22 juillet 2014

Les grognons

(Photo via Essentiellement Natur’Elle)

S’il est vrai que la mauvaise humeur n’est pas un trait de caractère inné, il est facile de la cultiver. Il suffit de rester à l’affût des mauvaises nouvelles – locales et internationales. Si nous les évitons, elles viennent à nous par toutes sortes d’intermédiaires. La mauvaise humeur est-elle contagieuse? Dans une certaine mesure… parfois on se sent complètement groggy après certaines rencontres. Peut-être aussi y a-t-il des gens qui aiment la mauvaise humeur, comme d’autres aiment la discorde, la violence, etc. Sais pas.

Les fées et les dragons
Marie-Noëlle Agniau

(Extrait, p. 91-93)

Je ne sais pas vous mais moi, la mauvaise humeur, ça m’agace. Pas un jour sans qu’on rencontre quelqu’un de mauvaise humeur : à la maison, au travail, en voiture, à la radio, à la télévision, dans les journaux, et même en vacances! Vous me direz alors, question de tempérament, de caractère. Il y a ceux qui sont toujours de bonne humeur et ceux qui sont toujours de mauvaise humeur. Sorte de fatalité inscrite dans le sujet. Mais par qui? Dieu, la nature, le hasard ou la nécessité, un mauvais génie, un gène peut-être bien? Non, tout cela n’est pas sérieux. Quelle que soit l’hypothèse retenue, chacune fait de la mauvaise humeur une substance imperméable au changement, au passage, comme si elle était toujours déjà là parce que reçue d’en haut ou d’en bas, comme toujours subie. Ma mauvaise humeur : il faudra faire avec. C’est comme ça et pas autrement etc. Elle serait une des manières de vivre son rapport aux autres et au monde. Manière inévitable. Humeur irrésistible.
       Devant elle, nous n’avons qu’à céder. L’humeur est donc un puissant courant. À tel point que pendant longtemps, l’équilibre des «humeurs» définissait la bonne ou la mauvaise santé du corps. Qu’est devenue l’humeur une fois que la science moderne a découvert l’anatomie? Elle a été reléguée dans un corps qui produit des restes, des résidus, dans un corps qui compense, bref, dans des manifestations sensibles d’une machine très sophistiquée. Et la mauvaise humeur, elle-même un reste, un résidu physiologique? L’ultime produit du corps? Seul ce présupposé permet d’expliquer la dimension passive de la mauvaise humeur. Elle serait la dernière passion du corps. (…)
       C’est donc cela : interroger la mauvaise humeur, c’est comme interroger un certain rapport entre le corps et l’esprit. … Le sujet décide ou non de son rapport au monde, à autrui et à lui-même. Ces trois rapport son un seul. Ainsi la mauvaise humeur change de camp. Elle n’est pas subie. Au contraire, elle est voulue, voulue par un sujet qui se dispose à envisager sur ce mode sa manière d’exister. … Enfin, c’est une hypothèse. Son gain est éthique : elle redonne à l’homme, à la personne humaine, un pouvoir et une volonté d’agir sur son existence au sein du monde. La mauvaise humeur coïncide avec cet esprit de lourdeur qui terrorise l’ambiance, sape toute possibilité d’humour, c’est-à-dire de recul. Oui, c’est cela : le pire dans la mauvaise humeur, c’est son manque d’humour. Elle ne sait pas rire d’elle-même ni de ses emportements disproportionnés. … Il y a de la tyrannie en elle. Ou du petit juge. … Elle désenchante le monde, plutôt dragon, crocodile que fée. Attitude générale qui n’est pas loin de constituer, en effet, une forme d’impolitesse. (…) La vie humaine nous invite à fuir cette mauvaise pente de l’humeur pour lui préférer, si nous voulons être heureux et nous savons combien cela est difficile, le ressort actif de ce qui sait en nous enchanter le quotidien. Gai savoir, en somme. Ou principe d’un fidèle compagnonnage.
       Chemin faisant, on comprend mieux l’idée d’un art de vivre : faite d’une éthique de la bonne humeur et de la dette à l’ami.

MÉDITATIONS DU TEMPS PRÉSENTS
La philosophie à l’épreuve du quotidien
L’Harmattan, coll. Ouverture philosophique, 2008

Marie-Noëlle Agniau est écrivaine, poète et philosophe. Autres titres : Les Moustiques dorment aussi; Faire usage du sablier; Il pleut sur les verrières; Mon amour est lampe d’ogre; Délogée du monde, L’arbre à paroles; La philosophie à l’épreuve du quotidien, 2005; Le tumulte et la faim; journal d’une lectrice remise au monde, 2011; Dans un corps zéro contour, 2012

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