4 juin 2015

Le message ne passe toujours pas...

“Being a Humanist means trying to behave decently without expectation of rewards or punishments after you are dead.”
~ Kurt Vonnegut (1922-2007)

[Être un humaniste signifie essayer de se comporter décemment sans attente de récompenses ou de punitions après votre mort.] 

«L'enfer est vide, les démons sont ici.» ~ William Shakespeare (Hamlet)

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En 1988, dans le cadre d'une campagne publicitaire pour le magazine Time, Volkswagen demanda à quelques penseurs réputés d’adresser un message aux gens qui vivraient en 2088 – leur donner quelques conseils pour l’avenir. Plusieurs ont répondu, notamment le romancier Kurt Vonnegut dont voici la lettre.

Mesdames et Messieurs de 2088,

On a suggéré que vous apprécieriez peut-être des paroles de sagesse du passé, et que nous, du vingtième siècle, nous pourrions vous envoyer. Connaissez-vous cette exhortation de Polonius dans Hamlet de Shakespeare : «Mais surtout, reste vrai avec toi-même»? Ou ce conseil de Saint-Jean : «Crains Dieu et glorifies-le, car l'heure de son jugement est venue»?  Les meilleurs conseils de mon époque, valides en tout temps à vrai dire, seraient, je suppose, ceux de la prière que les alcooliques récitaient en espérant ne plus jamais prendre un verre : «Mon Dieu, donnez-moi la sérénité d'accepter les choses que je ne puis changer, le courage de changer les choses que je peux, et la sagesse d'en connaître la différence.»

Je pense que notre siècle n'a pas été aussi prolifique que d'autres en paroles de sagesse parce que nous avons été les premiers à accéder à de l'information fiable sur la situation de l’humanité : combien nous étions, combien de nourriture nous pourrions amasser ou emmagasiner, à quelle rapidité nous nous reproduisions, ce qui nous rendait malades, ce qui nous faisait mourir, quelle quantité de dommages nous causions à l'air, à l'eau et à la terre arable dont la plupart des formes de vie dépendent, à quel point la Nature pouvait être violente et impitoyable, et ainsi de suite. Qui pouvait bien en cirer de la sagesse alors que tant de mauvaises nouvelles nous tombaient dessus?

Pour moi, la chose la plus paralysante fut d’apprendre que la Nature n’était pas écologiste. Elle n'avait pas besoin de notre aide pour défaire la planète et la remettre en état de façon différente, et pas nécessairement à l’avantage des choses vivantes. Elle a mis le feu aux forêts avec la foudre. Elle a pavé de lave de vastes étendues de terres arables qui ne soutenaient plus la vie mais plutôt des parcs de stationnement de grandes villes. Dans le passé, elle avait envoyé des glaciers du Pôle Nord pour ronger de grandes portions de l'Asie, de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Il n'y avait pas de raison de croire qu’elle ne recommencerait un jour. En ce moment même, elle est en train de transformer les terres agricoles africaines en déserts, et on peut s'attendre à des raz de marée ou à des pluies de roches blanches et brûlantes venant de l'espace, à tout moment. Elle n'a pas seulement exterminé en un clin d’œil d’exquises espèces évoluées, mais vidé des océans et aussi englouti des continents. Si les gens pensent que la Nature est leur amie, alors ils n'ont certainement pas besoin d'un ennemi.

Oui, et vous, cent ans plus tard, vous devez pertinemment le savoir, et vos petits-enfants le sauront encore plus : la Nature est impitoyable quand vient le temps d’équilibrer la quantité de vie en un lieu donné et à un moment donné, à la quantité de nourriture disponible. Alors, vous et la Nature, qu’avez-vous fait de la surpopulation? Ici en 1988, nous nous prenions pour une nouvelle sorte de glacier, une espèce à sang chaud et astucieuse, qu’on ne pouvait pas arrêter, sur le point de tout engloutir, et puis, qui faisait l’amour et qui ensuite doublait de taille encore.

À bien y penser, je ne suis pas sûr que je pourrais supporter d'entendre ce que vous et la Nature pourriez avoir fait parce qu’il y avait trop de monde et pas assez de nourriture.

Et ici, je voudrais vous soumettre cette idée démente : est-il possible que nous ayons braqué des fusées armées de bombes à hydrogène les unes vers les autres, prêtes à partir, pour nous distraire du vrai problème – à savoir que la Nature peut nous traiter cruellement, et que la Nature étant ce qu’elle est, ça pourrait arriver tantôt?

Maintenant que nous pouvons discuter avec plus de précision du pétrin dans lequel nous sommes, j'espère que vous avez cessé de choisir d’incroyables optimistes ignorants comme leaders. Ils étaient utiles tant que personne n'avait pas la moindre idée de ce qui se passait réellement – durant les quelque sept millions d'années précédentes, ou à peu près. Dans mon temps, ils ont été catastrophiques à la tête d'institutions perfectionnées où il y avait du vrai travail à faire.

Les dirigeants dont nous avons besoin maintenant ne sont pas ceux qui promettent une victoire ultime contre la Nature tout en continuant à vivre comme nous le faisons en ce moment, mais ceux qui ont le courage et l'intelligence de présenter au monde ce qui semble être les conditions d’armistice, austères mais raisonnables, de la Nature :

1. Réduire et stabiliser votre population.

2. Cesser d’empoisonner l'air, l'eau et la terre arable.

3. Arrêter de préparer la guerre et commencer à régler vos problèmes.

4. Enseigner à vos enfants, et à vous-même tandis que vous y êtes, comment habiter sur une petite planète sans la détruire.

5. Arrêter de penser que la science peut tout réparer si vous lui donnez un billion de dollars.

6. Cesser de penser que vos petits-enfants seront saufs, en dépit du gaspillage ou de la destruction, étant donné qu'ils pourront aller sur une jolie nouvelle planète en vaisseau spatial. C'est vraiment mesquin et stupide.

7. Et ainsi de suite. Ou autre.

Suis-je trop pessimiste face à la vie pendant les cent ans à venir? Peut-être que j'ai passé trop de temps avec les scientifiques et pas suffisamment avec les rédacteurs de discours des politiciens. D’après ce que j’en sais, même les femmes sans-abris et les hommes sans-abris auront leurs hélicoptères personnels ou leurs fusées en 2088. Personne n'aura à quitter la maison pour aller au travail ou à l'école, ni même à cesser de regarder la télévision. Tout le monde sera assis toute la journée en train de taper sur des touches d'ordinateurs connectés à tout ce qui existe, sirotant des boissons à l’orange avec des pailles, comme les astronautes.

Cheers,

      Kurt Vonnegut (TIME, 1988)

Source : Letters of Note http://www.lettersofnote.com/

Site Vonnegut officiel : http://vonnegut.com/

Kurt Vonnegut avec Pumpkin, un Lhassa Apso, New York City, 17 janvier 1982

https://fr.wikipedia.org/wiki/Kurt_Vonnegut

1944-1945 
   Les moments vécus comme soldat et prisonnier de guerre ont influencé son œuvre.
   Le 14 décembre 1944, durant la bataille des Ardennes, le soldat Vonnegut de la 106e division d'infanterie américaine, se retrouve isolé et, après quelques jours d'errance solitaire derrière les lignes ennemies, est fait prisonnier par l'armée allemande.
   En février 1945, le prisonnier de guerre Vonnegut est à Dresde et travaille dans un abattoir. Du 13 au 15 février 1945 a lieu le bombardement de Dresde par les Alliés. C'est l’un des plus grands carnages de civils de la Seconde Guerre mondiale : 7 000 tonnes de bombes (dont des bombes au phosphore) sont déversées en trois vagues qui feront plus de 35 000 morts.
   Il fut l'un des sept rescapés américains, sauvés pour s'être enfermés dans une cave d'abattoir qu'il nomme Slaughterhouse Five (Abattoir 5). Les autorités nazies l'affectèrent à la récupération des cadavres pour la fosse commune. Mais il y en avait tellement que l'on dut terminer au lance-flamme l'ouvrage des bombes. («But there were too many corpses to bury. So instead the Nazis sent in guys with flamethrowers. All these civilians' remains were burned to ashes.»)
   Cette expérience traumatisante, décrite dans son roman Abattoir 5 ou la Croisade des enfants, est mentionnée dans pas moins de six de ses autres ouvrages.
   Libéré en mai 1945 par les troupes soviétiques, il revient aux États-Unis, et reçoit la Purple Heart pour une blessure sans importance («a ludicrously negligible wound»).

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