14 janvier 2015

Sénèque n’est pas mort

Ironiquement, deux mille ans après sa mort, Sénèque a beaucoup à dire sur notre façon de vivre contemporaine.

Le hijacking mental permanent dont nous sommes l'objet fait de nous de véritables abrutis. Il ne faut surtout pas nous arrêter pour réfléchir, car cela pourrait menacer le système dont le principal intérêt est de nous garder ignorants pour mieux nous manipuler.

Néron accusa Sénèque de complot et le contraignit à se suicider... la sagesse dérange. Mais, ne craignons rien, ce n’est pas la sagesse qui poussera l’espèce humaine vers l’extinction définitive.

Tableau : Identity par Maroe Susti 

Si l’on pouvait enseigner ces principes aux jeunes et leur apprendre à penser par eux-mêmes, ce serait une vraie révolution! Je rêve en couleurs là...

[Extraits]

De la brièveté de la vie
SÉNÈQUE
Trad. de M. Charpentier, Paris, 1860

La plupart des mortels, Paulin, se plaignent de l'injuste rigueur de la nature, de ce que nous naissons pour une vie si courte, de ce que la mesure de temps qui nous est donnée fuit avec tant de vitesse, tarit de rapidité, qu'à l'exception d'un très-petit nombre, la vie délaisse le reste des hommes, au moment où ils s'apprêtaient à vivre. Cette disgrâce commune, à ce qu'on pense, n'a point fait gémir la foule seulement et le vulgaire insensé : même à d'illustres personnages ce sentiment a arraché des plaintes.

Nous n'avons pas trop peu de temps, mais nous en perdons beaucoup. La vie est assez longue; elle suffirait, et au delà, à l'accomplissement des plus grandes entreprises, si tous les moments en étaient bien employés. Mais quand elle s'est écoulée dans les plaisirs et dans l'indolence, sans que rien d'utile en ait marqué l'emploi, le dernier, l'inévitable moment vient enfin nous presser : et cette vie que nous n'avions pas vue marcher, nous sentons qu'elle est passée.

Voilà la vérité : nous n'avons point reçu une vie courte, c'est nous qui l'avons rendue telle : nous ne sommes pas indigents, mais prodigues. ... Notre vie a beaucoup d'étendue pour qui sait en disposer sagement.

... Pour qui sait l'employer, la vie est assez longue. Mais l'un est dominé par une insatiable avarice; l'autre s'applique laborieusement à des travaux frivoles; un autre se plonge dans le vin; un autre s'endort dans l'inertie; un autre nourrit une ambition toujours soumise aux jugements d'autrui; un autre témérairement passionné pour le négoce est poussé par l'espoir du gain sur toutes les terres, par toutes les mers; quelques-uns, tourmentés de l'ardeur des combats, ne sont jamais sans être occupés ou du soin de mettre les autres en péril ou de la crainte d'y tomber eux-mêmes. On en voit qui, dévoués à d'illustres ingrats, se consument dans une servitude volontaire.

Plusieurs convoitent la fortune d'autrui ou maudissent leur destinée; la plupart des hommes, n'ayant point de but certain, cédant à une légèreté vague, inconstante, importune à elle-même, sont ballottés sans cesse en de nouveaux desseins; quelques-uns ne trouvent rien qui les attire ni qui leur plaise : et la mort les surprend dans leur langueur et leur incertitude.

Aussi cette sentence sortie comme un oracle de la bouche d'un grand poète me parait-elle incontestable : «Nous ne vivons que la moindre partie du temps de notre vie; car tout le reste de sa durée n'est point de la vie, mais du temps.»

Les vices nous entourent et nous pressent de tous côtés : ils ne nous permettent ni de nous relever, ni de reporter nos yeux vers la contemplation de la vérité; ils nous tiennent plongés abîmés dans la fange des passions. Il ne nous est jamais permis de revenir à nous, même lorsque le hasard nous amène quelque relâche. Nous flottons comme sur une mer, profonde où, même après le vent, on sent encore le roulis des vagues; et jamais à la tourmente de nos passions on ne voit succéder le calme. 
   Enfin parcourez tous les rangs de la société, depuis les plus humbles jusqu'aux plus élevés : l'un réclame votre appui en justice, l'autre vous y assiste; celui-ci voit sa vie en péril, celui-là le défend, cet autre est juge : nul ne s'appartient; chacun se consume contre un autre. 
   Informez-vous de ces clients  dont les noms s'apprennent par coeur, vous verrez a quels signes on les reconnaît : celui-ci rend ses devoirs à un tel, celui-là à tel autre, personne ne s'en rend à soi-même.

Vous n'êtes donc pas en droit de reprocher à personne ces bons offices; car, vous les rendiez moins par le désir d'être avec un autre, que par impuissance de rester avec vous-même. 
   Quand tous les génies qui ont jamais brillé se réuniraient pour méditer sur cet objet, ils ne pourraient s'étonner assez de cet aveuglement de l'esprit humain.
   Aucun homme ne souffre qu'on s'empare de ses propriétés; et, pour le plus léger différend sur les limites, on a recours aux pierres et aux armes. Et pourtant la plupart permettent qu'on empiète sur leur vie; on les voit même en livrer d'avance à d'autres la possession pleine et entière. Ou ne trouve personne qui vous fasse part de son argent, et chacun dissipe sa vie à tous venants. 
   Tels s'appliquent à conserver leur patrimoine, qui, vienne l'occasion de perdre leur temps, s'en montrent prodigues, alors seulement que l'avarice serait une vertu.

Je m'adresserai volontiers ici à quelque homme de la foule des vieillards : «Tu es arrivé, je le vois, au terme le plus reculé de la vie humaine; tu as cent ans ou plus sur la tête; eh bien, calcule l'emploi de ton temps; dis-nous combien t'en ont enlevé un créancier, une maîtresse, un accusé, un client; combien tes querelles avec ta femme, la correction de tes esclaves, tes démarches officieuses dans la ville. Ajoute les maladies que nos excès ont faites; ajoute le temps qui s'est perdu dans l'inaction, et tu verras que tu as beaucoup moins d'années que tu n'en comptes. 
   Rappelle-toi combien de fois tu as persisté dans un projet; combien de jours ont eu l'emploi que tu leur destinais; quels avantages tu as retirés de toi-même; quand ton visage a été calme et ton coeur intrépide; quels travaux utiles ont rempli une si longue suite d'années; combien d'hommes ont mis ta vie au pillage, sans que tu sentisses le prix de ce que tu perdais; combien de temps t'ont dérobé des chagrins sans objet, des joies insensées, l'âpre convoitise, les charmes de la conversation : vois alors combien peu il t'est resté de ce temps qui t'appartenait, et tu reconnaîtras que ta mort est prématurée.»

Quelle en est donc la cause? mortels vous vivez comme si vous deviez toujours vivre. Il ne vous souvient jamais de la fragilité de votre existence; vous ne remarquez pas combien de temps a déjà passé; et vous le perdez comme s'il coulait d'une source intarissable, tandis que ce jour, que vous donnez à un tiers ou à quelque affaire, est peut-être le dernier de vos jours. Vos craintes sont de mortels; à vos désirs on vous dirait immortels.

Entendez les paroles qui échappent aux hommes les plus puissants, les plus élevés en dignité; ils désirent le repos, ils vantent ses douceurs, ils le mettent au-dessus de tous les autres biens dont ils jouissent, ils n'aspirent qu'à descendre du faîte des grandeurs, pourvu qu'ils puissent le faire sans danger; car bien que rien au dehors ne l'attaque ni ne l'ébranle, la fortune est sujette à s'écrouler sur elle-même.

Enfin tout le monde convient qu'un homme trop occupé ne peut rien faire de bien : il ne peut cultiver ni l'éloquence ni les arts libéraux;  un esprit tiraillé, distrait n'approfondit rien; il rejette tout comme si on l'eût fait entrer de force; l'homme occupé ne songe à rien moins qu'à vivre : cependant aucune science n'est plus difficile que celle de la vie. 
   Des maîtres en toutes autres sciences se trouvent partout et en grand nombre : on a vu même des enfants en posséder si bien quelques-unes qu'ils auraient pu les professer.
   Mais l'art de vivre, il faut toute la vie pour l'apprendre; et ce qui vous surprendra peut-être davantage, toute la vie il faut apprendre à mourir.

Il appartient, croyez-moi, à un grand homme, élevé au-dessus des erreurs humaines, de ne se point laisser dérober la plus petite partie de son temps : car celui-là a joui d'une très longue vie qui a su n'employer qu'à vivre tout le temps de sa durée; il n'en a rien laissé d'oiseux ni de stérile; il n'en a rien mis à la disposition d'un autre; il n'a rien trouvé qui fût digne d'être échangé contre son temps, dont il est le gardien économe : aussi la vie a-t-elle été suffisante pour lui, mais nécessairement doit-elle manquer à ceux qui la laissent gaspiller par tout le monde. 
   Et ne croyez pas qu'ils soient sans s'apercevoir de ce qu'ils perdent: vous entendrez souvent la plupart de ceux qu'une grande prospérité accable, au milieu de la foule de leurs clients, du conflit des procès, et des autres honorables misères, s'écrier : «Je n'ai pas le temps de vivre!» 
   Pourquoi donc? parce que tous ceux qui vous attirent à eux, vous enlèvent à vous-même. Combien de jours ne vous ont pas dérobés cet accusé, ce candidat, cette vieille fatiguée d'enterrer ses héritiers, et cet homme riche, qui fait le malade pour irriter la cupidité des coureurs de successions!  et ce puissant ami qui vous recherche, non par amitié, mais par ostentation! Supputez dis-je, un à un et passez en revue tous les jours de votre vie, et vous verrez qu'il n'en est resté pour vous qu'un très petit nombre, et de ceux qui ne valent pas la peine d'en parler.

... Chacun anticipe sur sa vie, tourmenté qu'il est de l'impatience de l'avenir et de l'ennui du présent. ... Mais celui qui n'emploie son temps que pour son propre usage, qui règle chacun de ses jours comme sa vie, ne désire ni ne craint le lendemain : car quelle heure pourrait lui apporter quelque nouveau plaisir? il a tout connu, tout goûté jusqu'à satiété : que l'aveugle fortune décide du reste comme il lui plaira, déjà sa vie est en sûreté. On peut y ajouter, mais non en retrancher. ...  

Je ne puis contenir ma surprise, quand je vois certaines gens demander aux autres leur temps, et ceux à qui on le demande se montrer si complaisants. Les uns et les autres ne s'occupent que de l'affaire pour laquelle on a demandé le temps; mais le temps même, aucun n'y songe. On dirait que ce qu'on demande, ce qu'on accorde n'est rien; on se joue de la chose la plus précieuse qui existe. Ce qui les trompe, c'est que le temps est une chose incorporelle, et qui ne frappe point les yeux : voilà pourquoi on l'estime à si bas prix, bien plus comme n'étant presque de nulle valeur. 
   De nobles sénateurs reçoivent des pensions annuelles, et donnent en échange leurs travaux, leurs services, leurs soins: mais personne ne met à prix son temps; chacun le prodigue comme s'il ne coûtait rien. Voyez les mêmes hommes quand ils sont malades: si le danger de la mort les menace, ils embrassent les genoux des médecins; s'ils craignent le dernier supplice, ils sont prêts à tout sacrifier pourvu qu'ils vivent : tant il y a d'inconséquence dans leurs sentiments! 
   Que si l'on pouvait leur faire connaître d'avance le nombre de leurs années à venir, comme celui de leurs années écoulées, quel serait l'effroi de ceux qui verraient qu'il ne leur en reste plus qu'un petit nombre! comme ils en deviendraient économes! Rien ne s'oppose à ce qu'on use d'un bien qui nous est assuré, quelque petit qu'il soit; mais on ne saurait ménager avec trop de soin le bien qui d'un moment à l'autre peut nous manquer.

Toutefois ne croyez pas que les hommes dont nous parlons ignorent combien le temps est chose précieuse: ils ont coutume de dire à ceux qu'ils aiment passionnément, qu'ils sont prêts à leur sacrifier une partie de leurs années; ils les donnent en effet, mais de façon à se dépouiller eux-mêmes, sans profit pour les autres : c'est tout au plus s'ils savent qu'ils s'en dépouillent; aussi supportent-ils aisément cette perte dont ils ignorent l'importance.

Personne ne vous restituera vos années, personne ne vous rendra à vous-même. La vie marchera comme elle a commencé, sans retourner sur ses pas ni suspendre son cours; et cela sans tumulte, sans que rien vous avertisse de sa rapidité; elle s'écoulera d'une manière insensible. Ni l'ordre d'un monarque ni la faveur du peuple ne pourront la prolonger; elle suivra l'impulsion qu'elle a d'abord reçue; elle ne se détournera, elle ne s'arrêtera nulle part. Qu'arrivera-t-il? tandis que vous êtes occupé, la vie se hâte, la mort cependant arrivera, et bon gré mal gré il faudra la recevoir.

Peut-il y avoir pour les hommes (je dis ceux qui se piquent de prudence, et qui sont le plus laborieusement occupés) de soin plus important que d'améliorer leur existence? Ils arrangent leur vie aux dépens de leur vie même; ils s'occupent d'un avenir éloigné : or, différer c'est perdre une grande portion de la vie; tout délai commence par nous dérober le jour actuel, il nous enlève le présent en nous promettant l'avenir. Ce qui nous empêche le plus de vivre, c'est l'attente qui se fie au lendemain. Vous perdez le jour présent : ce qui est encore dans les mains de la fortune, vous en disposez; ce qui est dans les vôtres, vous le laissez échapper. Quel est donc votre but? jusqu'où s'étendent vos espérances? Tout ce qui est dans l'avenir est incertain : vivez dès à cette heure.

Admirez comment, pour vous reprocher vos pensées infinies, le poète ne dit point, la vie la plus précieuse, mais le jour le plus précieux. ... Le poète ne vous parle que d'un jour, et d'un jour qui fuit. Il ne faut donc pas en douter : le jour le plus précieux est celui qui le premier échappe aux mortels malheureux, c'est-à-dire occupés; et qui, enfants encore même dans la vieillesse, y arrivent sans préparation et désarmés. En effet, ils n'ont rien prévu; ils sont tombés dans la vieillesse subitement, sans s'y attendre; ils ne la voient point chaque jour plus proche.

Ceux-là seuls jouissent du repos, qui se consacrent à l'étude de la sagesse. Seuls ils vivent; car non seulement ils mettent à profit leur existence, mais ils y ajoutent celle de toutes les générations. Toutes les années qui ont précédé leur naissance leur sont acquises. À moins d'être tout à fait ingrats, nous ne pouvons nier que les illustres fondateurs de ces opinions sublimes ne soient nés pour nous, et ne nous aient préparé la vie. Ces admirables connaissances qu'ils ont tirées des ténèbres et mises au grand jour, c'est grâce à leurs travaux que nous y sommes initiés. Aucun siècle ne nous est interdit : tous noirs sont ouverts; et si la grandeur de notre esprit nous porte à sortir des entraves de la faiblesse humaine, grand est l'espace de temps que nous pouvons parcourir.

On dit souvent qu'il n'a pas été en notre pouvoir de choisir nos parents; que le sort nous les a donnés. Il est pourtant une naissance qui dépend de nous. Il existe plusieurs familles d'illustres génies; choisissez celle où vous désirez être admis, vous y serez adopté, non seulement pour en prendre le nom, mais les biens, et vous ne serez point tenu de les conserver en homme avare et sordide; ils s'augmenteront au fur et à mesure que vous en ferez part à plus de monde. 
   Ces grands hommes vous ouvriront le chemin de l'éternité, et vous élèveront à une hauteur d'où personne ne pourra vous faire tomber. Tel est le seul moyen d'étendre une vie mortelle, et même de la changer en immortalité. Les honneurs, les monuments, tout ce que l'ambition obtient par des décrets, tous les trophées qu'elle peut élever, s'écroulent promptement : le temps ruine tout, et renverse en un moment ce qu'il a consacré. 
   Mais la sagesse est au-dessus de ses atteintes. Aucun siècle ne pourra ni la détruire, ni l'altérer. L'âge suivant et ceux qui lui succéderont, ne feront qu'ajouter, à la vénération qu'elle inspire; car l'envie s'attache à ce qui est proche, et plus volontiers l'on admire ce qui est éloigné.

Source (essai complet) :
http://www.dmoz.org/search?q=S%C3%A9n%C3%A8que&cat=all&all=no

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