8 décembre 2012

Graphie du corps


Peintre : Van Dongen

Un extrait du livre Le soin de l’âme par Thomas Moore.
J’aime la grande sensibilité de ce psychothérapeute.

La poétique de la maladie physique

Le corps  humain est une immense source d’imagination, un terrain sur lequel joue capricieusement l’imagination. Le corps est l’âme sous son jour le plus riche et le plus expressif. Dans le corps, l’âme s’exprime d’innombrables manières, avec des gestes, des vêtements, des mouvements, des formes, des expressions, de la température, des éruptions cutanées, des tics, des maladies.

Les artistes ont tenté de représenter les pouvoirs expressifs du corps de maintes façons, depuis les odalisques jusqu’aux portraits officiels, depuis les chaires de Rubens jusqu’aux géométries cubistes. La médecine moderne, par ailleurs, s’acharne à trouver des remèdes et ne s’intéresse pas à l’art du corps. Elle veut enrayer toutes les anomalies avant même que nous ayons la chance de les lire, de chercher leur sens. Elle limite le corps à des éléments chimiques et anatomiques et cache le corps expressif derrière des graphiques, des tableaux, des nombres et des diagrammes structurels. Imaginons une approche médicale plus respectueuse de l’art, plus intéressée au caractère suggestif symbolique et poétique d’une maladie ou d’un organe défectueux.

Il y a quelques années, à Dallas, James Hillman donna une conférence sur le cœur. Il y démontra que la tendance actuelle à faire du cœur une pompe mécanique ou un muscle est extrêmement limitée et pouvait même être impliquée dans la fréquence des affections cardiaques. Quand nous parlons des problèmes cardiaques de la sorte, nous ignorons les images dotées d’âme que le cœur, siège du courage et de l’amour, nous envoie. () Le point de vue d’Hillman était le suivant : nous portons atteinte au cœur quand nous traitons comme un organe physique simple ce que la poésie et la chanson ont depuis des siècles comme le siège de l’affection. ()

Si mon côlon souffre en raison de mon angoisse, c’est que cet organe n’est pas un banal morceau de chair au fonctionnement biologique. Il a un lien avec la conscience et avec un mode d’expression particulier. () Au lieu de faire de la maladie un simple phénomène physique, nous pourrions en faire un état de l’individu et du monde, l’échec du corps à trouver son plaisir. Le plaisir ne fait nécessairement référence à la gratification des sens ou à la poursuite frénétique des expériences, des possessions ou des amusements nouveaux. L’épicurien véritable se donne au plaisir avec des égards pour son âme; ainsi, il n’en devient pas compulsif. () Nous pensons à la pollution en termes d’empoisonnement chimique, mais l’âme peut aussi être empoisonnée par l’oreille. Nous devrions également avoir conscience de la valeur des parfums et des arômes. ()

Nous pourrions considérer une bonne partie de nos maladies actuelles comme l’affirmation corporelle dans un univers d’engourdissement culturel. L’estomac ne prend aucun plaisir aux aliments surgelés ou en poudre. La nuque se plaint du polyester. Les pieds se meurent d’ennui par manque d’exercice dans des endroits intéressants. Le cerveau se déprime à l’idée de se voir comparé à un ordinateur, et le cœur n’aime sûrement pas se voir traiter comme une pompe. De nos jours, les humeurs n’ont pas grand-chance de faire de l’exercice, et le foie a perdu sa place de siège de la passion. Tous ces organes nobles, à la poésie riche, grouillants de sens et de pouvoir sont devenus des fonctions.

Notre culture a sûrement l’imagination la plus pauvre qui ait jamais été. Notre époque est aussi la seule de l’histoire à chasser le mystère du corps et de son mode d’expression par la maladie. ()

Pour une bonne partie, la maladie prend racine dans les causes éternelles. La doctrine chrétienne du péché originel et les quatre nobles vérités bouddhistes nous enseignent que la vie humaine est blessée dans son essence, que la souffrance appartient à la nature des choses. Nous sommes blessés en participant à la vie humaine, en étant les enfants d’Adam et Ève. Il est illusoire de penser que, tout naturellement, nous sommes intacts, sans blessure. Toute médecine qui vient de l’idée d’échapper à la blessure humaine essaie d’éviter la condition humaine.

Avec cette perspective plus large à l’esprit, nous pourrions examiner nos vies et voir comment nos actes sont susceptibles de porter atteinte aux racines mêmes de notre existence. Nous pourrions partir à la recherche de nos contradictions et de nos aliénations intérieures. Je ne laisse pas entendre qu’il faille nous sentir coupables de nos symptômes. Je veux dire que nous pourrions nous laisser guider par nos problèmes physiques au moment d’ajuster notre existence à la volonté des dieux. Nous pourrions faire la même chose en tant que société. ()

Quand nous admettons que nos corps portent une âme, nous avons des égards pour leur beauté, leur poésie et leur expression. Nos exercices pourraient avoir plus d’âme. ()

Nous peignons le corps, nous le photographions, nous dansons avec lui, nous le décorons de produits cosmétiques, de bijoux, de costumes, de tatouages, d’anneaux et de montres. Nous savons que le corps est un monde d’imagination, elle-même essence de son âme. Le corps sans imagination prend la voie de la maladie. Lorsque nous sommes malades, nous pourrions aussi considérer la souffrance corporelle comme le rêve de son éclatement. Nos hôpitaux ne disposent généralement pas de l’équipement nécessaire pour faire face à l’âme dans la maladie. Il ne faudrait pas beaucoup pour remédier à la situation, parce que l’âme n’a que faire de la technologie dispendieuse et des experts hautement qualifiés. (…)

Nous pouvons faire du corps une série de réalités mais, si nous lui donnons son âme, il devient une inépuisable source de «signes». Quand nous prenons soin de notre corps physique et imaginaire, nous prenons aussi bien soin de notre âme. Des projets de ce genre demandent énormément parce qu’il est difficile de conjurer notre époque de réalité – de poétique médicale. Je me demande si le jour viendra où les noms de Paracelse, Ficin et Emerson figureront bien haut sur la liste des lectures obligatoires des étudiants en médecine. Quand l’étudiant en médecine étudiera-t-il sérieusement la représentation du corps dans l’art? Quand la visite chez le médecin inclura-t-elle la revue de l’histoire de son patient, de ses rêves et de ses fantasmes personnels concernant la maladie?

Ce jour viendra sans doute, parce qu’il est déjà venu. Ficin, le thérapeute de la Renaissance avait un luth sur lequel il interprétait la maladie de son patient. La carrière de Keats est facilement passée de la médecine à la poésie. Emerson, le philosophe, a exploré les mystères de la maladie. La solide emprise que maintient la fantaisie technique de l’existence sur la conscience moderne paraît céder sur certains plans. Peut-être y a-t-il une chance que le corps, animé par une appréciation renouvelée pour son art propre, soit libéré de son identification à un corpus – un corps – et sente de nouveau l’éclat de l’âme.

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