En contrepoids au billet publié aujourd’hui dans Situation planétaire : une autre manière de voir un fleuve.
LE PASSEUR
(p. 153)
«Je resterai sur les bords de ce fleuve, se dit Siddhârta; c’est celui que je traversai autrefois en me rendant chez les hommes; le passage qui me mena alors sur cette rive était un homme bon et aimable. Puisque c’est de sa cabane que je partis pour une vie nouvelle dont plus rien ne subsiste maintenant, que la voie dans laquelle je m’engage aujourd’hui, que cette nouvelle existence commence aussi au même endroit!»
Il considérait d’un œil attendri l’eau courante du fleuve, sa couleur d’un vert diaphane et les lignes cristallines de ses mystérieux dessins. Il voyait des perles brillantes monter de ses profondeurs et, à sa surface, des globules qui flottaient doucement et dans lesquels se reflétaient les teintes azurées du ciel. Le fleuve aussi le regardait de ses milles yeux verts, blancs, bleus, argent. Le sentiment qu’il éprouvait pour lui c’était à la fois de l’amour, du charme, de la gratitude. Dans son cœur il écoutait parler la voix qui s’était réveillée et qui lui disait : «Aime-les, ces eaux. Demeure auprès d’elles. Apprends par elles!» Oui, il apprendrait par elles, il devinerait leurs secrets, il acquerrait le don de comprendre les choses, toutes les choses, et de pénétrer dans leur mystère.
Pour le moment, de tous les secrets que recelait le fleuve il n’en devina qu’un, mais qui l’impressionna vivement : c’est que cette eau coulait, coulait toujours, qu’elle coulait continuellement, sans cesser un seul instant d’être toujours la même, tout en se renouvelant sans interruption! Comment expliquer, comment comprendre cette chose extraordinaire? Lui, il ne la comprenait pas; il n’en avait qu’une vague intuition… (…)
(p. 163)
Souvent, le soir, ils s’asseyaient ensemble sur le tronc d’arbre au bord du fleuve et tous deux, silencieux, écoutaient le bruit de l’eau, qui pour eux, n’était pas une eau ordinaire, mais la voix des choses vivantes, la voix de ce qui est, la voix de l’éternel Devenir. (…)
GOVINDA
(p. 211)
«[Le saint homme] avait remarqué que la voix du fleuve lui parlait; c’est elle qui lui enseigna ce qu’il savait : le fleuve était son Dieu. Pendant des années il ignora que les vents, les nuages, l’oiseau, l’insecte, sont aussi divins, en savent tout autant que ce fleuve vénérable et peuvent nous instruire comme lui. Et quand il se décida à partir pour la forêt, il savait tout, il en savait plus que toi et moi, et cela sans avoir eu ni maître ni livres, seulement parce qu’il avait foi en son fleuve.»
Govinda lui dit : «Mais est-ce là ce que tu appelles ‘les choses’, c’est-à-dire le réel, l’être? N’est-ce pas seulement une image trompeuse de la Maya, une simple apparence? Ta pierre, ton arbre, ton fleuve… Sont-ce donc tes réalités?
-- Cela non plus, répondit Siddhârta, ne m’embarrasse guère. Que ces choses soient ou ne soient pas une apparence, peu importe; alors moi-même je suis une apparence et dans ce cas-là elles sont comme moi et moi comme elles. C’est pour cela aussi que je les aime et les vénère : nous sommes égaux. Il y a là un enseignement dont tu vas rire, c’est que l’Amour, ô Govinda, doit tout dominer. Analyser le monde, l’expliquer, le mépriser, cela peut être l’affaire des grands penseurs. Mais pour moi il n’y a qu’une chose qui importe, c’est de pouvoir l’aimer, de ne pas le mépriser, de ne le point haïr tout en ne me haïssant pas moi-même, de pouvoir unir dans mon amour, dans mon admiration et dans mon respect, tous les êtres de la terre sans m’exclure.»
Hermann Hesse
Siddhârta
Grasset
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