de ces chefs-d’œuvre qui sont le patrimoine précieux de l'humanité. Des révolutions, qu'elles soient sociales ou terrestres, les auront anéantis. Cette perspective ne doit cependant pas décourager l'artiste. Au milieu des réalités attristantes et des luttes cruelles de la vie, lui seul peut sourire et se féliciter, car il a trouvé contre elles un refuge. Du haut de l'Idéal il plane au-dessus des misères et des laideurs de ce monde ; bien plus, il a ressaisi, par un simple acte d'intuition personnelle, quelques lignes des formes harmonieuses et pures de la pensée universelle.» ~ Louise Ackermann
(Photo : Lac Carrera, Patagonie)  

Thomas Moore, LE SOIN DE L’ÂME; J’AI LU, 1994

Loin des modes, Thomas Moore nous rappelle les vertus apaisantes du rêve, de l’intuition, de la fantaisie, de l’imagination et des petites choses du quotidien qui conviennent mieux à notre âme que la quête effrénée de l’argent. 
       Nos sociétés modernes ont remplacé la sagesse par l’efficacité, l’utilité, l’information. Rendons plutôt la beauté à notre environnement et à nos villes saccagées et défions-nous de ceux qui nous promettent la lune.

«La terrible maladie du XXe siècle, celle qui participe à tous nos problèmes et nous affecte individuellement et socialement, c’est la perte de l’âme. Quand nous négligeons notre âme, elle ne disparaît pas pour autant : nous la retrouvons sous forme de symptômes dans les obsessions, les dépendances, la violence et la déchéance des sens. Nous sommes tentés d’isoler ces symptômes ou d’essayer de les supprimer les uns après les autres, mais le mal s’est enraciné : nous avons perdu la sagesse de l’âme, nous avons perdu tout intérêt pour elle. (...) La tradition nous enseigne que l’âme se trouve à mi-chemin entre le conscient et l’inconscient, qu’elle n’utilise ni l’esprit ni le corps, qu’elle sert plutôt l’imaginaire.» ~ T. M. (Introduction)

Le modernisme psychologique (p. 234-237)
La psychologie professionnelle a créé un catalogue des troubles, le DSM, que les médecins et les compagnies d’assurances utilisent pour diagnostiquer avec précision et normaliser les problèmes émotionnels et comportementaux. Il existe, par exemple, une catégorie de problèmes appelés «troubles de l’adaptation». L’ajustement à la vie, sain selon toute apparence, peut parfois nuire à l’âme. Un jour, j’aimerais créer mon propre DSM avec la liste des «troubles» que j’ai rencontrés tout au long de ma pratique. J’aimerais ainsi y inclure «le modernisme psychologique», une acceptation béate des valeurs du monde moderne. Ce trouble comprend une fois aveugle en la technologie, un attachement démesuré aux gadgets et au confort, une acceptation ravie de la marche du progrès scientifique, une dévotion aux médias électroniques, et un style de vie dicté par la publicité. Cette orientation existentielle tend aussi à saisir de manière rationnelle et mécanique les questions du cœur. 
       Dans le symptôme moderniste, la technologie sert de métaphore maîtresse quand vient le moment de faire face aux problèmes psychologiques. L’individu résolument moderne se présentera à la thérapie en disant : «Écoutez, je ne veux pas d’analyse à long terme. Si quelque chose cloche, voyons cela. Dites-moi quoi faire, et je le ferai.» Ce genre de personne balaie du revers de la main la possibilité que la cause d’un problème relationnel se trouve dans un sens des valeurs déficient ou dans l’incapacité de faire face à la mortalité. Il n’existe pas de modèle de pensée pour la vie moderne. Celle-ci n’accorde presque pas de temps à la réflexion et suppose que la psyché possède ses pièces de rechange, un manuel du propriétaire et des mécaniciens bien formés appelés «thérapeutes». La philosophie se trouve à la base de tous les problèmes du quotidien, mais il faut une âme pour réfléchir à sa vie avec un sérieux philosophique authentique. 
       Le syndrome moderniste pousse les gens à se procurer les plus récents équipements électroniques pour se brancher aux nouvelles, aux spectacles et aux rapports météorologiques minute par minute. Il est vital de ne rien manquer. Voici d’ailleurs quelques exemples extrêmes. J’ai rencontré un homme qui passait la majeure partie de sa journée devant plusieurs écrans pour suivre les nouvelles du monde. Professionnellement, il n’avait pas besoin de toutes ces informations, mais il avait l’impression que sa vie serait vide s’il n’arrivait pas à suivre toutes les nouvelles. J’ai aussi fait la connaissance d’une femme qui dirigeait une firme d’informatique et connaissait tous les plus récents traitements médicaux mécaniques et chimiques. Elle pouvait vous réciter les effets secondaires de tous les médicaments que vous preniez. Pourtant, dans le privé, elle se sentait anéantie par son incapacité de ramener sa vie sur la bonne voie et de trouver l’équilibre. Sa maladie ne relève pas des médicaments qu’elle connaît si bien : son ennui est un trouble de l’âme. 
       On dirait parfois qu’il existe une relation inversement proportionnelle entre l’information et la sagesse. On nous inonde d’informations quant à la manière de vivre en bonne santé, mais nous avons perdu la sagesse de notre corps. Nous pouvons écouter les bulletins de nouvelles et savoir ce qui se passe dans tous les coins du monde, mais nous ne possédons pas la sagesse nécessaire pour faire face aux problèmes mondiaux. Dans le domaine de la psychologie professionnelle, nos programmes académiques sont très exigeants; les pays, les provinces et les États régissent sévèrement la pratique de la psychothérapie, mais nous manquons tout de même gravement de sagesse pour ce qui concerne les mystères de l’âme. 
       Le syndrome moderniste a également tendance à rendre littéral ce qui se rapporte à lui. Anciennement, les philosophes et les théologiens enseignaient que le monde est un animal cosmique, un organisme au corps et à l’âme unifiés. Nous pensons aujourd’hui que nous vivons dans un village mondial. C’est la fibre optique qui a créé l’âme du monde, pas un démiurge semi-divin de l’Antiquité. Dans la petite municipalité rurale où je vis, on peut voir, dans les arrière-cours des petites maisons, d’énormes soucoupes qui apportent aux villageois et aux campagnards tous les événements sportifs et culturels de la Terre. Notre âme recherche la communauté, l’appartenance et la vision cosmique. Au lieu de les chercher avec la sensibilité de nos cœurs, nous les cherchons avec des équipements. Nous voulons tout savoir des gens qui habitent loin, mais nous ne voulons pas nous sentir liés à eux du point de vue des émotions. Paradoxalement, notre passion pour le savoir anthropologique tient de la xénophobie. Pour cette raison, nos études sur les cultures du monde n’ont pas d’âme; elles remplacent les liens communs aux hommes et la sagesse partagée par des éléments d’information qui n’ont pas la capacité de nous entraîner loin, de nous nourrir et de transformer notre sens de l’identité. Parce que nous avons plus fondé l’éducation sur le talent et sur l’information que sur la profondeur des sentiments et sur l’imagination, nous avons extrait l’âme à la source.


La beauté, la face de l’âme (p. 310-313)
Tout au long de l’histoire nous retrouvons certaines écoles de pensée qui se sont attachées à l’âme, comme celle des platoniciens de la Renaissance ou des poètes romantiques. Il est intéressant de noter que ces auteurs partageaient certains thèmes. La parenté, le détail, l’imagination, la mortalité et le plaisir, entre autres. Et puis la beauté. 
       Dans un monde qui néglige l’âme, la beauté figure en dernier sur la liste des priorités. Dans les activités orientées vers le développement intellectuel de nos écoles, l’étude des sciences et de la mathématique occupe une grande place, parce que ces dernières permettent le développement accru de la technologie. Quand on doit procéder à des coupures budgétaires, les arts écopent en premier, avant même les sports! Le message est clair : on ne peut pas vivre sans technologie, mais on peut vivre sans beauté. 
       L’idée que la beauté soit accessoire et optionnelle montre que nous ne comprenons pas l’importance de donner à l’âme ce dont elle a besoin. La beauté nourrit l’âme. La nourriture est au corps ce que sont les images saisissantes, complexes et agréables à l’âme. Quand notre psychologie s’enracine dans une vision médicale du comportement humain et de la vie émotionnelle, la valeur que nous privilégions le plus est la santé. Mais quand nous fondons la psychologie sur l’âme, nos efforts thérapeutiques visent la beauté, notre âme souffre probablement de troubles familiers : dépression, paranoïa, absence de sens et dépendance. L’âme a faim de beauté. Sans elle, l’âme souffre de ce que James Hillman appelle la «névrose de la beauté». 
       La beauté aide l’âme à vivre. ... Pour l’âme, il importe de sortir du courant de la vie pratique ... – une vacance de l’activité ordinaire à la faveur d’un moment de réflexion et d’émerveillement. Vous conduisez sur une autoroute lorsque soudain un paysage vous coupe le souffle. Vous arrêtez la voiture, descendez quelques minutes et contemplez  la grandeur de la nature. Voilà le pouvoir saisissant de la beauté! Quand vous vous arrêtez pour vous abandonner à ce besoin soudain de l’âme, vous lui donnez ce dont elle a besoin. Les discussions qui portent sur la beauté peuvent parfois sembler éthérées et philosophiques mais, du point de vue de l’âme, la beauté fait nécessairement partie de la vie ordinaire. Tous les jours, l’âme cherche l’occasion d’apercevoir la beauté. (...) Le moment où nous sommes saisis est celui où nous donnons à l’âme sa nourriture favorite : une vision qui l’invite à la contemplation. La beauté se passe de joliesse. ...
       Nous apprécions la beauté quand nous nous ouvrons au pouvoir qu’ont les choses d’émouvoir l’âme. Si la beauté peut nous toucher, notre âme vit et grandit, parce que l’âme est très douée pour tout ce qui la touche. (...)

Les choses réanimées (p. 313 et 318)
(...) Tant que nous laisserons le soin de l’âme en dehors de notre quotidien, nous souffrirons de solitude dans un univers froid, mort et lointain. Nous pouvons « progresser » au maximum tout en subissant l’altération d’une existence divisée. Nous continuerons d’exploiter la nature et notre capacité d’invention, mais elles continueront toutes deux de nous dominer tant que nous ne réussirons pas à les approcher avec suffisamment de profondeur et d’imagination. 
       Pour sortir de la névrose, nous devrons abandonner nos divisions modernes et tirer des leçons des autres cultures, de l’art et des nouveaux mouvements philosophiques qui soutiennent qu’il est d’autres de percevoir le monde. Nous pouvons remplacer notre psychologie moderniste par le soin de l’âme et commencer une culture sensible aux questions du cœur.

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La beauté c’est comme la pornographie : on a du mal à la définir, mais dès qu’on la voit, on la reconnaît tout de suite.

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