19 février 2013

Le cercle du beau

"Moïse, voici Steve. Il va mettre tes tablettes à jour..." 

J’ai tellement ri en entendant ces vérités enrobées d’humour à la radio, hum...

Le cercle du beau
Par Mathieu Héroux**

J'haïs la technologie. Je vais l'haïr jusqu'au jour où j'aurai l'argent pour m'y intéresser. Je suis comme ça avec tout. Profond avant d'avoir les moyens de devenir superficiel. J'haïs les voitures jusqu'à ce que je puisse m'en payer une pas de rouille. J'haïs la mode jusqu'à ce que je reçoive une carte-cadeau du Dix30 pour Noël et que je puisse m'acheter un jeans à 300 $. Je ne suis pas un gars d'apparence. Je suis quelqu'un qui aime la grandeur d'âme jusqu'à ce que j'aie le choix d'aller dans un coin sombre avec une fille d'Occupation double ou une Ph.D.

Je n'ai pas besoin de posséder le beau avant que ce ne soit le beau véritable. Avant qu'il soit légitime que je le possède et que je puisse le saisir à deux mains pour l'étreindre, le serrer d'amour jusqu'à ce qu'il ne respire plus, comme on le fait avec des petits enfants ou des petits animaux qu'on trouve trop trognons.

J'avais un téléphone normal et je ne voulais rien de plus. Il n'était pas intelligent. Je le suis. Et deux entités intelligentes ensemble ça fait des frictions. «Qu'est-ce que tu fais avec ton vieux téléphone? Moi, je peux aller sur Internet.» Fous-moi la paix. Je n'en veux pas. J'ai un téléphone. Un téléphone, c'est fait pour appeler.

Un appel : «Ke-woi?» Vous-m'offrez-le-nouveau-iPhone-gratuitement-avec-un-contrat-de-trois-ans? Juste à moi? Parce que je suis un bon élève! Merci.

Ce qu'on aime, c'est se sentir spécial. On peut dire à une femme qu'elle est la plus craquante jamais vue et, bien qu'elle sache que c'est Sophie Marceau qui tapisse notre fond d'écran d'ordinateur, elle esquissera un sourire gêné parce qu'elle se sentira unique. Et ça, les compagnies de téléphone l'ont compris. Ils ont juste à prononcer les mots : «On vous a choisi».

Trois jours de suite à attendre le facteur avec un verre de lait et des biscuits pour finalement le voir arriver avec la petite boîte. Je signe son papier, on se salue de la tête (un salut qui voulait me dire : bienvenue parmi nous), il boit le verre de lait et mange les biscuits, j'ouvre la boîte. C'est comme avoir le nouveau-né de ton meilleur ami dans les bras. On devient soudainement bête, les mains pleines de pouces comme si c'était la première fois de notre vie qu'on tenait un objet.

J'ai appuyé sur le bouton rond du téléphone et d'immenses ailes blanches me sont poussées dans le dos. Le corps léger, les fenêtres de mon salon se sont ouvertes et je me suis envolé. J'ai survolé Montréal, le GPS de mon téléphone comme sherpa, jusqu'au petit matin. C'est le pouvoir du beau. Ça simplifie la vie, ça crée des rapports, des envolées. Une fois entré dans la communauté du iPhone, dans le cercle du beau, on ne peut plus s'en sortir. À l'instar d'une secte, entre iPhoneux, on se salue discrètement de la main, sachant que nous, nous avons compris la game.

Source : Première Chaîne de Radio Canada, Les années lumière, 13 février 2013
http://zonedecriture.radio-canada.ca/affiche/les-ecrivains-et-la-science/index.html

** Jeune auteur à l'écriture urbaine et cinématographique, Mathieu Héroux termine ses études en écriture dramatique à l'École nationale de théâtre du Canada en mai 2012. Provenant du milieu du rap, il se tourne vers l'écriture dramatique au début de la vingtaine. Il gardera toutefois les traces de son passage dans la chanson en abordant des thèmes durs, en ponctuant ses textes de répliques courtes et de scènes rythmées. Abordant souvent le texte dramatique sous la forme du conte – autant pour enfants que pour adultes , il explore la fuite dans l'imaginaire, un thème omniprésent dans son univers.

«Mathieu Héroux a le tempérament bouillant d'un écrivain qui n'a pas fini de surprendre. Au théâtre, il est doué d'un esprit caustique qui donne à ses personnages une belle complexité; ils sont fragiles en apparence, façonnés avec un humour subtil, qui laisse entrevoir – pour lui donner ensuite toute la place –, une vie intérieure qui nous plonge au cœur de nos propres émotions.»
~ Normand Chaurette

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