Grant Wood, American Gothic (1930), Art Institute de Chicago : une représentation symbolique de l'Amérique «puritaine».
L’autre jour je suis tombée par hasard sur la bande-annonce de Carol – le film relate une histoire d’amour entre deux femmes, se déroulant à New York dans les années 50 (une époque puritaine à plusieurs égards). Ce qui m’a amenée à réfléchir sur l’homophobie. Encore aujourd’hui, dans les pays dits «libres et ouverts», ça ne doit pas être facile d’afficher son homosexualité, en dépit des «coming out» de célébrités qui peuvent aider à réduire l’acrimonie et la peur. Mais, le couvercle de tolérance sur la marmite peut facilement sauter – il suffit de penser au racisme à la carte du mouvement White Power (1) à la remorque de Donald Trump. Et puis, dans de nombreux pays, l’homosexualité est même prohibée, sujette à la délation et à la persécution, et les représailles sont dignes du Tribunal de l’Inquisition.
«On peut dire que, de toutes les oeuvres de fiction, le Dieu de la Bible est le personnage le plus déplaisant : jaloux, et fier de l'être, il est impitoyable, injuste et tracassier dans son obsession de tout régenter; adepte du nettoyage ethnique, c'est un revanchard assoiffé de sang; tyran lunatique et malveillant, ce misogyne homophobe, raciste, pestilentiel, mégalomane et sadomasochiste pratique l'infanticide, le génocide et le ‘fillicide’.» ~ Richard Dawkins (Pour en finir avec Dieu)
«[...] je dois me demander dans quel monde j'enverrais mon enfant. L'école ne tarderait pas à me l'enlever pour lui bourrer le crâne de contre-vérités que j'ai moi-même vainement combattues pendant toute ma vie. Faudrait-il que je voie mon fils devenir sous mes yeux un crétin conformiste? ou bien, devrais-je lui inculquer mes propres idées et le voir souffrir parce qu'il serait enchaîné dans les mêmes conflits que moi?» ~ Milan Kundera (La valse aux adieux)
Poussons la remise en question...
L’homosexualité est-elle immorale parce que contre nature?
Ted Kelp, chef d’une petite communauté religieuse du Kansas et célèbre pour sa devise «Dieu déteste les gais», vient de trouver la mort dans un terrible accident de voiture. Comme il s’y attendait, Kelp se retrouve aux portes du paradis. En revanche, ce qu’il apprend le laisse sans voix : non seulement Dieu ne déteste pas les gais, mais certains des meilleurs amis du Seigneur sont homosexuels. Aussi cet entretien avec saint Pierre le met quelque peu mal à l’aise.
Saint Pierre : J’ai entendu dire, mon révérend, que vous considériez l’homosexualité comme une perversion, une abomination et un comportement contre nature. Sachez que Dieu n’accueille pas ce genre de discours avec bienveillance. Cependant, comme vous le savez, nous mettons un point d’honneur à nous montrer impartial. Qu’avez-vous donc à dire pour votre défense?
Kelp : Eh bien, je croyais que l’homosexualité était une violation de la loi divine. Manifestement, je devais me tromper. Pourtant, je maintiens qu’elle soit contre nature : l’homosexualité implique un comportement qui enfreint l’ordre naturel dicté par Dieu. Je reprends ici les propos de l’archevêque Akinola : «Je ne peux comprendre qu’un homme sensé puisse avoir une relation sexuelle avec un autre homme. Même chez les animaux – chiens, vaches, lions – on n’a jamais entendu une chose pareille.» Par conséquent, lorsque je disais que l’homosexualité était une perversion, je voulais dire qu’elle était contraire à la nature.
Saint Pierre : Intéressant. Alors, le mariage, qui n’existe pas non plus dans la nature, serait donc une perversion?
Kelp : Ah non! Une chose peut être respectable sans être naturelle – un cierge, par exemple. Ce que je veux dire est que, s’il est naturel pour un homme de coucher avec une femme, cela ne l’est pas avec un autre homme. C’est son aspect transgressif, plutôt que son caractère non naturel qui fait de l’homosexualité une faute morale.
Saint Pierre : Fascinant. Mais n’est-il pas dans notre nature d’être attirés par ce qui ne devrait pas nous tenter? Et pourtant, nous croyons juste de lutter contre cet aspect de notre nature. Par conséquent, on ne peut condamner un comportement qui va à l’encontre de la nature humaine.
Kelp : Je vais en enfer, si j’ai bien compris?
Kelp a-t-il raison de penser que l’homosexualité est immorale parce que contre nature?
Réponse
La distinction entre l’«être» et le «devoir-être», et ses implications
sur le jugement moral
Il est très courant d’entendre dire d’un comportement qu’il est condamnable parce qu’il n’est «pas naturel» – ou inversement, qu’il est juste, parce que «naturel». Dommage que ce ne soit pas si simple. Examinons les assertions suivantes :
- L’ascension de l’Everest est une mauvaise chose, car il n’est pas naturel pour un être humain de respirer à 9000 mètres d’altitude.
- Le végétarisme n’est pas naturel : c’est donc une faute morale.
- Il n’est pas naturel de pratiquer l’abstinence. Par conséquent, les prêtres vivent dans l’immoralité.
L’être et le devoir-être
Ces arguments sont évidemment loin d’être convaincants. La faiblesse du raisonnement serait due à ce que l’on appelle la distinction entre l’être et le devoir-être, appelée aussi loi de Hume du nom du philosophe écossais, David Hume. Selon l’énoncé de cette loi, on ne peut passer d’une proposition indiquant ce qui est à une proposition indiquant ce qui devrait être. Concrètement, le fait qu’une chose existe ne nous apprend rien sur ce qu’elle devrait être : en supposant que nous soyons – nous, les humains – génétiquement prédisposés à la violence et au meurtre, on ne peut en déduire qu’il faille forcément massacrer ceux qui nous entourent.
Ce distinguo entre l’être et le devoir-être n’est pas une bonne nouvelle pour Ted Kelp, qui aura du mal à prouver que «l’homosexualité doit être condamnée parce qu’elle n’est pas naturelle».
L’ordre public
Ted Kelp peut éventuellement biaiser en se retranchant derrière un raisonnement conséquentialiste. Ce qui donnerait à peu près ceci :
- Les êtres humains sont hétérosexuels par nature.
- La société est fondée sur ce principe.
- L’homosexualité, par conséquent, porte atteinte à l’ordre public.
- Ses conséquences sont donc néfastes.
Ce raisonnement présente la particularité d’être à la fois suspect sur le plan empirique et imparfait dans sa logique. Pour commencer, rien n’indique que l’homosexualité soit contre nature : elle n’est d’ailleurs pas rare dans le règne animal (n’en déplaise à l’archevêque Akinola). Ensuite, il n’existe pas de preuve éclatante qu’elle bouleverse l’ordre public ou qu’elle ait des conséquences néfastes sur la société.
Même en présence de solides arguments conséquentialistes, on ne pourrait en déduire que l’homosexualité est immorale. Si ses effets sur la société étaient vraiment néfastes, il se pourrait que l’organisation de la société elle-même soit en cause. Dans ce cas, ce serait sans doute à la société, et non aux homosexuels, de changer.
Le pouvoir du préjugé
Les convictions de Ted Kelp concernant l’homosexualité ne sont probablement pas le fruit d’une réflexion rationnelle, mais plutôt d’un préjugé. Dans ces conditions, toute tentative de raisonnement moral est inutile : Ted Kelp n’aime pas les gais et ne les aimera jamais. C’est ce qu’on appelle du sectarisme.
Baromètre moral
Si vous êtes d’accord avec Ted Kelp...
Alors probablement :
- Vous estimez que l’intuition et les sentiments ont leur place dans l’élaboration d’un jugement moral.
- Vous pensez qu’il n’est pas toujours nécessaire de justifier un jugement moral de façon rationnelle.
- Vous ne comprenez pas ou n’acceptez pas la loi de Hume sur la distinction entre l’être et le devoir-être.
Si vous n’êtes pas d’accord avec Ted Kelp...
Alors probablement :
- Vous acceptez la proposition de Hume affirmant qu’il n’est pas possible de déduire un «devoir» moral à partir d’un état de fait.
ou
- Selon vous, l’homosexualité n’est pas contre nature.
(Chapitre 4, Politique et société)
Source : MANGERIEZ-VOUS VOTRE CHAT?; 25 dilemmes éthiques et ce qu’ils révèlent sur vous; JEREMY STANGROOM; Traduction Valérie Feugeas; Les Éditions de l’Homme, juin 2015 (Would you eat your cat?, New Holland Publishers Ltd, 2010)
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(1) MISSISSIPI, les méandres de la haine – Un photoreportage de Christian Latreille, Marcel Calfat et Sylvain Richard
Dans le quatrième arrêt sur les traces du racisme le long du Mississippi, Radio-Canada vous plonge au coeur d'une Amérique aux idées extrêmes, avec un accès unique à des membres du Ku Klux Klan et des néonazis. (Toutes les vidéos : index 5)
http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/special/2016/1/serie-mississippi/index4.html
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La belle image de liberté de la nation américaine cache un fond de christianisme puritain bien ancré. Dans presque tous les hôtels où j’ai séjourné, une Bible trônait à côté des dépliants touristiques sur un des meubles d’appoint, même en Californie!
«En dépit de la stricte séparation des Églises et de l'État, la religion est présente dans l'espace public, et les différentes confessions chrétiennes sont très impliquées dans la vie sociale et politique de la nation. Les idéaux conservateurs et fondamentalistes des années 50 ont resurgi récemment – prière à l'école, avortement, bataille entre créationnisme (Intelligent Design) et darwinisme. Les chrétiens conservateurs, sous la bannière Christian Coalition of America (un groupe de pression politique réunissant des fondamentalistes évangéliques, catholiques, protestants...) font un intense lobbying auprès des décideurs politiques. Les résultats électoraux montrent que les White Anglo-Saxon Protestants (à l'origine de mouvements anticatholiques, antisémites, ségrégationnistes et racistes, comme le Ku Klux Klan par exemple) votent massivement pour le Parti républicain, alors que les minorités religieuses (catholiques, juives...) sont plus proches du Parti démocrate. On estime que 40 % de la population adhère à l'idéologie radicale et aux théories xénophobes des mouvements qui prônent la suprématie de la race blanche.» (Extrait adapté de divers articles de Wikipedia)
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«La religion a en fait persuadé les individus qu'il y a un homme invisible – vivant dans le ciel – qui observe tout ce que tu fais à chaque instant de chaque jour. Et cet homme invisible a une liste de dix choses qu'il ne veut pas que tu fasses. Et si tu fais une de ces dix choses, il a un endroit spécial, plein de feu et de fumée où l'on brûle, torture et supplicie, et où il t'enverra pour y vivre, souffrir, brûler, t'étouffer, hurler et pleurer pour toujours jusqu'à la fin des temps. [...] Mais Il t'aime!» ~ George Carlin
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