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François Ricard (Note d’introduction)
Fragiles lumières de la terre
Fragiles lumières de la terre
Gabrielle
Roy
Quinze /
prose entière, 1978
Les
passages sont tirés de la troisième partie, Terre
des Hommes – Le thème raconté, publié dans l’album photographique consacré à
l’Expo 67, Terre des Hommes / Man and His
World, commandité par la Compagnie canadienne de l’Exposition universelle
de 1967. Gabrielle Roy faisait partie du groupe de recherche sur le thème de l’exposition.
Photo :
Roger La Roche, collection personnelle, pavillon L’Homme dans la Cité;
En relisant
les derniers paragraphes, je me demandais ce qu’elle dirait aujourd'hui, 50 ans
plus tard...
TERRE DES
HOMMES – Le thème raconté
Dans Terre des hommes, son beau livre tout
plein de songes d’avenir, Antoine de Saint-Exupéry raconte avoir été fortement
remué, lors de son premier vol de nuit au-dessus de l’Argentine, à la vue de
rares lumières éparses dans une plaine presque déserte, qui, nous dit-il, «scintillaient
de loin en loin, seules comme des étoiles».
Quiconque a voyagé de nuit au-dessus d’un
pays peu peuplé saisira la justesse de l’expression et le sens de sa nostalgie.
Vue d’en haut et d’un peu loin, notre terre nous apparaît tout autre que
lorsque nous sommes plongés dans la mêlée et bien souvent alors trop occupés à
jouer des coudes pour seulement percevoir la grandeur qui y est contenue.
De retour de leur vol dans l’espace,
Gagarine et d’autres ont parlé de la planète Terre avec un accent tout
renouvelé de tendresse et un sentiment de loyalisme à la cause de tous les
hommes.
C’est comme si de là-haut et, plus encore
que les froides splendeurs des espaces vertigineux, les astronautes avaient
découvert, vraiment découvert la Terre des Hommes, ce petit point dans
l’ensemble de l’univers, notre pays, notre chez-nous. Est-ce que l’un de ces
découvreurs, mettant pied à terre, n’a pas eu cette expression même : «Je
rentre à la maison.»
Crédit :
C. Broutin / Snowbound
Une nuit
que je voyageais en avion à travers le Canada et que nous survolions l’une de
ses régions les plus désertiques, je me souviens d’avoir été fascinée moi aussi
à la vue d’une lointaine et très faible lueur. Dans cette partie du pays en ce
temps-là dépourvue d’électricité, ce ne pouvait être que la flamme d’une bougie
ou d’une lampe posée dans doute sur une fenêtre. Son scintillement me parvenait
pourtant; il perçait, pour me rejoindre, des lieues de distance dans le noir
infini du ciel. Je me rappelle avoir pensé que ce devait être les «feux» de
cabane de quelque vieux trappeur vivant au loin dans la forêt, et qui, à cette
heure, raccommodait peut-être ses hardes ou relisait un almanach usé. Au grand bruit de notre avion, leva-t-il la
tête? N’éprouva-t-il pas, au fond de son isolement, une vague amitié pour ces
bizarres voyageurs de l’air qui, dans le vide du ciel, passaient au-dessus de
lui, entassés, et comme ajustés?
Autant que les liens avoués, notre vie est
faite de ces communications secrètes et silencieuses.
Des années après son premier vol de nuit
au-dessus de l’Argentine, Saint-Exupéry retrouva plus vivantes que jamais en
son souvenir les lumières de la pampa. (L’art n’est-il pas, d’après Matthew
Arnold, une émotion revécue en toute tranquillité?) À propos de ces douces lumières,
il écrira alors que «chacune signalait, dans cet océan de ténèbres, le miracle
d’une conscience».
Mais s’il
fut ému, cette nuit-là, au point de compter peut-être les rares lumières de la
plaine qui attestaient néanmoins la présence et la solidarité humaines dans
l’infinie solitude environnante, c’est que lui-même, voguant en sa frêle coque
à travers les espaces criblés d’étoiles muettes, dut éprouver comme jamais sans
doute le sentiment d’être seul.
Le sentiment que l’on a de sa propre
solitude, c’est ce qui nous fait pressentir la solitude des autres.
C’est aussi ce qui nous fait accourir
parfois pour chercher à l’atténuer.
Sans la solitude, y aurait-il fusion, union,
tendresse des cœurs?
C’est pendant cette même nuit, j’aime à le
penser, que Saint-Ex, profondément touché par les humbles feux de la terre,
trouva, peut-être déjà tout levé en son esprit, le titre d’un livre plein
d’amour qu’il écrirait un jour à partir de ses expériences de
poète-aviateur : Terre des hommes.
[...]
Est
créateur sans doute tout être qui aide, selon ses moyens, à laisser le visage
de la terre un peu plus agréable à regarder à cause de lui. [...]
Bien à
l’opposé de plus de confort matériel et spirituel, le progrès signifierait une
répartition humaine de plus en plus équitable des peines et des infortunes, des
richesses et des avantages. Progresser pourrait donc signifier un rapprochement
graduel entre les hommes de toute condition et de toute origine. [...]
Comme
toute évocation poétique, ce livre-guide nous laissaient entrevoir mille et une
interprétations toutes plausibles. Selon qu’on se lève heureux ou malheureux, Terre des hommes ce peut être en effet
le bonheur ou une détresse sans nom.
À certains instants, quand notre cœur est
libre de l’accueillir, c’est l’enchantement de l’univers : les longues
vagues aboutissant immuablement au sable des rivages; les libres créatures de
toute espèce; les arbres et la musique du vent dans leur cime; l’été, l’hiver,
l’attrait des saisons; enfin le lieu de séjour si manifestement fait pour nous
qu’au long de toute notre vie nous souffrons secrètement à la pensée que nous
en serons un jour arrachés.
Terre
des hommes, c’est le grave regard étonné de l’enfance et la tendre
sollicitude toujours neuve de la mère; c’est le miracle de l’amour recréé et
redécouvert dans le couple; ce sont les rêveries de l’eau, la magie du soleil
qui joue avec les ombres, les feuillages bruissants, les sortilèges du feu;
mille images, mille sons par lesquels passe en nous, comme à travers l’eau, un
reflet du songe infini dont est fait l’univers et dont nous sommes issus. C’est
tout cela et bien plus sans doute, à la fois tourment et joie, c’est notre vie
elle-même, l’indéfinissable de notre vie... [...]
Cependant
nous savons bien dans le fond que nous ne sommes pas faits expressément pour
être heureux – du moins dans une perspective immédiate. Nous savons que nous
sommes conviés d’abord à parcourir un rude et long chemin vers un but obscur
qu’on appelle salut, progrès, évolution, universalité ou fraternité. Une tâche
âpre, c’est vrai, mais exaltante. Terre des Homme, cela veut dire aussi des
milliers d’efforts venus de milliers de chemins pour converger vers une vision
unique; terre, création de l’homme. [...]
Sans
doute faut-il être jeune et passablement optimiste pour faire confiance à la
nature humaine. [...]
Toujours cependant le moment vient où la
confiance, comme la flamme d’une bougie au vent, s’affole et menace de
s’éteindre. On prend peur, on hésite, on perd pied. C’est alors, si on
s’abandonne, que l’on peut se trahir soi-même et trahir ses possibilités
illimitées. [...]
À côté
des grandes espérances que font lever en nous tant de réalisation d’entraide à
l’échelle mondiale, il faut mettre dans la balance le danger de l’égoïsme sans
cesse renaissant, notre cruelle indifférence encore à tant de malheurs et la
reprise de l’orgueil racial si contraire à notre avancement.
Plus terrifiant que tout cependant, le
rythme vertigineux de l’accroissement humain! De toutes les épouvantes qui ont
pesé sur l’humanité, en est-il une de comparable à celle-là?
Après des siècles où nous nous sommes
acharnés contre les maladies et les épidémies, à préserver, à allonger la vie,
voici que par sa pullulation elle nous effraie et semble cerner à l’égal d’une
ennemie.
Soudain, on ne sait ce qui est le plus
triste, de cette nuit des temps où des êtres humains, clairsemés sur
l’immensité de la terre, transis et démunis, se recherchaient comme des ombres,
ou du jour de maintenant où ils perçoivent qu’ils pourraient devenir odieux aux
autres par le fait de leur densité. [...]
Terre des
Hommes, c’est encore bien d’autres effrois. C’est l’accroissement accéléré des
connaissances aussi bien que de la vie. C’est la masse d’information dont
hérite l’homme aujourd’hui, pareille à une montagne de poussier qui menace de
nous enterrer vivants.
C’est la frénésie de l’imprimé et des
formulaires.
C’est la spécialisation à outrance.
C’est l’affolement bien motivé de la
jeunesse devant le mouvant d’un monde où moins que jamais on ne peut se
préparer aujourd’hui à ce que sera demain.
C’est la tragédie de l’homme d’âge mûr,
parvenu à force d’études et de labeur à maîtriser la technique de son métier,
et qui brutalement se voit décalé.
Sans doute l’homme n’a jamais vu bien
clairement où le menaient ses grands efforts parfois désespérés. À présent plus
que jamais ils paraissent se faire la guerre.
C’est l’école permanente, ce sont les
loisirs organisé – comme si l’idée de «loisir» ne devait pas s’allier
naturellement à la permission de faire enfin l’école buissonnière. C’est le
recyclage des adultes, les tables rondes sur tous les sujets, le changement
pour le changement souvent, la parole pour la parole, une explosion verbale
universelle, plus que jamais a tale told
by an idiot, full of sound and fury. C’est l’orientation professionnelle
des enfants, les tests d’intelligence, le temps des normes – le «normal» et la
«moyenne» étant proposés souvent comme des termes d’excellence; ce sont des
chemins de plus en plus tracés d’avance, de plus en plus balisés et resserrés. Comment
donc à travers tout cela l’être humain parviendra-t-il encore à retrouver «ses
racines du ciel»?
Devant cette transformation hier
inimaginable du monde où tout l’instant nous échappe, on peut être à bon droit
saisi d’appréhension et se demander si ces convulsions signifient la fin ou si
elles sont le signe d’un prodigieux effort de mutation.
À certains instants, tout nous apparaît
choc, conflit, empoignade ou, selon une expression bien de notre temps,
«épreuve de force».
C’est l’ouvrier contre le patron, le patron
contre les syndicats, les syndicats contre eux-mêmes; c’est la femme contre la
société, la société contre la femme, l’homme contre la femme, les enfants
contre les parents, les parents contre l’époque; c’est le maître contre les
programmes, les programmes contre les maîtres; c’est le municipal contre le
provincial, le provincial contre le fédéral, le fédéral contre les grands
voisins. Pis que tout, ce sont les générations contre les générations, les
jeunes contre les moins jeunes, et ceux-ci contre des moins jeunes encore.
Flots humains qui, à courte distance les uns des autres, se dévisagent avec
stupeur, en étrangers venus de planètes différentes et ne sachant plus comment
communiquer.
Enfin, ce sont les peuples contre les
peules, les nations contre les nations, les armes contre les armes, la
propagande contre la propagande.
Tout cela se joue au bord extrême d’un
gouffre, sous la menace de l’anéantissement.
Folle à lier et malheureuse plus qu’on ne
peut le supporter, telle, à certaines heures, nous apparaît l’humanité.
Mais la
Terre des Hommes, c’est aussi la somme inouïe d’efforts, de peines, de talent
et d’argent que l’on peut consentir pour «sauver» une seule vie. C’est un
courage sans pareil parmi les êtres vivants. C’est un courage tel qu’il renaît
sans cesse de ses défaites. C’est notre chagrin à la pensée des déshérités
inconnus, le plus loin de notre vue, dont on pourrait se dire à la lettre
pourtant qu’ils ne nous sont rien. C’est la très lente et très difficile montée
en nous, à travers les siècles, d’une pensée commune à tous les hommes. [...]
Tour à tour tirés par les forces ascendantes
et descendantes, nous sommes comme celui qui marche avec peine dans la tempête
de neige déchaînée; il avance de deux pas et recule d’un pas; il ne sait plus
très bien s’il accomplit quelque progrès au milieu des rafales qui le poussent
et le retiennent.
Tour à tour l’espoir luit, puis s’éteint.
Chacun est seul encore dans sa nuit. Mais la
nuit est moins noire pour nous qu’elle ne le fut pour la pauvre créature de la
préhistoire et des cavernes, de toutes parts assaillie d’indicibles terreurs.
Elle est peut-être moins noire que pour l’homme du Moyen Âge, de foi robuste
mais implacable.
Chaque homme est encore seul, mais
n’entend-il pas le coup contre le mur de son frère qui tend à le rejoindre?
Solitaire et solidaire, les deux mots qui
disent l’essentiel de notre condition humaine, Camus dans l’Exil et le Royaume nous rappelle qu’ils
ne diffèrent que d’une lettre.
«Il faut bien, dit à son tour Saint-Exupéry,
tenter de nous rejoindre. Il faut bien essayer de communiquer avec quelques-uns
de ces feux qui brûlent de loin en loin dans la campagne.» [...]
Terre,
planète errante dans les espaces incommensurables, sphère insignifiante au bord
de l’infini ... qu’en sera-t-il de toi, qu’en sera-t-il de nous?
Disparaîtrons-nous ensemble, un soir, dans un éclat fugitif, à l’exemple de ces
étoiles filantes de notre enfance dont nous guettions la chute au fond des
claires nuits du mois d’août, pour y attacher un souhait que nous n’étions pas
souvent assez prompts à formuler selon les règles du jeu?
Est-ce que tous nos rêves innombrables et
nos projets sans fin, toutes les naissances et toutes les morts, tant de guerres
et tant d’efforts pour nous en protéger, est-ce que tout cela un jour
disparaîtra sans plus laisser de trace que peut-être les mondes antérieurs? Se
peut-il que de tout ce qui aura été, un esprit qui survivrait pour en juger ne
puisse qu’inscrire : «Terre, expérience ratée»?
Ou est que nous ne cheminons pas depuis des
siècles sans avoir vu beaucoup de changement, il est vrai, de chaque côté de
notre longue, longue route, pèlerins épuisés et parfois même au bord du
désespoir, dont soudain l’un entrevoir une lueur, un signe au loin, et il le
dit aux autres qui reprennent courage? Et est-ce que ce cheminement, en dépit
des préjugés et des obstacles, au-delà des faux loyalismes et des faux
ressentiments, ne nous conduit pas vers la vraie Terre des Hommes?
Peut-être est-elle commencée. N'y sommes-nous pas lorsque nous laissons parler notre coeur le plus simplement humain et juste? ...
Terre des Hommes arrive à chaque fois peut-être que nous parvenons à nous mettre à la place des autres.
Peut-être est-elle commencée. N'y sommes-nous pas lorsque nous laissons parler notre coeur le plus simplement humain et juste? ...
Terre des Hommes arrive à chaque fois peut-être que nous parvenons à nous mettre à la place des autres.
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