21 juillet 2014

Bruit, téléphone, nourriture

(Mondialisation, artiste inconnu)

Que dirait aujourd'hui R. de Gourmont de nos systèmes de communication si intrusifs et omniprésents et de la faim dans le monde? Aille-oille!

Textes des Petits crayons
Auteur : Rémy de Gourmont (1858-1915)

Source : http://www.remydegourmont.org/index2.php

Le bruit

Dans l'état de civilisation, tous les organes des sens sont plus ou moins protégés contre les contacts brutaux du monde extérieur, tous, un seul excepté, – l'oreille.

On n'a pas le droit de vous toucher sans votre permission, et fussiez-vous la femme de Sganarelle, on vous empêcherait d'être battue.

On pense à vos yeux. C'est à leur intention que les personnes délicates protègent les paysages et veillent, sans y réussir bien souvent, que les monuments s'élèvent selon d'agréables lignes. Mais l'intention y est.

On a soin des papilles de votre bouche et l'on veille à ce que leur inconscience ne subisse pas de trop frauduleux contacts.

Votre nez est l'objet de constantes sollicitudes, que la chaleur contrarie souvent, mais les rues sont à peu près nettoyées à votre intention, et purgées de leurs odeurs. Seule, l'oreille a été oubliée.

Contre elle, on dirait que tout est permis. Contre elle on a mis en liberté tous les bruits, qui comme autant de furieux dogues, montent à l'assaut de sa tranquillité. Les pianos, les autos, les gramophones et les cris humains emplissent les rues et les maisons, où le point d'orgue est donné par des tuyauteries qui ont pour but d'amener l'eau, mais surtout de faire de la musique. Il n'y a plus de silence. Les hommes, qui le détestent, ont fini par le tuer. Pour inexplicable que soit cette haine, elle est. Même quand il est seul, l'homme fait du bruit. Il chante. C'est une hantise. Mais peut-être que s'il demeurait silencieux, il s'entendrait penser et qu'il aurait honte. Si parfois on a un instant de répit, le soir, ce n'est qu'un instant. Bientôt monte une voix en dents de scie avec laquelle vient alterner un délicieux solo de phonographe qui imite la foire de Neuilly. Sacrum silentium, disait le vieux moine de jadis, ô silence sacré, où es-tu? Et dire que si tout le monde était comme moi, on entendrait voler les mouches!

Le téléphone

La plupart des Français pensent obscurément du téléphone ce que M. Degas en a dit tout haut. Ils se résignent mal à répondre, comme des domestiques, à une sonnerie. Aussi n'est-ce guère chez nous qu'un instrument d'affaires. Encore connaît-on beaucoup de commerçants qui, mettant en balance les commodités et les ennuis du téléphone, s'en privent, même à leur détriment. Cela fait certainement pitié aux Américains, mais le Français, qui goûte le plaisir de gagner de l'argent, goûte aussi d'autres plaisirs, parmi lesquels celui d'avoir la paix chez soi et de n'y être pas dérangé par le premier venu. Cela explique que la France occupe le dernier rang parmi les peuples qui téléphonent.

L'Angleterre n'est pas beaucoup plus empressée. Sans doute, il y a d'autres causes, comme la mauvaise organisation de ce service, mais il y a une cause psychologique qui me paraît être celle que j'ai indiquée. Parler à distance est merveilleux, mais c'est une de ces merveilles dont on se passe fort bien et de celles qui n'ont pas beaucoup amélioré le bonheur des hommes. Il a même de sérieux inconvénients. S'il habitue les gens à prendre des décisions rapides, il les habitue aussi aux décisions inconsidérées ainsi qu'au bavardage oiseux. Le téléphone, qui fait gagner du temps, en fait peut-être perdre plus encore, sans qu'on s'en aperçoive, en même temps qu'il incite à une activité un peu fébrile. Que de choses se disent par le fil auxquelles on ne pense plus dix minutes plus tard et qu'on n'aurait jamais écrites! Certes, il est des gens, pas beaucoup, peut-être pas deux, avec lesquels j'aimerais bien parler quelques minutes tous les matins, mais de quel prix faudrait-il payer ce plaisir! Que d'autres voix indifférentes ne faudrait-il pas écouter! Je n'ai nullement l'âme téléphonique.

La nourriture

Il faut avoir senti la faim, ne fût-ce que par ordonnance, pour comprendre l'importance de la nourriture dans l'humanité et ce qu'elle peut comporter de tragique. Comme on voit alors que de toutes les questions, une seule importe vraiment, la question physiologique. On ne s'en rend pas bien compte dans le courant de la vie organisée, mais il suffit d'un accident qui la détraque un peu pour que nous nous sentions aussitôt des êtres primitifs, que passionne une seule chose, la nourriture. Elle prend vraiment une importance eucharistique. Le pain, auquel nous ne pouvons toucher, nous semble vraiment renfermer la vie. Il contient toute la nature. Nous lui sourions comme à une bénédiction, et il semble que par lui, nous pourrions communier avec le monde fini et avec le monde infini. Et c'est la vérité même, le pain étant pris pour symbole. L'homme qui a faim acquiert plus de choses en mangeant qu'il n'en pourrait acquérir en lisant tous les livres qui ne contiennent jamais que les divagations des hommes rassasiés. Préoccupation vulgaire, disent les marchands de spiritualité, dans lesquels se tasse un bon repas. Préoccupation très haute, doit répondre le philosophe, parce que sans celle-là, toutes les autres seraient vaines. Il ne semble pourtant pas que les États, qui s'occupent tant de l'esprit et auxquels cela réussit généralement si mal, aient regardé avec beaucoup de soin cette question de la nourriture matérielle. C'est au delà qu'ils portent leur souci, sans se rendre bien compte que c'est pourtant l'étape nécessaire. Or, la plupart des gens ne mangent pas, ou mangent si mal et si peu qu'ils ne peuvent former un terrain solide sur lequel pousse la plante spirituelle. Celui qui ne mange pas n'a pas d'âme saine. Elle végète, elle est desséchée, elle se fane. Les malheureux l'arrosent avec de l'alcool.

Pensée du jour :
L’amour est pour celui qui a mangé et non pour celui qui a faim. ~ Euripide

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