Crédit photo : baleineau, Jean Lemire; SEDNA IV, Costa Rica août 2012
Souhaits
Par Marguerite Yourcenar
Je souhaiterais vivre dans un monde sans bruits artificiels
et inutiles, sans vitesse, et où la notion même de vitesse serait méprisée ou
détestée, les transports rapides étant réservés aux membres de professions
indispensables ou à certains cas graves.
Un monde sans effusion de sang humain ou animal, et où tout
meurtre serait considéré comme un crime répugnant entraînant des sanctions
pratiques et des purifications morales. L'homme tâché de sang automatiquement
écarté comme sale, égaré, insensé.
Un monde où la sexualité sous toutes ses formes serait tenue
pour sacrée, quoique pas nécessairement située au plus haut degré du sacré.
Un monde où il serait honteux et illégal d'avoir plus de
trois enfants.
Un monde où la population du globe, par des pratiques
sexuelles raisonnables, serait ramenée et se maintiendrait au-dessous du
milliard d'habitants.
Un monde où les deux notions de volupté et de chasteté
seraient situées infiniment plus haut qu'elles ne le sont aujourd'hui.
Un monde qui aurait à peu près éliminé la jalousie.
Un monde où la prostitution ne serait plus que rituelle.
Un monde sans plaisanteries égrillardes, sans réticences
hypocrites, sans scatologie, sans sotte exaltation autour de l'amour ou de ce
qui passe communément pour tel.
Un monde sans mode, ou dont la mode ne consisterait qu'en
imperceptibles nuances lentement changées.
Un monde où une femme trop visiblement bien vêtue ferait
sourire.
Un monde où les plus pauvres auraient accès à la vraie laine,
à la vraie soie, aux vêtements les plus commodes et aux couleurs les plus
harmonieuses. Pas d'étoffes artificielles, pas de colorants chimiques instables
et laids.
Un monde où jeter un vêtement usé, un plat ébréché, serait
un geste rituel accompli seulement avec hésitation et regret.
Un monde qui placerait très haut l'idée de renouveau et qui
mépriserait la notion de nouveauté.
Un monde sans musiques diffusées, mais qui rendrait à tous
la danse et le chant.
Un monde où l'instruction avancée serait réservée aux
meilleurs, c'est-à-dire à ceux qui la demanderaient, et se montreraient
capables d'en profiter, mais où tout être humain recevrait un minimum
d'éducation et d'instruction élémentaires, infiniment plus solides et plus
complètes pourtant que ce qu'ils reçoivent aujourd'hui.
Un monde où tout objet vivant, arbre, animal, serait sacré
et jamais détruit, sauf avec regret, et du fait d'une absolue nécessité.
Un monde où la viande serait considérée comme une nourriture
inférieure, indésirable, utile seulement peut-être à quelques-uns comme un
répugnant médicament.
Un monde où l'idée même de concurrence serait stigmatisée
comme basse.
Un monde sans idolâtrie, mais riche en respect.
Un monde où la mort serait une grande aventure.
Un monde où le suicide serait de règle sitôt commencement
d'affaiblissement irréparable des facultés. Ceux qui s'y refuseraient
pourraient vivre, mais sans honneur.
Un monde où chaque individu, chaque famille, chaque groupe
serait encouragé à produire soi-même le plus possible de son nécessaire.
Un monde où il existerait des corps francs dans lequel on se
consacrerait pour un temps donné à des travaux d'utilité ou d'embellissement
public ou privé, réparations des maisons et des édifices, instruction, fêtes
publiques, sans autre salaire que le vivre et le couvert généreusement donnés,
et un peu d'argent de poche.
Un monde où la notion de serviteur serait noble, et le
serviteur un ami intime.
Un monde où les membres des professions dites
intellectuelles passeraient au moins une sur deux de leurs vacances à s'occuper
avec plaisir de métiers manuels ou du travail de la terre.
Extrait : Sources II,
Gallimard
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