Essigny-le-Petit : gare désaffectée
Images de Picardie de CRDP de l’Académie d’Amiens
La parabole de Mushin
Il y avait une fois un jeune homme qui s’appelait Joe et qui
habitait la ville de Bonne-Espérance. Comme Joe se passionnait pour l’étude du
dharma*, il avait pris un nom bouddhiste et se faisait appeler Mushin.
À part cela, Joe vivait comme tout le monde : il allait
travailler tous les jours et il avait une charmante épouse. Cependant, malgré
tout l’intérêt que Joe professait pour le dharma, il faut reconnaitre que
c’était plutôt un macho, un type assez amer, un m’as-t-vu qui croyait tout
savoir. Il finit même par se rendre tellement insupportable au travail qu’un
beau jour, son patron le renvoya en lui déclarant qu’il en avait assez. Et
voilà notre Joe, chômeur, qui rentre à la maison où il découvre une lettre de
sa femme : « J’en ai assez, Joe. Je te quitte. » Et Joe se
retrouve tout seul chez lui, en tête à tête avec lui-même.
Cependant, notre Joe, alias Mushin, n’étant pas du tout du
genre à baisser les bras facilement, ne se démonta pas et jura que, s’il
n’avait pas su garder sa femme et son boulot, il réussirait néanmoins à trouver
la seule chose qui compte vraiment dans la vie : l’éveil. Et le voilà qui
court jusqu’à la librairie la plus proche et qui passe au peigne fin toutes les
dernières parutions traitant des moyens d’atteindre l’éveil. Et là, il trouve
un livre qui lui parait plus intéressant que les autres, intitulé : Comment
sauter dans le train de l’éveil. Joe achète aussitôt le livre et
l’étudie à fond, après quoi il rentre chez lui, il liquide son appartement, il
met toutes ses affaires dans un sac à dos et part pour la gare qui se trouve à
la lisière de la ville. Il a en effet lu dans son livre qu’en suivant bien
toutes indications, il trouverait le fameux train et saurait comment s’y
prendre pour monter dedans. « Formidable », s’est-il dit.
Voilà donc Joe qui arrive à la gare – désaffectée –, qui
relit soigneusement son livre et qui apprend par cœur toutes les indications et
recommandations diverses. Et puis il s’installe pour attendre. Et il
attend : deux jours, trois jours, quatre jours – il attend le grand train
de l’éveil, car le livre a bien dit qu’il ne pouvait manquer de venir; et Mushin fait
toute confiance à son livre. Enfin, le quatrième jour, il entend un grand
bruit, dans le lointain, et le bruit se rapproche de plus en plus. Sachant que
ce doit être le fameux train qui arrive, Mushin se prépare. Il est là, si
excité de voir le train qui entre en gare; c’est vraiment incroyable! Et puis,
soudain, vroom… même pas le temps de dire ouf, et le grand bolide métallique
est déjà passé. Parti, envolé. Alors que faire, maintenant? Ce train existe bel
et bien, il l’a vu. Mais il n’a pas pu y monter. Alors il se replonge dans son
bouquin et se remet à l’étudier d’arrache-pied. Mais, chaque fois que le train
arrive, c’est toujours le même scénario…
Le temps passant, d’autres gens s’étaient rendus à la
librairie et avaient acheté le même livre que Mushin. Joe les vit bientôt
débarquer à la gare; il y en eut d’abord quatre ou cinq, puis une vingtaine,
puis une trentaine, venus eux aussi pour attendre le fameux train. La
température montait, les gens étaient très excités : la Solution était là,
enfin, à portée de main. Et bien que personne n’ait réussi à y monter, les gens
gardaient quand même l’espoir que quelqu’un finirait bien par y parvenir, un
jour, et que cela inspirerait les autres à en faire de même. Ainsi, le groupe
grossit-il de jour en jour; l’espoir et l’enthousiasme étaient à leur comble.
Quelque temps plus tard, Mushin se rendit compte que
certains avaient amené leurs enfants avec eux et, les parents étaient tellement
absorbés par l’attente du train qu’ils ne s’occupaient pas du tout de leur
progéniture. Les gosses, qui essayaient bien d’attirer l’attention de leur père
ou de leur mère, se voyaient rabroués sans ménagement : « Fiche nous
la paix, va donc jouer! » Ces petits étaient vraiment sérieusement
négligés; et comme Mushin n’était pas vraiment un si mauvais bougre, au fond,
il se dit qu’il ne pouvait pas laisser ces gosses comme ça, même s’il préférait
continuer à guetter le train comme tout le monde. Alors il entreprit de
s’occuper un peu d’eux; il sortit de son sac à dos ses provisions de fruits
secs et de chocolat, et les distribua aux gamins et aux gamines, dont certains
étaient véritablement affamés. Si les parents ne semblaient pas avoir le temps
de sentir leur faim, les gosses, eux, avaient l’estomac dans les talons – sans
parler de leurs genoux écorchés! Mushin leur fit des pansements avec du
sparadrap trouvé dans son sac, et il se mit à leur lire des histoires dans
leurs petits livres.
Certes, il allait bien toujours guetter l’arrivée du train
de temps en temps, mais les gosses ne tardèrent pas à devenir sa préoccupation
numéro un. D’ailleurs, il y en avait de plus en plus, et même toute une bande
d’adolescents, au bout de quelque mois. Et comme les ados ont de l’énergie à
revendre et qu’elle tourne mal si elle reste inoccupée, Mushin les prit par la
main et organisa une équipe de baseball qu’il faisait jouer derrière la gare.
Il les mit aussi au jardinage, histoire de les occuper utilement, et encouragea
même les plus sages d’entre eux à le seconder dans ses tâches d’organisation.
En un rien de temps, il s’était effectivement retrouvé à la tête d’une énorme
somme d’activités, si bien qu’il avait de moins en moins le temps d’aller
guetter le train. Ce qui le faisait d’ailleurs frémir de rage et verdir
d’amertume : l’important se passait là-bas, à guetter le train – ce que
faisaient du reste les adultes – mais il fallait que ce soit lui qui se retrouve
coincé là, avec les gosses! Il continuait malgré tout à s’occuper d’eux sans
relâche, puisqu’il savait qu’il fallait bien le faire.
Au fil des mois puis des années, des centaines, puis de
milliers de gens affluèrent à la gare pour venir attendre le train avec armes
et bagages, enfants et famille élargie. Mushin ne savait plus où donner de la
tête avec toutes cette marmaille; il dut même entreprendre d’agrandir la gare.
Il dut prévoir de nouveaux locaux pour faire coucher les gens, et finit même
par construire une poste et des écoles… Mushin était débordé; il travaillait du
matin au soir, il n’avait plus un instant à lui. Et cependant, il restait tenaillé
par la colère et le ressentiment. « Tout ce qui m’intéresse, c’est l'éveil,
vous savez. Pourtant, tout le monde est là à guetter le train, et pendant ce
temps-là, qu’est-ce que je fais, moi? » Mais il persévérait malgré tout…
Un beau jour, il se souvint qu’il devait encore avoir un
petit livre dans son sac que, par hasard, il n’avait pas jeté avec les autres,
en vidant son appartement. Il tira des profondeurs du sac à dos un petit
opuscule qui s’intitulait : Comment faire zazen. Encore de nouvelles
instructions à étudier, se dit Joe, mais constatant que celles-ci n’avaient pas
l’air trop compliquées, il entreprit de les apprendre et se mit à faire zazen
tous les matins, assis sur son petit coussin, avant que tout le monde ne se
réveille. Au bout d’un certain temps, il constata qu’il arrivait à mieux
supporter le poids de toutes les responsabilités épuisantes qu’il avait été
amené à prendre sans vraiment le vouloir. Et il se dit qu’il y avait peut-être
un rapport entre le zazen et ce sentiment de paix et de tranquillité qu’il
commençait à éprouver. Certains autres aspirants-voyageurs, un peu découragés d’attendre
un train dans lequel ils n’arrivaient jamais à monter, prirent l’habitude de se
joindre à Mushin. Si bien qu’il y eut bientôt tout un groupe de gens qui
faisaient zazen tous les matins, tandis que, parallèlement, les candidats au
voyage ferroviaire continuaient à affluer et à guetter le fameux train. Tant et
si bien qu’il fallut établir une seconde colonie, un peu plus loin, le long de
la voie ferrée. Et comme ce nouveau groupe rencontrait les mêmes problèmes qu’avaient
connus ceux de la première gare, quelques anciens pionniers allaient de temps
en temps prêter main-forte aux nouveaux et les conseiller. Par la suite, il y
eut même une troisième colonie… la tâche était infinie.
Ils n’arrêtaient plus, du matin au soir : il fallait
donner à manger aux enfants, organiser de la menuiserie, faire marcher le
bureau de poste, organiser la nouvelle clinique – bref, tout ce qui est
nécessaire à la survie et au bon fonctionnement d’une société humaine. Pendant
ce temps-là, on ne s’occupait plus du train qu’on entendait encore passer de
temps en temps, et s’il y avait bien toujours un peu de jalousie et d’amertume
dans les cœurs, elles n’étaient plus aussi virulentes qu’avant – moins solides.
Pour Mushin, le vrai virage eut lieu le jour où il essaya d’organiser ce que
son petit livre appelait une sesshin*. Il emmena les gens de son propre groupe
dans un coin de la gare et ils s’installèrent un peu à l’écart du va-et-vient
quotidien pour faire zazen intensivement, pendant quatre ou cinq jours d’affilée.
Ils entendaient bien passer le train de temps en temps, dans le lointain, mais
ils l’ignoraient et se contentaient de rester assis sur leurs coussins. Par la
suite, ils firent aussi connaître cette pratique aux gens des nouvelles gares
installées le long de la voie ferrée.
Les années passaient, Mushin avait maintenant la cinquantaine
bien sonnée, et ça se voyait : il avait l’air d’un homme fatigué et il
commençait à se voûter sous le poids de tant d’années de labeur et d’efforts
incessants. En revanche, les soucis, les angoisses et les interrogations d’antan
s’étaient envolés depuis longtemps. Il y avait longtemps qu’il ne se posait
plus les grandes questions philosophiques qui l’avaient hanté, jadis : « Est-ce
que j’existe vraiment? La vie est-elle un rêve ou une réalité? » Il était
tellement pris par son travail et son zazen que tout le reste avait fini par
passer à l’arrière-plan et s’estomper, même les grandes questions
métaphysiques, et même l’amertume et la colère; seules comptaient les réalités
de chaque jour. Mushin n’avait plus rien à faire qu’à accomplir ses tâches
quotidiennes, en fonction des nécessités du moment. Mais il n’avait plus du
tout le sentiment d’y être obligé; il faisait ce qu’il y avait à faire – tout
simplement.
Les gares étaient devenues des endroits très peuplés où
vivaient des quantités de gens – qui travaillant et élevant ses enfants, qui se
contentant juste d’attendre le train. Certains candidats au voyage ferroviaire
finissaient par s’intégrer eux aussi à la vie de la gare, tandis que de
nouveaux arrivants leur succédaient à la vigile. Mushin, qui avait fini par se
prendre d’affection pour toute cette humanité à l’affût du train, consacrait
tout son temps et toutes ses forces à les aider et à les soutenir de son mieux.
Les ans passèrent ainsi, tandis que Mushin se faisait de plus en plus vieux et
fatigué. À présent, il ne se posait plus la moindre question; il n’y avait plus
que Mushin et sa vie – enfin dans la plénitude de sa plus simple expression –,
et Mushin faisait exactement ce que la vie exigeait de lui, à chaque instant.
Un soir – allez savoir pourquoi –, Mushin se dit : « Ce
soir, je vais faire zazen toute la nuit. Pourquoi, je n’en sais rien mais j’en
ai envie… » Il y avait déjà belle lurette que Mushin ne cherchait plus
monts et merveilles en faisant zazen; c’était devenu un acte très simple pour
lui. Il restait assis, tranquillement, sans rien faire si ce n’est s’ouvrir à
tout ce qu’il sentait en lui et autour de lui. Ce soir-là, il s’assit donc; il
entendait le bruit des voitures qui traversaient la nuit, il sentait la
fraîcheur de la brise nocturne, les mouvements subtils qui animaient son corps.
Et il resta comme ça tout la nuit. Tout à coup, à l’aube, il entendit le
vrombissement du grand train qui se rapprochait de plus en plus. Le train
ralentit, ralentit encore, pour s’arrêter pile, devant lui. Et c’est alors que
Mushin comprit : il avait toujours été dans le train, depuis le début; il était lui-même ce train. Il n’y avait
pas de train à prendre, rien à accomplir, nulle part où aller. Il y avait
simplement la vie, dans sa plénitude. Toutes les vieilles questions – qui n’en
étaient pas vraiment – trouvèrent spontanément une réponse. Le train s’évanouit
comme un mirage, sous le regard paisible du vieux petit bonhomme, tranquillement
assis sur son coussin dans la lumière naissante du petit matin.
Mushin s’étira et se leva. Il partit faire du café pour tous
ceux qui ne tarderaient pas à arriver pour travailler. Une dernière image de
Mushin : il est dans l’atelier de menuiserie avec quelques-uns des plus
grands garçons, en train de fabriquer des balançoires pour le terrain de jeux
des gosses. Voilà donc l’histoire de Mushin. Que croyez-vous qu’il ait trouvé?
Je vous laisse juges…
Source :
Charlotte Joko Beck
Soyez zen … en donnant un
sens à chaque acte et à chaque instant
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* Dharma - dans le contexte du bouddhisme contemporain en Occident, le mot est souvent utilisé dans le sens de mode de vie, manière d'être - conformes aux principes du bouddhisme
* Sesshin : ce terme signifie "entrer en contact avec l'esprit". Il désigne une retraite de méditation intensive qui peut durer de deux à sept jours, voire plusieurs semaines ou plusieurs mois.