27 décembre 2012

La tempête


J’aime les descriptions de l’hiver dans les romans de Gabrielle Roy. Vous aimerez peut-être cet extrait de Rue Deschambault.
 
Tableau : Winslow Homer
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L’hiver, au Manitoba, à la chère belle ferme de mon oncle, est-ce que nous dormions, à seize ans, les veilles de fêtes, lorsque le soleil en s’éteignant avait pris couleur inquiétante? Nous nous éveillions maintes fois pour écouter, d’une oreille méfiante, si le vent ne  grondait pas trop fort au-dessus du toit, et, pour un moment, nous nous rendormions en tirant jusqu’au menton la bonne couverture de laine.
       Or le matin de la fête, nous avons vu en nous levant que la neige tombée la veille se tenait coite; elle adhérait au sol, dormant sur place, comme un gros chat tranquille les pates en manchon. Un peu de soleil faisait luire les milles clignements d’œil de cette bête assoupie. Et nous avons pensé, ma cousine Rita, ses deux frères, Philippe et Adrien,  et moi qui me trouvais en vacances chez eux, que tien ne pourrait nous empêcher d’aller au rendez-vous de toute une jeunesse des environs, chez ces amis de mes cousins, les Guérin que je ne connaissais pas, mais ce seraient des gens aimables!... Comme j’étais prête à les aimer ces inconnus chez qui nous allions accourir par douze milles d’affreux chemin!
       Nous avions décidé de partir vers quatre heures de l’après-midi, nous accordant deux heures pour l’aller, car nous devions y être pour le souper. Quant au retour, est-ce que nous nous en inquiétions! Il se ferait sans doute aux petites heures de la nuit suivante, par un froid glacial. N’importe! []
       Vers deux heures, le ciel s’éteignit presque. De la maison de mon oncle Nicolas, bâtie su fond d’un petit bois, nous ne distinguions plus que les premiers trembles qui s’approchaient tout près de la galerie, petits arbres levant des branches noires dans un jour qui, peu à peu, comme une brume, avalait le geste des arbres, puis les arbres eux-mêmes; bientôt, nous aurions pu nous croire habitant non plus une maison des bois mais de n’importe où, en pays inconnu, une maison de montagne peut-être, tant elle devenait seule!... Et la neige commença de s’étirer à partir du sol, puis de voler, de monter, de remplir l’atmosphère. Mais mon cousin Philippe en riant dit qu’il connaissait si parfaitement le chemin pour aller chez les Guérin qu’il faudrait plus que cette poudrerie* pour l’empêcher de nous y conduire.
       Alors, il fut question de l’équipage que nous prendrions. Il y avait, chez mon oncle, pour voyager l’hiver, plusieurs moyens, et d’abord la vieille Ford avec ses toiles latérales garnies de petits carrés de mica, mais on s’en servait peu, car les chasse-neige n’existaient pas en ces temps-là pour ouvrir les routes. []
       Oh!, la bonne cabane de ces temps-là!
       [] Celle de mon oncle, toutefois, était sans poêle, depuis qu’un cahot de la route, ayant un jour jeté par terre les tisons et tout, le feu avait chassé dehors les occupants exposés à mourir de froid.
       Mais qu’elle était tout de même confortable, notre cabane en bonnes planches de sapin, tapissée à l’intérieur d’un gros papier brun, avec ses deux bancs rembourrés! []
       Vers trois heures et demie, croyant devancer la tempête, nous nous empilâmes en riant sous nos chaudes peaux de bison, des briques chauffées à nos pieds.
       Mon oncle était de mauvaise humeur. Oublieux du temps où il courait les danses à vingt milles à la ronde, il grommela que nous ferions mieux de rester au chaud par une journée comme celle-ci; qu’en tout cas, s’il nous fallait absolument partir, du moins devrions-nous prendre un traîneau plutôt que cette cabane de laquelle nous ne verrions ni les tournants, ni aucun repère de la route…
       Mais Philippe tira les rênes, et la cabane partit. [] Et nous voici jetés les uns contre les autres, riant, nous dégageant, retombant contre nez. []
       Mon cousin Philippe distingua un peu la ligne des bois tant que nous fûmes dans le petit chemin municipal, il n’y avait plus rien pour nous guider, car les bois s’étaient éloignés de la route, et nous n’en voyions plus rien. Du reste, le petit panneau vitré était devenu tout opaque de givre. Et puis qu’aurions-nous pu voir du dehors!
       [] À quatre heures à peine nous étions plongés dans l’obscurité.
       Alors nous avons allumé un fanal que nous avons essayé de pendre à son crochet au plafond. Mais les soubresauts menaçaient à tout instant de le faire choir sur nos têtes, et on finit par le tenir à la main, chacun à son tour. []
       Philippe, l’œil collé au panneau, renonça à essayer de voir quelque chose au dehors. Il laissa les rênes flotter, disant que les chevaux d’eux-mêmes iraient certainement jusqu’à la fourche des quatre chemins; là, au croisement, nous trouverions la ligne du téléphone; on n’aurait plus qu’à la suivre, de poteau en poteau, jusque chez les Guérin… jeu d’enfants!
        [] Et nous commençâmes, nous quatre, à raconter un peu ce que nous ferions plus tard une fois affranchis, tout à fait libres. []
        -- Si nous choisissions plutôt de mourir ensemble avant de devenir vieux, laids, bougons! Rien de plus facile! Nous n’aurions qu’à partir à pied dans la tempête…
       Ma cousine eut un petit frisson, et elle dit que nous avions bien le temps de vivre encore un peu avant d’être laids, d’être bougons… que du moins nous irions d’abord à la fête, n’est-ce pas?...
       À ce moment, la cabane donna quelques  grands coups comme si elle attaquait une rude pente, puis elle s’arrêta.
       Nous avons cessé de rire. [] Philippe ouvrit la porte, et la tempête sauta sur nous à l’intérieur de la cabane comme un démon. []
       Nous sortîmes un à un, pliés contre le vent, étouffés et presque aveuglés par sa violence. En aiguilles de feu, la neige piqua nos yeux. Mais eussions-nous pu malgré tout les tenir ouverts, qu’aurions-nous pu voir? Rien n’appartient mieux au vent que la neige si docile, si malléable! Et cette fine poussière gonflée, voici que le vent la tenait toute dans l’air. Oh! les beaux jeux du noir et du blanc confondus!
       L’exaltation que m’a toujours donnée la tempête était trop forte pour que le sentiment du danger pût avoir de prise sur moi. Debout près de la cabane, j’écoutais le vent, d’abord préoccupée de saisir ce qu’il disait, de définir ses grands coups de cymbale, ensuite sa pauvre plainte longuement étirée. Comment, sans autre instrument que lui-même, le vent produisait-il une telle variété de sons, un orchestre complet parfois d’éclats de rire et de douleur! Longtemps plus tard, quand il me fut donné d’entendre les cris des Walkyries, je me dis que c’était bien la musique du vent entendue autrefois, lorsqu’il chevauchait mille chevaux de neige au Manitoba.
        [] Remettons-nous en route. Les chevaux d’eux-mêmes nous ramèneront peut-être au chemin.
        Avant de rentrer dans la cabane, j’allai, me guidant le long de leurs flancs qui humaient, jusqu’à la tête de nos chevaux. Oh! leurs pauvres yeux! La vapeur sortant de leurs naseaux avait gelé sur leurs paupières; lourdes de glace, elles ne pouvaient plus s’ouvrir. Soufflant sur leur tête, réchauffant à notre haleine nos mais que nous appliquions ensuite sur cette glace, peu à peu nous avons délivrés leurs yeux vivants, à peine étonnés, qui papillotèrent en nous retrouvant de leur regard… En route encore une fois!
       Longtemps nos chevaux marchèrent, comme sûrs d’eux-mêmes, appuyant leur tête l’une contre l’autre, pour s’encourager sans doute.
       Plus tard, quand, de nouveau arrêtés, nous avons revu l’étrange et sinistre habitation noire au fond de la neige, nous n’avons pas eu peur.
       -- Ce doit être la même, dit Philippe. Dans la tempête, les chevaux tournent en rond.
       Alors une sorte de désespoir atteignit Adrien.
       -- Nous allons toujours et toujours revenir à ce tas de paille, se plaignit-il. C’est fatal.
       Et il parla d’un fermier qui, l’hiver dernier, ou était-ce deux ans auparavant, s’était égaré par une nuit pareille, en se rendant de sa maison à ses bâtiments.
       []
       -- Là-bas, si loin, il me semble avoir vu une lumière!...
       Tous les quatre, rapprochés, nous avons longtemps scruté cette houle de neige.
       [] Nous avons marché, tirant nos chevaux par la bride, vers cette lumière que nous n’avons plus revue ensemble, mais à tour de rôle. Au bout de cinq minutes, la lumière m’apparut un peu plus certaine, mieux saisissable. Presque au même instant, je heurtai un arbre.
       Immédiatement surgit une grande forme d’habitation, encore très imprécise, très lointaine.
       [] Quelques pas encore, et nous eûmes contourné le côté obscur de la maison carrée. Nos chevaux tentèrent de nous échapper. Une fenêtre éclairée s’encadra dans la nuit. Et enfin, nous avons vu la lampe à sa place sur une tablette, puis, non loin, la face de la veille pendule qu’un reflet éclairait; la berceuse aussi, et, sans doute, la chatte endormie sur un coussin; chaque chose à sa place!
       Élevant une lampe à la hauteur de ses yeux, mon oncle parut sur le seuil. Son visage disait le contentement de nous voir revenus et l’étonnement de nous découvrir si pue chagrinés.
       -- Entrez, entrez, bande de jeunes fous! Je me disais bien aussi que vous rebroussiez chemin… La sagesse vous est enfin venue, pauvres petits fous!...

* Tempête de neige, blizzard.

La tempête
Rue Deschambault
Gabrielle Roy
Flammarion; 1955  

Gabrielle Roy, avec des enfants de l'école où elle enseignait peut-être...
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COMMENTAIRE

Un ami et moi nous sommes égarés en ski de randonnée lors d’une tempête. Nous étions partis très tôt le matin pour baliser des pistes (en skis tout court, non pas en Ski Dozer), sans boussole ni carte ni repères. (Très très malin! Il fallait être jeune, intrépide, inconscient, et se croire invincible pour faire pareille chose.) Donc, à un certain moment, il s’était mis à neiger et venter très fort, à haute vitesse et sans relâche, alors que nous étions déjà très éloignés du camp de base. La neige avait recouvert toutes les pistes. Nous avons retrouvé le camp sept heures plus tard! totalement épuisés, vidés, vannés… En plus, ayant chuté sur une pente, je m’étais pété le nez sur la glace; il s’était mis à tellement enfler que j’ai pensé qu’il était cassé. Heureusement que non.

Quand il neige ici, il neige… toute trace de nous peut disparaitre dans le temps de le dire. Ensevelissement garanti, gratuit, pas besoin de d’entrepreneurs de pompes funèbres. Mais, ça ne doit pas être drôle de mourir de froid, pas plus que de chaleur ou de faim… Tout compte fait, je préfèrerais mourir de rire; mais encore là, ce pourrait être passablement douloureux.

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