31 juillet 2018

Fragiles lumières de la terre

Ce livre réunit une collection de reportages, chroniques ou souvenirs de Gabrielle Roy déjà parus entre 1942 et 1970 dans des publications à peu près inaccessibles. «Partout, depuis les reportages de 1942 jusqu’au commentaire de Terre des hommes, en passant par l’admirable récit-souvenir sur Mon héritage du Manitoba, partout brille la même lumière de sympathie et d’attention, le même regard privilégiant au sein de la nuit le moindre signe de la présence et de l’espoir humains.»
~ François Ricard (Note d’introduction)

Fragiles lumières de la terre
Gabrielle Roy
Quinze / prose entière, 1978

Les passages sont tirés de la troisième partie, Terre des Hommes – Le thème raconté, publié dans l’album photographique consacré à l’Expo 67, Terre des Hommes / Man and His World, commandité par la Compagnie canadienne de l’Exposition universelle de 1967. Gabrielle Roy faisait partie du groupe de recherche sur le thème de l’exposition.

Photo : Roger La Roche, collection personnelle, pavillon L’Homme dans la Cité;

En relisant les derniers paragraphes, je me demandais ce qu’elle dirait aujourd'hui, 50 ans plus tard...

TERRE DES HOMMES – Le thème raconté

Dans Terre des hommes, son beau livre tout plein de songes d’avenir, Antoine de Saint-Exupéry raconte avoir été fortement remué, lors de son premier vol de nuit au-dessus de l’Argentine, à la vue de rares lumières éparses dans une plaine presque déserte, qui, nous dit-il, «scintillaient de loin en loin, seules comme des étoiles».
   Quiconque a voyagé de nuit au-dessus d’un pays peu peuplé saisira la justesse de l’expression et le sens de sa nostalgie. Vue d’en haut et d’un peu loin, notre terre nous apparaît tout autre que lorsque nous sommes plongés dans la mêlée et bien souvent alors trop occupés à jouer des coudes pour seulement percevoir la grandeur qui y est contenue.
   De retour de leur vol dans l’espace, Gagarine et d’autres ont parlé de la planète Terre avec un accent tout renouvelé de tendresse et un sentiment de loyalisme à la cause de tous les hommes.
   C’est comme si de là-haut et, plus encore que les froides splendeurs des espaces vertigineux, les astronautes avaient découvert, vraiment découvert la Terre des Hommes, ce petit point dans l’ensemble de l’univers, notre pays, notre chez-nous. Est-ce que l’un de ces découvreurs, mettant pied à terre, n’a pas eu cette expression même : «Je rentre à la maison.»

Crédit : C. Broutin / Snowbound

Une nuit que je voyageais en avion à travers le Canada et que nous survolions l’une de ses régions les plus désertiques, je me souviens d’avoir été fascinée moi aussi à la vue d’une lointaine et très faible lueur. Dans cette partie du pays en ce temps-là dépourvue d’électricité, ce ne pouvait être que la flamme d’une bougie ou d’une lampe posée dans doute sur une fenêtre. Son scintillement me parvenait pourtant; il perçait, pour me rejoindre, des lieues de distance dans le noir infini du ciel. Je me rappelle avoir pensé que ce devait être les «feux» de cabane de quelque vieux trappeur vivant au loin dans la forêt, et qui, à cette heure, raccommodait peut-être ses hardes ou relisait un almanach usé.  Au grand bruit de notre avion, leva-t-il la tête? N’éprouva-t-il pas, au fond de son isolement, une vague amitié pour ces bizarres voyageurs de l’air qui, dans le vide du ciel, passaient au-dessus de lui, entassés, et comme ajustés?
   Autant que les liens avoués, notre vie est faite de ces communications secrètes et silencieuses.
   Des années après son premier vol de nuit au-dessus de l’Argentine, Saint-Exupéry retrouva plus vivantes que jamais en son souvenir les lumières de la pampa. (L’art n’est-il pas, d’après Matthew Arnold, une émotion revécue en toute tranquillité?) À propos de ces douces lumières, il écrira alors que «chacune signalait, dans cet océan de ténèbres, le miracle d’une conscience».

Mais s’il fut ému, cette nuit-là, au point de compter peut-être les rares lumières de la plaine qui attestaient néanmoins la présence et la solidarité humaines dans l’infinie solitude environnante, c’est que lui-même, voguant en sa frêle coque à travers les espaces criblés d’étoiles muettes, dut éprouver comme jamais sans doute le sentiment d’être seul.
   Le sentiment que l’on a de sa propre solitude, c’est ce qui nous fait pressentir la solitude des autres.
   C’est aussi ce qui nous fait accourir parfois pour chercher à l’atténuer.
   Sans la solitude, y aurait-il fusion, union, tendresse des cœurs?
   C’est pendant cette même nuit, j’aime à le penser, que Saint-Ex, profondément touché par les humbles feux de la terre, trouva, peut-être déjà tout levé en son esprit, le titre d’un livre plein d’amour qu’il écrirait un jour à partir de ses expériences de poète-aviateur : Terre des hommes. [...]

Est créateur sans doute tout être qui aide, selon ses moyens, à laisser le visage de la terre un peu plus agréable à regarder à cause de lui. [...]

Bien à l’opposé de plus de confort matériel et spirituel, le progrès signifierait une répartition humaine de plus en plus équitable des peines et des infortunes, des richesses et des avantages. Progresser pourrait donc signifier un rapprochement graduel entre les hommes de toute condition et de toute origine. [...]

Comme toute évocation poétique, ce livre-guide nous laissaient entrevoir mille et une interprétations toutes plausibles. Selon qu’on se lève heureux ou malheureux, Terre des hommes ce peut être en effet le bonheur ou une détresse sans nom.
   À certains instants, quand notre cœur est libre de l’accueillir, c’est l’enchantement de l’univers : les longues vagues aboutissant immuablement au sable des rivages; les libres créatures de toute espèce; les arbres et la musique du vent dans leur cime; l’été, l’hiver, l’attrait des saisons; enfin le lieu de séjour si manifestement fait pour nous qu’au long de toute notre vie nous souffrons secrètement à la pensée que nous en serons un jour arrachés.
  Terre des hommes, c’est le grave regard étonné de l’enfance et la tendre sollicitude toujours neuve de la mère; c’est le miracle de l’amour recréé et redécouvert dans le couple; ce sont les rêveries de l’eau, la magie du soleil qui joue avec les ombres, les feuillages bruissants, les sortilèges du feu; mille images, mille sons par lesquels passe en nous, comme à travers l’eau, un reflet du songe infini dont est fait l’univers et dont nous sommes issus. C’est tout cela et bien plus sans doute, à la fois tourment et joie, c’est notre vie elle-même, l’indéfinissable de notre vie... [...]

Cependant nous savons bien dans le fond que nous ne sommes pas faits expressément pour être heureux – du moins dans une perspective immédiate. Nous savons que nous sommes conviés d’abord à parcourir un rude et long chemin vers un but obscur qu’on appelle salut, progrès, évolution, universalité ou fraternité. Une tâche âpre, c’est vrai, mais exaltante. Terre des Homme, cela veut dire aussi des milliers d’efforts venus de milliers de chemins pour converger vers une vision unique; terre, création de l’homme. [...]

Sans doute faut-il être jeune et passablement optimiste pour faire confiance à la nature humaine. [...]
   Toujours cependant le moment vient où la confiance, comme la flamme d’une bougie au vent, s’affole et menace de s’éteindre. On prend peur, on hésite, on perd pied. C’est alors, si on s’abandonne, que l’on peut se trahir soi-même et trahir ses possibilités illimitées. [...]

À côté des grandes espérances que font lever en nous tant de réalisation d’entraide à l’échelle mondiale, il faut mettre dans la balance le danger de l’égoïsme sans cesse renaissant, notre cruelle indifférence encore à tant de malheurs et la reprise de l’orgueil racial si contraire à notre avancement.
   Plus terrifiant que tout cependant, le rythme vertigineux de l’accroissement humain! De toutes les épouvantes qui ont pesé sur l’humanité, en est-il une de comparable à celle-là?
   Après des siècles où nous nous sommes acharnés contre les maladies et les épidémies, à préserver, à allonger la vie, voici que par sa pullulation elle nous effraie et semble cerner à l’égal d’une ennemie.
   Soudain, on ne sait ce qui est le plus triste, de cette nuit des temps où des êtres humains, clairsemés sur l’immensité de la terre, transis et démunis, se recherchaient comme des ombres, ou du jour de maintenant où ils perçoivent qu’ils pourraient devenir odieux aux autres par le fait de leur densité. [...]

Terre des Hommes, c’est encore bien d’autres effrois. C’est l’accroissement accéléré des connaissances aussi bien que de la vie. C’est la masse d’information dont hérite l’homme aujourd’hui, pareille à une montagne de poussier qui menace de nous enterrer vivants.
   C’est la frénésie de l’imprimé et des formulaires.
   C’est la spécialisation à outrance.
   C’est l’affolement bien motivé de la jeunesse devant le mouvant d’un monde où moins que jamais on ne peut se préparer aujourd’hui à ce que sera demain.
   C’est la tragédie de l’homme d’âge mûr, parvenu à force d’études et de labeur à maîtriser la technique de son métier, et qui brutalement se voit décalé.
   Sans doute l’homme n’a jamais vu bien clairement où le menaient ses grands efforts parfois désespérés. À présent plus que jamais ils paraissent se faire la guerre.
   C’est l’école permanente, ce sont les loisirs organisé – comme si l’idée de «loisir» ne devait pas s’allier naturellement à la permission de faire enfin l’école buissonnière. C’est le recyclage des adultes, les tables rondes sur tous les sujets, le changement pour le changement souvent, la parole pour la parole, une explosion verbale universelle, plus que jamais a tale told by an idiot, full of sound and fury. C’est l’orientation professionnelle des enfants, les tests d’intelligence, le temps des normes – le «normal» et la «moyenne» étant proposés souvent comme des termes d’excellence; ce sont des chemins de plus en plus tracés d’avance, de plus en plus balisés et resserrés. Comment donc à travers tout cela l’être humain parviendra-t-il encore à retrouver «ses racines du ciel»?
   Devant cette transformation hier inimaginable du monde où tout l’instant nous échappe, on peut être à bon droit saisi d’appréhension et se demander si ces convulsions signifient la fin ou si elles sont le signe d’un prodigieux effort de mutation.
   À certains instants, tout nous apparaît choc, conflit, empoignade ou, selon une expression bien de notre temps, «épreuve de force».
   C’est l’ouvrier contre le patron, le patron contre les syndicats, les syndicats contre eux-mêmes; c’est la femme contre la société, la société contre la femme, l’homme contre la femme, les enfants contre les parents, les parents contre l’époque; c’est le maître contre les programmes, les programmes contre les maîtres; c’est le municipal contre le provincial, le provincial contre le fédéral, le fédéral contre les grands voisins. Pis que tout, ce sont les générations contre les générations, les jeunes contre les moins jeunes, et ceux-ci contre des moins jeunes encore. Flots humains qui, à courte distance les uns des autres, se dévisagent avec stupeur, en étrangers venus de planètes différentes et ne sachant plus comment communiquer.
   Enfin, ce sont les peuples contre les peules, les nations contre les nations, les armes contre les armes, la propagande contre la propagande.
   Tout cela se joue au bord extrême d’un gouffre, sous la menace de l’anéantissement.
   Folle à lier et malheureuse plus qu’on ne peut le supporter, telle, à certaines heures, nous apparaît l’humanité.

Mais la Terre des Hommes, c’est aussi la somme inouïe d’efforts, de peines, de talent et d’argent que l’on peut consentir pour «sauver» une seule vie. C’est un courage sans pareil parmi les êtres vivants. C’est un courage tel qu’il renaît sans cesse de ses défaites. C’est notre chagrin à la pensée des déshérités inconnus, le plus loin de notre vue, dont on pourrait se dire à la lettre pourtant qu’ils ne nous sont rien. C’est la très lente et très difficile montée en nous, à travers les siècles, d’une pensée commune à tous les hommes. [...]
   Tour à tour tirés par les forces ascendantes et descendantes, nous sommes comme celui qui marche avec peine dans la tempête de neige déchaînée; il avance de deux pas et recule d’un pas; il ne sait plus très bien s’il accomplit quelque progrès au milieu des rafales qui le poussent et le retiennent.
   Tour à tour l’espoir luit, puis s’éteint.
   Chacun est seul encore dans sa nuit. Mais la nuit est moins noire pour nous qu’elle ne le fut pour la pauvre créature de la préhistoire et des cavernes, de toutes parts assaillie d’indicibles terreurs. Elle est peut-être moins noire que pour l’homme du Moyen Âge, de foi robuste mais implacable.
   Chaque homme est encore seul, mais n’entend-il pas le coup contre le mur de son frère qui tend à le rejoindre?
   Solitaire et solidaire, les deux mots qui disent l’essentiel de notre condition humaine, Camus dans l’Exil et le Royaume nous rappelle qu’ils ne diffèrent que d’une lettre.
   «Il faut bien, dit à son tour Saint-Exupéry, tenter de nous rejoindre. Il faut bien essayer de communiquer avec quelques-uns de ces feux qui brûlent de loin en loin dans la campagne.» [...]

Terre, planète errante dans les espaces incommensurables, sphère insignifiante au bord de l’infini ... qu’en sera-t-il de toi, qu’en sera-t-il de nous? Disparaîtrons-nous ensemble, un soir, dans un éclat fugitif, à l’exemple de ces étoiles filantes de notre enfance dont nous guettions la chute au fond des claires nuits du mois d’août, pour y attacher un souhait que nous n’étions pas souvent assez prompts à formuler selon les règles du jeu?
   Est-ce que tous nos rêves innombrables et nos projets sans fin, toutes les naissances et toutes les morts, tant de guerres et tant d’efforts pour nous en protéger, est-ce que tout cela un jour disparaîtra sans plus laisser de trace que peut-être les mondes antérieurs? Se peut-il que de tout ce qui aura été, un esprit qui survivrait pour en juger ne puisse qu’inscrire : «Terre, expérience ratée»?
   Ou est que nous ne cheminons pas depuis des siècles sans avoir vu beaucoup de changement, il est vrai, de chaque côté de notre longue, longue route, pèlerins épuisés et parfois même au bord du désespoir, dont soudain l’un entrevoir une lueur, un signe au loin, et il le dit aux autres qui reprennent courage? Et est-ce que ce cheminement, en dépit des préjugés et des obstacles, au-delà des faux loyalismes et des faux ressentiments, ne nous conduit pas vers la vraie Terre des Hommes? 
   Peut-être est-elle commencée. N'y sommes-nous pas lorsque nous laissons parler notre coeur le plus simplement humain et juste? ... 
   Terre des Hommes arrive à chaque fois peut-être que nous parvenons à nous mettre à la place des autres. 

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