5 janvier 2015

«Atteindre le bout de la route»

Météo de m... Pluie suivie de froid extrême, de vents funestes. Inhumain. Pour tout le monde, surtout les sans-abris, les chats et chiens errants et autres animaux, les oiseaux, etc. Je ne déteste pas l’hiver, je déteste les extrêmes. Mais, je me répète.  

Suivons Kerouac à Mexico City où il fait souvent trop chaud. Sa description de la ville est fantastique, on dirait un timelapse en prose. On voit, on sent, on entend, puis à la fin on a chaud, on est étourdi; un peu plus et on aurait la tourista... Quel beat! Tout est dans le rythme.

(1950) Insurgentes Avenue, one of the main thoroughfares of Mexico City.

(...) On s’enfonça dans les montagnes de la Sierra Madre Orientale. Les bananiers avaient des reflets d’or dans la brume. De grands brouillards, de l’autre côté des murs, béaient au fond du précipice. En bas, le Moctezuma n’était qu’un fil d’or ténu sur le tapis vert de la jungle. D’étranges villes-carrefours défilaient sur le toit du monde, avec des Indiens en poncho qui nous observaient sous leurs grands chapeaux et leurs rebozos. La vie était dense, sombre, archaïque. Ils regardaient Dean, grave et fou à son volant lunatique, de leurs yeux de faucon. Tous tendaient la main. Ils étaient descendus du plus haut des montagnes pour mendier quelque chose qu’ils croyaient obtenir de la civilisation et n’imaginaient pas qu’une bombe était née qui pouvait démolir tous nos ponts et toutes nos routes et les rejeter au chaos et que nous serions peut-être un jour aussi pauvres qu’eux, et les mains ouvertes, tout à fait de la même façon. Notre lamentable Ford, la vieille Ford grimpante de l’Amérique des années 30, passait au milieu d’eux en ferraillant et disparaissait dans la poussière. 
   Nous étions arrivés aux abords du dernier plateau. Maintenant le soleil était doré, le ciel d’un bleu aigu, et le désert, avec quelques rivières de loin en loin, n’était qu’une orgie d’espace sablonneux et chaud où se fichait soudain l’ombre d’un arbre biblique. Dean dormait maintenant et Stan conduisait. Les bergers apparaissaient, les femmes portaient des bottes de lin doré, les hommes des houlettes. Sous de grands arbres, dans le miroitement du désert, les bergers étaient assis et soulevaient des nuages de poussière. (...) 
   La fin de notre voyage approchait. De grands champs s’étendaient de part et d’autre de la route; un vent sublime soufflait dans les futaies qui se dressaient, immenses, de loin en loin, et par-dessus les derniers rayons du soleil. Les nuages étaient proches et immenses et roses. «Mexico au crépuscule!» On y était arrivés, mille neuf cent miles au total, depuis l’après-midi dans les jardins de Denver jusqu’à ces vastes et bibliques régions du monde et maintenant nous allions atteindre le bout de la route. (...) 
   Le passage rapide d’un col nous conduisit soudain sur une éminence du haut de laquelle nous vîmes toute la ville de Mexico qui s’étalait dans son cratère volcanique et les fumées qu’elle vomissait et les premières lumières du crépuscule. On fondit dessus à toute allure, en descendant Insurgentes Boulevard, droit sur Reforma, au cœur de la ville.

(1950) Reforma Boulevard, with a view towards downtown.
Ahh, the days of low traffic and an easy Sunday drive.

Des gosses jouaient au football dans d’énormes champs sinistres et soulevaient des nuages de poussière. Des chauffeurs de taxi nous rattrapèrent et voulurent savoir si on voulait des filles. Non, ne voulions pas de filles maintenant. Tout du long, des taudis misérables en torchis s’étalaient sur la plaine; on vit des silhouettes solitaires dans des ruelles obscures. Bientôt ce serait la nuit. Puis la cité rugit et soudain nous étions en train de longer des cafés bondés et des théâtres et toutes sortes de lumières. Des vendeurs de journaux nous gueulaient leurs titres. Des mécaniciens se trimbalaient, pieds nus, avec des clefs anglaises et des chiffons. De loufoques chauffeurs indiens, pieds nus, nous filaient sous le nez et nous assaillaient de toute part et klaxonnaient et s’adonnaient à une circulation frénétique. Le tumulte était incroyable. Il n’y a pas de silencieux sur les voitures mexicaines. On tambourine le klaxon dans une infatigable allégresse. «Ouah! gueula Dean. Regardez-moi ça!» Il zigzaguait au milieu de la circulation et s’en donnait à cœur joie avec tout le monde. Il conduisait comme un Indien. Il s’élança sur le rondpoint d’une gloriette de Reforma Boulevard et tourna autour tandis que les bagnoles des huit avenues nous fonçaient dessus dans toutes les directions, à gauche, à droite, izquierda, nez à nez, et il gueulait et bondissait de joie. «Voilà la circulation dont j’ai toujours rêvé! Tout le monde y va
   Une ambulance arriva là-dedans comme un obus. Les ambulances américaines se précipitent et se faufilent à travers les encombrements en jouant de la sirène; les grandes ambulances planétaires des Indiens Fellahs se contentent de foncer à quatre-vingts miles à l’heure dans les rues des villes et chacun n’a qu’à se tirer de leur trajectoire et elles ne s’arrêtent pour personne et en aucun cas et vous volent droit dans les plumes. On la vit disparaître en zigzaguant, dérapant de toutes ses roues au milieu du passage qui s’ouvrait dans les encombrements compacts du centre. C’étaient des chauffeurs indiens. Les gens, même les vieilles dames, couraient derrière les autobus qui ne s’arrêtaient jamais. Les jeunes hommes d’affaires de Mexico pariaient entre eux et couraient par équipes derrière les autobus et montaient en marche dans un style athlétique. Les conducteurs de bus étaient pieds nus, sarcastiques et démentiels, et ils étaient assis très bas et à croupetons, en maillot de corps, devant des volants bas et énormes. Des icônes brûlaient à côté d’eux. Les lumières des bus étaient jaunâtres et verdâtres et les visages sombres s’alignaient le long des banquettes en bois. 
   Dans le centre de Mexico, des milliers de vagabonds avec des chapeaux de paille avachis et des vestes à longs revers sur leurs poitrines nues arpentaient l’artère principale, certains vendant des crucifix et de l’herbe dans les ruelles, d’autres s’agenouillant dans de misérables chapelles près de baraques où se produisaient les burlesques mexicains. Certaines ruelles étaient empierrées de brocaille, avec des égouts béants, et de petites portes percées dans les murs en torchis qui donnaient sur des bars pas plus grands que des water-closets. On devait sauter par-dessus un fossé pour se payer son verre et, dans le fond du fossé, coulait l’antique lac des Aztèques. On sortait du bar le dos au mur et on se faufilait dans la rue. Ils servaient le café avec du rhum et de la noix de muscade. De partout retentissait le mambo. Des centaines de putains s’alignaient le long des rues sombres et étroites et leurs yeux tristes luisaient vers nous dans la nuit. On allait au hasard dans la frénésie et le rêve. On mangea des steaks magnifiques pour quarante-huit cents dans une étrange cafétéria mexicaine aux murs carrelés avec des générations de musiciens marimba debout devant un immense tambour marimba – il y avait aussi des guitaristes chanteurs ambulants et, dans les coins, de vieux types qui soufflait dans des trompettes. On passait dans la puanteur aigre des débits de pulque; on vous donnait là-dedans un verre à moutarde de jus de cactus pour deux cents. Ça ne s’arrêtait jamais; les rues restaient animées toute la nuit. Des mendiants dormaient, emmitouflés dans des affiches de publicité arrachées aux palissades. Ils étaient assis par famille entières sur le trottoir, jouant sur de petites flûtes et gloussant dans la nuit. Leurs pieds nus dépassaient, leurs bougies anémiques luisaient, tout Mexico n’était qu’un vaste camp de Bohémiens. Aux coins des rues, des vieilles débitaient des têtes de vaches bouillies dont elles enveloppaient les morceaux dans des tortillas et servaient le tout à la sauce piquante sur des serviettes en papier journal. Telle était la ville grandiose et ultime et sauvage et sans inhibitions des naïfs Fellahs que nous nous attendions à trouver au bout de la route. Dean déambulait là-dedans, les bras le long du corps, pendants comme ceux d’un zombie, la bouche ouverte, les yeux étincelants et il conduisit dans un champ avec un gars en chapeau de paille, qui riait et bavardait avec nous et voulait jouer à la balle car rien ne finissait jamais. 
   Puis je fis de la fièvre et me mis à délirer et perdis conscience. Dysenterie. Je repris connaissance, émergeant sur un lit à huit mille pieds au-dessus du niveau de la mer, sur le toit du monde, et je sus que j’avais vécu une vie entière et beaucoup d’autres dans ma pitoyable et atomisique gousse de chair et je fis toutes sortes de rêves. Et je vis Dean penché sur la table de la cuisine. Plusieurs nuits avaient passé et il s’apprêtait déjà à quitter Mexico. «Qu’est-ce que tu fous? dis-je en gémissant.
-- Pauvre Sal, pauvre Sal, t’es tombé malade. Stan va prendre soin de toi.»  

KEROUAC
Sur la route et autres romans
Quarto Gallimard; 2003

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Un succès fulgurant, mais controversé...

Sur la route relate les voyages que Kerouac effectua, soit en solitaire, soit en compagnie de Neal Cassady. Le personnage central de Sur la route, Dean Moriarty, s’inspire de Neal Cassady – dans des romans subséquents Kerouac l’appellera Cody Pomeray.

«Vu le succès de l’ouvrage, best-seller mondial, il [Neal Cassady] deviendra une figure emblématique, mythique, et d’ailleurs typiquement américaine. À la suivre dans son prosaïsme, la vie de Neal Cassady est celle d’un sujet instable : coureur invétéré de femmes et toujours insatisfait, s’accordant quelques passades homosexuelles, délinquant mineur, grand amateur de psychostimulants, déprimé et suicidaire, doué de séduction, d’une aisance verbale de bonimenteur, partageur et dilapidateur, imprévisible. Il correspond à un asocial que la banale psychologie qualifierait d’histrion, de psychopathe hystérico-compulsionnel! C’est la force, l’enchantement et la merveille de l’écriture de Kerouac d’avoir installé un tel personnage au rang de héros, parmi les classiques de la littérature. Sans Cassady Sur la route n’existerait pas – ou serait totalement différent – bien que sa participation, si elle fut décisive dans la fantasmagorie de Kerouac, se révèle, dans la réalité chronologique assez mince. La matière du livre repose sur plusieurs grandes séquences.
(...)
Burroughs disait dans un courrier à Ginsberg : «Jack a récolté gloire et argent à raconter l’histoire de Neal, enregistrant ses conversations, se présentant comme l’ami de toute une vie... En tout cas il a vendu le sang de Neal et s’est fait de l’argent.» Il y a là sujet à controverse. Apparemment, Cassady l’extraverti a tout donné. Il suffisait qu’il se montre pour inspirer. Sous le regard de Kerouac il était une folie éruptive, celui qui osait, celui qui allait le plus loin possible. Bien qu’il ne le prétendît pas, il était éveilleur. Il eut une vie en partie prolétaire, subissant astreintes et contrainte, connut l’accident de travail et l’invalidité. Prodigue de son temps et de son corps, il offrit et dépensa sans compter. De par ce qu’il était, il fut le support de l’imaginaire de Kerouac, permettant à ce dernier d’être l’écrivain qu’il cherchait à devenir. Il souffrit de l’existence de son double, Dean Moriarty. Mais Kerouac fut-il un odieux profiteur? L’accusation ne tient pas sauf à priver tout artiste de ses modèles, de ses sources. La psychologie est souvent poussive mais elle est quelquefois pertinente, ainsi quand elle établit que l’autre est nécessaire à la naissance d’une parole, à l’émergence du désir. Cassady fut cet autre essentiel pour Kerouac. Il y a fort à parier que, même indépendamment de leur fulgurante amitié, Kerouac aurait trouvé un autre prétexte, lui qui errait dans les marginalités en quête de son identité et happait toute la diversité des dérives jugées par lui fécondes.»  

~  Yves Buin (Préface)

Mexico City et son smog en 2012. Triste. 

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