29 décembre 2014

Itinérance 2

Tout comme en matière de solitude ou de sexualité, l’itinérance (ou le nomadisme) peut être délibérément choisie à cause de tendances psychologiques personnelles ou imposée par divers facteurs psychosociaux, socioéconomiques, etc.

Il reste que vu de l’extérieur, l’alcool et la drogue semblent aller main dans la main avec l’itinérance. Et dans bien des cas, je suppose qu’il est difficile de savoir ce qui vient en premier (la poule ou l’œuf?). Dans le milieu des affaires, par exemple, on trouve pas mal d’alcooliques et de drogués «fonctionnels» qui ne finiront probablement pas itinérants. Il y a aussi la catégorie des rebelles notoires tels que Jack Kerouac. L’alcool a fini par le tuer. Quand même dommage. Mais, c’est un phénomène courant chez de nombreux créateurs, artistes, écrivains, etc. Dans cette veine :
http://situationplanetaire.blogspot.ca/2014/12/prenez-un-taxi.html

C’est comme si les humains cherchaient à fuir la réalité physique de toutes les manières possibles, de par une sorte de répulsion innée, inconsciente, et incurable. Enfin, c’est mon impression...


Je suis en train de relire On The Road, en français cette fois. Avec les années de recul, ma perception a un peu changé... Superficiellement on peut n’y voir que nomadisme, sexe et drogues, mais cette narration poétique est tellement plus que ça. Et puis, elle est intemporelle car si les décors ont changé, le mal de vivre et la quête de liberté sous-jacents au récit sont toujours actuels.

Les Clochards célestes fait suite à Sur la route, et réfère à ce qui fut appelé la «Renaissance poétique» de San Francisco. «Dans ce nouveau roman, Jack Kerouac se sépare du mouvement «bohème» de la Beat Generation et conduit ses lecteurs vers une conception «de la compassion consciente et continue» et vers une trêve paisible dans la compréhension du paradoxe de l’existence.» 

Les clochards célestes (The Dharma Bums; Viking Press, 1958)
KEROUAC Sur la route et autres romans; Éditions QUARTO GALLIMARD, 2003

Extraits

Sans bourse délier, je quittai Los Angeles sur un coup de midi, caché dans un train de marchandises, par une belle journée de la fin septembre 1955. Étendu sur une plate-forme roulante, mon sac sous la nuque, les genoux croisés haut, je me laissai absorber par la contemplation des nuages tandis que le convoi roulait vers le Nord. L’omnibus qui m’emportait me permettrait d’arriver avant la nuit à Santa Barbara où je me proposais de dormir sur la plage. Le lendemain matin, un autre omnibus m’emmènerait jusqu’à San Luis Obispo, ou bien le rapide de marchandises me déposerait à San Francisco à sept heures du soir. Quelque part du côté de Camarillo, où Charlie Parker était allé se reposer après être devenu dingue et où il avait retrouvé la raison, un vieux clochard rabougri grimpa sur la plate-forme juste au moment où notre convoi se rangeait sur une voie de garage pour laisser passer un autre train. Le petit homme parut surpris de me voir mais il alla s’installer dans un coin, à l’autre bout du wagon. Là, il s’étendit de tout son long, en me regardant sans rien dire, la tête posée sur son misérable balluchon. La locomotive siffla plusieurs fois de toute sa vapeur après le passage du grand train de marchandises, lancé vers l’Est en ouragan, sur la voie principale, et nous repartîmes. L’air devenait frais et la mer nous envoyait déjà des souffles de brume par-dessus les chaudes vallées de la côte. Le petit vieux et moi tentions inutilement de nous blottir contre l’acier froid de notre véhicule; il fallut nous lever et marcher de long en large pour nous réchauffer. Chacun dans notre coin, nous sautions sur place en battant des bras, mais très vite, le train se rangea de nouveau sur une autre voie de garage, à proximité d’une petite gare et je jugeai qu’un litron de rouge me serait indispensable pour gagner Santa Barbara. «Pouvez-vous garder mon sac pendant que je vais acheter une bouteille de vin?»
-- Pour sûr.»
Je sautai par-dessus le rebord du wagon et traversai au pas de course la Route 101. Dans une boutique, j’achetai le vin, un peu de pain et des sucreries. Je regagnai à toutes jambes mon train de marchandises qui baignait maintenant dans une grande flaque de soleil chaud où nous passâmes encore un quart d’heure avant de repartir. Mais le soir tombait déjà et le temps commencerait bientôt à fraîchir. Le petit vieux était assis en tailleur dans un coin, devant le maigre contenu d’une boîte de sardines qui composait tout le menu de son dîner. Il faisait vraiment pitié. Je me rapprochai donc pour lui demander : «Vous ne voulez pas un peu de vin? Ça vous réchauffera. Peut-être bien que vous mangerez aussi un peu de pain et de fromage avec vos sardines?»
-- Pour sûr.» On aurait dit qu’il tirait chaque son des profondeurs de son corps. Il avait une petite voix grêle qui semblait sortir d’une boîte à musique, comme celle d’un homme mal assuré ou qui n’ose pas élever le ton. J’avais acheté le fromage trois jours plus tôt, à Mexico, avant d’entreprendre le long voyage de trois mille kilomètres, jusqu’à la frontière américains, dans des autocars peu dispendieux, qui allaient me ramener à El Paso par Zacatecas, Durango et Chihuahua. Il mangea le pain et le fromage, en buvant du vin, avec plaisir et gratitude. J’étais content. Je me rappelais le passage du Sutra du Diamant où il est dit : «Fais la charité sans aucune arrière-pensée charitable, car la charité n’est qu’un mot.» J’étais pratiquant, à cette époque-là, et remplissais mes devoirs religieux avec une rigueur proche de la perfection. Depuis lors, je suis devenu un peu hypocrite quant à la dévotion, un peu désabusé et cynique. Je me sens vieilli et indifférent... mais en ce temps-là je croyais vraiment à l’existence la charité, de la bonté, de l’humilité, de la ferveur, du détachement qui procure la paix, de la sagesse, de l’extase, et je me croyais un vieux bhikkhu des anciens temps sous ma défroque moderne, errant de par le monde (généralement à l’intérieur du vaste triangle délimité par New York, San Francisco et Mexico), afin de tourner la roue de la Véritable Signification, ou du Dharma, pour accumuler les mérites qui feraient de moi un futur Bouddha (Instrument du Réveil) et un futur héros du paradis. Je ne connaissais pas encore Japhy Ryder que j’allais rencontrer la semaine suivante et ignorais tout des «clochards célestes» alors que j’en étais un moi-même, dans toute l’acception du terme, et me considérais comme un pèlerin errant. Le petit vieux du train renforça toutes mes croyances lorsque la boisson l’eut rendu loquace et qu’il fit jaillir de je ne sais où un bout de papier où l’on pouvait lire une prière de sainte Thérèse : elle y annonçait qu’après sa mort, elle reviendrait ici-bas, sous la forme d’une pluie de roses éternelles, arrosant du haut du ciel toutes les créatures vivantes.
Je demandai au petit vieux : «Où avez-vous eu ça?
-- Oh! je l’ai découpé dans un magazine de la salle d’attente, à Los Angeles, il y a bien deux ans. Je l’emporte toujours avec moi.
-- Et vous le lisez en brûlant le dur, comme ça, dans les fourgons?
-- Presque tous les jours.» Il n’en dit pas beaucoup plus long et ne commenta pas davantage la prière de saint Thérèse. Il se montra très discret sur sa religion et sur sa vie privée. C’était l’un de ces vieux clochards rabougris et tranquilles qui n’attirent pas beaucoup l’attention – pas plus dans les bas-fonds que dans les beaux quartiers. Si un flic leur dit de circuler, ils obtempèrent et disparaissent, et si les gardiens de nuit font une ronde dans les entrepôts, d’une grande gare au moment où un train de marchandises s’ébranle, il y a des chances pour qu’ils ne voient guère l’un de ces petits vieux cachés parmi les buissons et sautant d’un bond dans l’ombre d’un wagon. Quand je lui dis que je pensais me glisser dans le rapide, la nuit suivante, il demanda : «Vous voulez dire le Fantôme de minuit?
-- C’est comme ça que vous appelez le Zipper?
-- Sûr que vous avez travaillé dans ce train?
-- Oui, j’étais serre-freins sur le réseau de la Sud-Pacifique.
-- Eh bien, nous autres, clochards, on l’appelle le Fantôme de minuit, parce qu’on peut sauter dedans à Los Angeles et se retrouver le lendemain matin à San Francisco sans que personne ne vous ait aperçu tant ce machin va vite.
-- Cent vingt-cinq à l’heure dans les lignes droites, vieux père.
-- Sûr; et même qu’il fait drôlement froid, la nuit, à cette allure-là, quand on remonte le long de la côte vers Gavioty avant de contourner le Surf.
-- Et après le Surf, il redescend par la montagne jusqu’à Margarita. Bien des fois j’ai fait le trajet sur ce train-là.
-- Ça fait combien de temps que vous n’êtes pas rentré chez vous?
-- Trop longtemps pour que je me rappelle. C’est de l’Ohio que je viens.»
Mais le train repartait et le vent redevint froid. Il y avait de nouveau de la brume. Pendant une heure et demie environ notre seul souci fut de maîtriser nos frissons et le tremblement bruant de nos mâchoires. Je me recueillis dans mon coin pour méditer sur la chaleur, la grande chaleur divine, ce qui m’aidait à lutter contre le froid. Puis je me remis debout pour battre des bras et trépigner tout mon soûl en chantant à tue-tête. Il resta étendu, à ruminer ses pensées avec une moue amère et désabusée. Je claquais des dents et mes lèvres étaient bleues. Dans le noir, nous aperçûmes avec soulagement se dessiner les contours des montagnes de Santa Barbara; peu après, le train s’arrêta. Nous pûmes enfin nous réchauffer dans la nuit chaude et étoilée qui enveloppait maintenant la voie.
Je souhaitai bonne chance au petit vieux de sainte Thérèse et nous sautâmes à bas du wagon devant le passage à niveau. Je m’en allai vers la plage, où je pensais dormir sous mes couvertures, dans un endroit écarté, au pied de la falaise; les flics ne m’y découvriraient pas pour m’en déloger.
(...)

Le petit vieux de saint Thérèse fut le premier vrai représentant des « clochards célestes » que je rencontrai. Le second, Japhy Ryder, fut le plus important d’entre eux. Ce fut même lui qui imagina de donner ce nom aux membres de la corporation. Japhy Ryder était un garçon de l’est de l’Oregon, élevé dans une cabane perdue au fond des bois, avec son père, sa mère et sa sœur; il avait toujours vécu en forestier, la hache sur l’épaule, en terrien profondément intéressé par les animaux et les traditions indiennes, de sorte qu’en se retrouvant, par un curieux concours de circonstances, sur les bancs de l’université, il était tout prêt à se spécialiser dans l’anthropologie et la mythologie indiennes. Finalement, il apprit le chinois et le japonais, devint un orientaliste érudit et découvrit l’existence des plus grands clochards célestes – les Fous du Zen de la Chine et du Japon. Comme c’était en même temps un vrai garçon du Nord-Ouest, plein d’idéal, il se passionna pour les mouvements ouvriers anarchisants du début du siècle – comme les syndicats IWW («Industrial Workers of the World») – et apprit à jouer de la guitare. Cela lui permit entre autres, de chanter en s’accompagnant lui-même les vieux hymnes ouvriers qu’il ajouta à son répertoire de chansons indiennes. (...) La première fois que je le vis (...) Japhy était en train de descendre cette longue rue où passe le curieux funiculaire de San Francisco. Son petit sac à dos était bourré de livres, de brosses à dents, et de je ne sais quoi d’autre encore, le tout constituant son «couche-en-ville»;  ce qui ne l’empêchait pas de traîner en outre un grand paquetage avec sac de couchage, poncho et batterie de cuisine. Il portait une barbiche qui, avec ses yeux verts un peu en amende, lui conférait un air vaguement oriental, mais il ne faisait pas penser à un bohémien malgré tout (en fait, il était beaucoup moins un bohémien qu’une sorte d’amateur d’art). Il était maigre, tanné par le soleil, vigoureux et ouvert, plein de faconde joviale, saluant à grands cris les clochards qu’il croisait et répondant aux questions qu’on lui posait avec une vivacité telle qu’on ne savait si c’était instinct ou raison, mais toujours avec brio et esprit.
«Où as-tu pêché Ray Smith? lui cria-t-on tandis que nous entrions à The Place, le bar favori des amateurs de jazz de la Plage.
-- Oh! je rencontre toujours mes Bodhisattvas dans la rue », glapit-il, et il commanda de la bière.
Ce fut une nuit mémorable, une nuit historique à plus d’un titre. Lui et quelques autres poètes (il écrivait aussi des vers et traduisait des poèmes chinois et japonais en anglais) devaient lire des textes à la Galerie Six, en ville. Ils s’étaient donné rendez-vous au bar pour se mettre en forme. Mais tandis que tous prenaient place ou déambulaient ça et là, je vis qu’il était le seul à ne pas avoir l’air d’un poète – encore qu’il le fût indiscutablement. Les autres étaient des zazous intellectuels, binoclards (...). Mais Japhy portait des vêtements de travailleur manuel, achetés d’occasion dans une coopérative et qui lui permettaient d’escalader sans souci un sommet, de marcher le long des routes et de s’asseoir par terre, la nuit devant le feu de camp, au cours de ses randonnées le long de la côte. (...)
... Mais je ne pourrais répéter, même en m’appliquant, les traits d’esprit de Japhy, ses commentaires et ses gloses qui me tinrent sur des charbons ardents toute la soirée et finalement troublèrent mes pensées de cristal au point de modifier mes projets d’avenir.
Quoiqu’il en soit, je suivis la meute hurlante des poètes jusqu’à la Galerie Six où devait avoir lieu la lecture, ce soir-là qui marqua, entre autres choses importantes, le première manifestation de la renaissance poétique de San Francisco. Tout le monde était présent. Ce fut une nuit de folie.

... Japhy habitait sa propre bicoque : beaucoup plus petite que la nôtre (quatre mètres sur quatre), elle ne contenait rien qui ne fût révélateur des idées du propriétaire sur les vertus d’une simplicité monastique. Pas de chaises du tout, même pas de rocking-chair. Seulement quelques nattes. (...) Il avait un tas de caisses à oranges, pleines de beaux livres d’érudits, certains écrits dans des langues orientales (notamment tous les sutras et leurs commentaires, les œuvres complètes de D. T. Suzuki et une belle édition en quatre volumes de haïkus japonais). (...) Lorsque j’allais le voir, dans la soirée, il était installé à cette table [des caisses à oranges transformées en table], une paisible tasse de thé fumant à côté de lui, studieusement penché sur les idéogrammes du poète chinois Han Shan. (...) Je n’avais jamais contemplé de spectacle plus paisible.

***
Bref, nous ne savons jamais à qui nous avons affaire, tant dans le contexte social «normal» que dans celui de l’itinérance. Vous croyez rencontrer un paumé? C’est peut-être un génie!

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