22 décembre 2019

Que penser de la désobéissance civile?

Jean-François Nadeau a souvent une façon originale et lumineuse d’aborder des questions éthiques complexes. Ses chroniques me font penser aux feux de bois qu’on allumait autrefois sur les côtes pour guider les marins jusqu’au port.

Formé en science politique et en histoire, il a été professeur et éditeur. À titre de chroniqueur, il est lauréat du prix Jules-Fournier du Conseil supérieur de la langue française. En marge de travaux en histoire, il a publié plusieurs livres, dont Le Devoir, un siècle québécois (2010) ainsi que des recueils de chroniques, Un peu de sang avant la guerre (2013) et Les radicaux libres (2016). 
Chroniques récentes : https://www.ledevoir.com/auteur/jean-francois-nadeau

[Les passages en bold sont de mon initiative...] 

L'ordre ambiant
Jean-François Nadeau  
Le Devoir 15 octobre 2019

À la fin de septembre 1850, lorsqu’Henry David Thoreau visite la mystérieuse «Province of Quebec», son trajet en train depuis Boston jusqu’à Montréal lui coûte, aller-retour, sept dollars. Cet automne-là, jusqu’au 4 octobre, il visite le pays à la hâte et consigne ses observations. Le train, en matière de temps et d’argent, le lui permet. Pour vous rendre à Boston aujourd’hui, essayez seulement de prendre le train... Cette ville formidable, à portée de main, semble désormais hors d’atteinte raisonnable par ce moyen. À l’heure pressante de la nécessité de transports collectifs efficaces, le train est devenu, chez nous, une caricature.

Photo : Farrell Grehan / National Geographic / Getty Images

À Walden, à quelques kilomètres au nord de Boston, des milliers de personnes convergent chaque année en voiture pour venir fouler du pied le sanctuaire qu’habita Thoreau. Au bord du lac, sur les hauteurs de la route sinueuse qui le surplombe, on a aménagé pour les accueillir de grands stationnements et, à la gloire du philosophe, un centre d’interprétation sanctifié par toutes les nouvelles onctions officielles de la consommation verte.

Une fois les frais d’entrée payés, vous devez vous armer de patience et cheminer, à la file indienne, par un étroit sentier avant d’arriver à un lieu, signalé par des bornes de pierre, où l’on suppose que Thoreau vécut quelques mois dans une cabane, au milieu d’un bois auquel son ami Emerson, un autre philosophe, lui donnait libre accès. La légende a retenu que Thoreau vivait là seul, loin, en retrait de tout, laissant macérer en lui une morale écologique qu’il finira, quelques années plus tard, par coucher sur papier. Thoreau se trouvait en fait à faible distance du village. Il s’y rendait volontiers chez sa mère, qui s’occupait de son lavage et de son ordinaire. De cet aspect domestique de sa vie, il ne tirera aucune leçon morale nouvelle.

Thoreau est largement crédité pour être l’un de ceux qui ont le mieux réfléchi à l’idée de désobéissance civile. Sur cette question, il est toujours question d’Hannah Arendt et de lui. Les perturbateurs du pont Jacques-Cartier et du centre-ville de Montréal, le groupe mondialisé Extinction Rebellion, se réclament précisément de cette notion de désobéissance civile.

Agir comme tout le monde a quelque chose de rassurant et, tout à la fois, d’inquiétant. Au tout début du film Les temps modernes, un des chefs-d'oeuvre de Chaplin, l’ambiguïté que soulève le respect de l’ordre ambiant est exprimé en deux plans troublants : les moutons qui se suivent, les uns derrière les autres, en direction de l’abattoir; puis des ouvriers qui font de même pour se rendre à leur travail. Nulle théorie sur le refus d’obéir n’est élaborée ici, mais le spectateur ressent immédiatement à la vue de ces images quelque chose d’outrageant, où l’on comprend d’instinct que le conformisme peut être irresponsable. Autrement dit, quand ne rien faire, c’est laisser faire le pire, la responsabilité d’agir est plus importante que celle d’obéir.



Ce refus de se soumettre trouve son expression dans les profondeurs de l’histoire comme principe actif de réformes sociales. Sophocle, par exemple, en donne une préfiguration dans Antigone : un mortel ne peut passer outre à des lois non écrites profondes et inébranlables, rappelle son personnage central, et celles-ci peuvent l’obliger à enfreindre les lois de la cité.

La désobéissance civile fait, paradoxalement, partie de l’expérience d’un État de droit. Elle incarne un principe éthique supérieur qui affirme une volonté de réformer le juridique. Elle rappelle que la loi, qui s’établit d’ordinaire au nom des plus forts, doit rester subordonnée, malgré cela, à un intérêt général supérieur.

La désobéissance civile se trouve ainsi à l’exact opposé de la corruption. On ne veut pas, en désobéissant, échapper à la loi, comme c’est le cas dans une multitude d’affaires de malversations qui éclaboussent, au Québec, des administrations municipales. Au contraire de ces affaires où des individus malintentionnés tentent d’échapper à la loi en s’en jouant, les acteurs d’une désobéissance civile agissent au grand jour, d’ordinaire après avoir fait valoir leurs positions d’une multitude d’autres façons. Ils affirment clairement désobéir, en accusant la loi de ne pas servir convenablement l’idée de la justice qui la fonde. Ainsi n’entendent-ils pas tromper la loi, mais s’en faire remarquer pour contribuer avec assurance à la réformer.

La désobéissance civile peut-elle être invoquée en toutes circonstances? Est-elle invocable par quiconque, quand bon lui semble? Certainement pas. Elle ne conserve son sens que dans le cadre d’une contestation éthique profonde d’un projet politique qui touche le plus grand nombre.

Est-il possible de changer le monde en bloquant des ponts? On peut se poser la question. Les manifestants du pont Jacques-Cartier constituent en tout cas l’expression forte d’un temps de désenchantement engendré par des gouvernants dont l’irresponsabilité écologique semble sans borne.

La dépendance aux déclarations douteuses en matière d’environnement apparaît désormais la norme. À écouter, par exemple, les déclarations du gouvernement de François Legault, tout ou presque est bon pour l’environnement. Cela donne, au cours des derniers jours seulement, l’affirmation loufoque que la construction d’un pont-tunnel à Québec «est bonne pour l’environnement», même si aucune étude ne saurait le confirmer. C’est entendre par ailleurs le sublime successeur de MarieChantal Chassé au poste de ministre de l’Environnement affirmer qu’il faut accélérer les coupes dans les forêts au nom de l’écologie, sous prétexte que les vieilles forêts – comme si elles étaient si nombreuses chez nous – libèrent des gaz à effet de serre. C’est entendre, en prime, le premier ministre avancer, contre toutes les études sérieuses sur ces questions, qu’Uber «est bon pour l’environnement». Et quoi encore?

À entendre ces gens-là, je vous le dis, tout est bon pour l’environnement. Sauf les écologistes.


Commentaire 

Je suis allergique au discours urticant des analphabètes environnementaux de la Coalition avenir Québec, notamment du ministre de l’Environnement, Benoit Charrette, du ministre des Forêts, de la Faune et des Parcs, Pierre Dufour, et du ministre des Finances, Éric Girard. Seconde après seconde, illusion après illusion, mensonge après mensonge, l’on voit une enfilade de mises en scène pour dissimuler les carences et les bourdes du cabinet, et blanchir la réputation de ministres incompétents. On nage dans l’ignorance crasse, dans la négation des changements climatiques pour ne pas nuire au patronat et à la croissance économique.
   Pourquoi héritons-nous de tels dirigeants? «L’une des raisons est la manière dont les multinationales squattent depuis des décennies le système éducatif canadien. Les universités forment les cerveaux dont l’économie capitaliste a besoin. Comment espérer voir surgir des dirigeants pleins de sagesse dans un pays où les écoles enseignent ce que le pouvoir politique leur enjoint d’enseigner?» (Nancy Huston; BRUT, Lux Éditeur, 2015)

Idée-cadeau : un jeu où l’on fait autre chose que se taper sur la gueule et s’entretuer. Même si c'est en anglais américain (contrairement à la description en british dans la vidéo ci-après), je suis persuadée qu'il y a des jeunes assez futés et expérimentés pour jouer quand même...

Walden: a Game, une expérience documentaire à la première personne
Une retraite spirituelle interactive sur les traces du philosophe du 19e siècle Henry David Thoreau.
   Développé par Tracy Fullerton, directrice du Game Innovation Lab de la School of Cinematic Arts de l’université USC, Walden: A Game est une simulation de l’expérience de survie menée par le philosophe nord-américain Henry David Thoreau à Walden Pond, Massachussetts, en 1845 (qu’il documenta dans Walden, or Life in the Woods, un classique de la littérature nord-américaine).
   Walden est un jeu de survie naturaliste. Immergé dans les bois autour de l’étang de Walden, le joueur a pour mission de s’adonner à un certain nombre d’activités nécessaires à sa survie : construire une cabane, trouver de quoi se nourrir, se chauffer et consolider son abri, sur une période couvrant huit saisons. Au-delà de la simple survie, le joueur est également invité à trouver un sens à sa quête, en prenant le temps de se confronter à la solitude et l’isolement pour méditer sur son rapport à la nature. (Source : imm3rsive)  

Walden, a game — A Philosophical Tale of Exploration & Survival

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