16 décembre 2019

Êtes-vous une «personne raisonnable»?

«Être raisonnable en toutes circonstances? Il faudrait être fou...» 
~ Raymond Devos

Entrevue avec Claude Lelouch, émission Bien entendu, ICI Radio-Canada Première, 16/12/2019 (extrait) :  
– Claude Lelouch : J’aime pas les gens qui marchent dans les clous. Les gens qui traversent dans les clous ne m’intéressent pas. Ceux qui m’intéressent c’est ceux qui traversent là où ils ont envie de traverser.
– Stéphan Bureau : Mais vous devez être terriblement malheureux aujourd’hui, on vit à une époque de rectitude politique qui a même rétréci l’espace entre les clous, et gare à ceux qui s’aventurent en dehors de ceux-ci.
– Claude Lelouch : Oui, ben moi, j’ai toujours marché en dehors des clous parce que si j’avais pas marché en dehors des clous, j’aurais pas pu faire 50 films. Voyez, entre les règlements et leurs applications, il y a un océan, y’a un océan et donc il faut savoir nager.

Mais qu’est-ce qu’une personne raisonnable? Anne-Marie Voisard répondait à la question au «Micro ouvert» de Plus on est de fous, plus on lit!, le 13 décembre 2019.   
   Professeure au Département de sciences humaines du Cégep de Saint-Laurent et détentrice d'une maîtrise sur la répression judiciaire de la liberté d'expression, Anne-Marie Voisard a reçu le 29 octobre dernier le Prix du Gouverneur général du Canada de 2019, dans la catégorie des essais, pour Le droit du plus fort, son premier livre. Anne-Marie Voisard a été responsable des affaires juridiques d'Écosociété de 2008 à 2013, pendant l'affaire Noir Canada (1). Elle poursuit ses travaux dans le champ de la théorie critique du droit ainsi que sur la censure dans le monde du livre.
   Ce texte provient d’une série donnant carte blanche aux lauréates des Prix littéraires du Gouverneur général de 2019 (Conseil des arts du Canada). Les textes sont tous inédits et ont été créés pour Radio-Canada.

   LA PERSONNE RAISONNABLE

   Homo rationabile ou la raison dévoyée
   «RAISONNABLE». Le mot tombe comme un couperet.
   C’est l’injonction paradoxale des temps présents : soyez tout ce qu’il vous plaira, pourvu que vous soyez rai-son-na-bles.
   Sous nos latitudes juridiques, la norme acquiert force de loi.
   C’est ce qu’on appelle la «personne raisonnable».
   Fiction d’entre les fictions, la «personne raisonnable» est ce critère de référence à l’aune duquel on est en droit de vous juger, tandis que l’on vous met en demeure de coïncider avec elle.
   Certains s’y sont frottés.
   Mais de quoi la personne raisonnable est-elle le nom?
   Dans un effort de conceptualisation qu’il faut saluer, la Cour d’appel a estimé que la personne raisonnable était – je cite – «moyennement intelligente, moyennement sceptique et moyennement curieuse». Proposition qui, outre le fait qu’elle en dise long sur la psyché canadienne, suppose corollairement de bien vouloir concéder que la personne raisonnable soit en fait moyennement niaise, moyennement crédule et moyennement blasée.
   Ainsi, la personne raisonnable, c’est monsieur madame Tout-le-Monde; monsieur, surtout. C’est le citoyen ordinaire. Le consommateur moyen. L’honnête contribuable. Le bon père de famille. Le justiciable lambda. Le «vrai monde».
   Cette «majorité silencieuse» qui «travaille et n’a pas le temps de manifester» (Martin Coiteux, 2015). Celle-là même qui «croit au mérite et à l’effort» et «dont on ne parle jamais, parce qu’elle ne se plaint pas, parce qu’elle ne brûle pas de voitures» et «parce qu’elle ne bloque pas les trains» (Nicolas Sarkozy, 2006).

Caricature : André-Philippe Côté / Le Soleil 14/12/2019 (Gratteux : billet de loterie)

Homo œconomicus
   La personne raisonnable trouve en elle-même les supports de son autonomie. Elle s’autoréalise, s’autogère, s’autoévalue, s’auto-mate.
   Fervente entrepreneure d’elle-même, en toute chose, elle s’investit.
   Imaginaire taylorisé, corps à flux tendu, affects rentables et éthique souple.
   Le capital humain embringué dans la course folle de la valorisation marchande.
   Stable émotionnellement, résistante au stress, tolérante à l’ambiguïté, op-ti-mis-te. La personne raisonnable thinks big, keeps cool, lives straight and sleeps tight. Flexible, maniable, adaptable. Elle est l’élastique qu’on peut étirer indéfiniment sans qu’il nous pète au visage, pète les plombs ou pète au frette.

   Homo juridicus
   Éprise des apparences plus que de vérité, soucieuse de réputation plus que de mérite, la personne raisonnable n’a que le calcul égoïste pour toute vertu et la poursuite de ses intérêts pour seule loi.
   Ainsi jouit-elle à ciel ouvert et à bon droit de son bien comme de ses droits.
   Le droit, entre autres, de rejeter dans les bas-fonds de la déraison autant de façons de penser qui portent en elles la promesse d’autres façons de vivre.

   Homo numericus
   Le secret est la prérogative des maîtres du monde (et l’on sait quelles représailles guettent celles et ceux qui osent lever le voile sur leurs dissimulations et leurs faux-semblants).
   Mais au commun des mortels, l’impératif de transparence est vendu tel un rêve.
   Ainsi, la personne raisonnable tweet, google, snap et post des selfies. Sous la surveillance panoptique d’un complexe industriel sécuritaire de masse, elle s’exhibe passionnément.
   Et qu’aurait-elle à craindre, au juste? La personne raisonnable n’a rien à cacher. L’intégralité de son activité cérébrale consciente et inconsciente se déploie dans l’horizon étroit du licite, du pensable et du dicible, par-delà lequel toute parole contraire est mise au ban, toute pensée dissensuelle, confinée hors-champ, toute insurrection sensible, violemment réprimée.

   Homo loquens
   Les temps présents requièrent de la personne raisonnable qu’elle «soit parlée» plutôt qu’elle parle.
   D’entre les mots qu’elle a faits siens, à force qu’on les lui eût répétés, il n’en est plus un qui ne travaille contre l’idée qu’il est censé exprimer.
   On ne sait quel tabou lui interdit de percevoir qu’une langue lisse et anesthésiante enrobe chaque jour les propositions les plus abjectes.
   Il faut dire qu’elle-même sait donner du style à ce qui n’a aucune allure.

   Homo politicus
   La personne raisonnable ne se laisse pas distraire par les «bruits» de «la rue» (Jean Charest, 2012). Ce qui doit inéluctablement advenir, elle l’a compris, «ne se fera ni à droite, ni à gauche», mais se fera «point à la ligne» (Pierre-Karl Péladeau, 2015). «Ni pour, ni contre, bien au contraire» (Sam Hamad, 2015), elle s’en remet tout entier au règne du «gros bon sens» (François Legault, 2019).
   En parfaite concordance avec son temps, la personne raisonnable adhère sans en éprouver le moindre vertige aux prétentions de l’époque, coïncide point à point avec le réel, se fait l’incarnation d’un présent si plein de lui-même qu’il ne saurait être contesté.
   Tout se passe comme si la personne raisonnable ne sentait rien périr. Nulle extension du désert ou dévastation du vivant pour lui nouer le ventre. Nulle avancée de l’inhumain, dans un climat de psychose froide, pour lui arracher un cri.
   Délestée de ses passions anciennes, confortablement repliée dans la cage d’acier du réel, la personne raisonnable a renoncé à toute contemplation de possibles non advenus et d’aspirations défaites. Et tandis que sonne le glas de l’histoire, elle jouit de la satisfaction gratifiante d’incarner la dernière des utopies.

Audiofil :
Carte blanche :

 
Le droit du plus fort
Nos dommages, leurs intérêts
Anne-Marie Voisard | Collection Hors série | 344 pages
Éditions Écosociété 2018

Cet essai est né d’une expérience vécue. Il ne prend pas pour autant la forme d’un témoignage. Il ne s’agit pas non plus de rouvrir, par les voies détournées de l’écriture, deux procès que des règlements hors cour auraient laissé inachevés. Si l’affaire Noir Canada mérite d’être soumise à l’analyse, c’est en tant qu’elle est symptomatique de la violence sociale qui s’exerce par le dispositif judiciaire et qu’elle nous donne à voir, sous une forme paradigmatique, le rôle stratégique joué par le droit dans la cartographie contemporaine des rapports de pouvoir et de domination. Elle fonde ici la genèse d’une réflexion sur les perversions et les torsions d’un droit organisant la suspension de la justice au service des fins les moins irréprochables, d’un droit de la sortie du droit, d’un droit du plus fort.

   «Dans cet ouvrage, Anne-Marie Voisard nous plonge dans une ambitieuse déconstruction du droit, de ses procédures et de ses appareils. Elle rappelle que si la violence et le pouvoir sont des choses qui se révèlent dans l’expérience, dans le vécu, elles n’échappent pas à l’analyse critique rigoureuse. Ce livre est tout à la fois une synthèse, un récit et un puissant essai sur la pratique contemporaine du droit.» ~ Normand Landry, professeur en communications à la TÉLUQ
   «Pour que le droit ne se sclérose pas, il doit toujours progresser. Il faut alors sans cesse mesurer l’écart qui le sépare de la justice. Cet important ouvrage d’Anne-Marie Voisard arrive à point nommé. Il offre le plus bel exemple d’une réflexion sur la justice pouvant aider à faire progresser le droit.» ~ Michel Seymour, professeur de philosophie à l’Université de Montréal

*Gagnant du Prix littéraire du Gouverneur général 2019, catégorie Essais :

«Ouvrage courageux, brillamment argumenté, appuyé par une diversité de sources, livré dans une langue solide et pleine de nuances. Réflexion profonde sur un sujet d’actualité qui traite de perversions et de torsions du droit, des rapports de pouvoir et de domination dans la sphère judiciaire. Un récit émotif, lucide, un livre admirable et engagé qui résonne comme un cri d’alarme.» – Comité d’évaluation par les pairs du Prix du GG 2019, catégorie Essais (Louis Hamelin, Rachida M’Faddel, Paul Savoie)

*Finaliste au Prix des Libraires du Québec 2019, Revue de presse (suite) :  

   – 8 novembre 2019, Le Devoir, critique d'Aurélie Lanctôt :
 «Le droit du plus fort se situe quelque part entre le récit et la théorie critique du droit; le geste littéraire, remarque Voisard d’entrée de jeu, est ici indissociable de l’analyse théorique. En prenant de front le discours judiciaire, elle tente de (ré)introduire l’expérience sensible dans le droit, et de faire entendre des voix rendues inaudibles par l’acharnement procédural et le formalisme juridique. Une grande réussite, c’est le moins qu’on puisse dire.»
   – 5 novembre 2019, Le Devoir, chronique de Pierre Trudel :
«Un ouvrage qui passionnera ceux qui s’interrogent sur les limites du droit et du système judiciaire dans la société contemporaine.»
   – 18 octobre 2019, L'actualité, entrevue et extrait
10 ans de Noir Canada – En 2008, Écosociété faisait paraître Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique, d’Alain Deneault, William Sacher et Delphine Abadie, ce qui valut à la maison d’édition et aux auteur.e.s deux poursuites judiciaires de compagnies minières totalisant 11 millions de dollars. Dix ans plus tard, nous avons voulu reprendre la parole sur les enjeux démocratiques que cette affaire a soulevés en publiant deux livres, deux regards croisés sur le droit et la liberté d’expression dans l’édition.

Également paru : Procès verbal, de Valérie Lefebvre-Faucher.

Ce jour-là, sous le soleil de Toronto, le fils de Pierre Elliott Trudeau déclare : «Il nous faut  repousser les frontières du Canada jusqu'à ce qu'elles recoupent celles du monde.» Des applaudissements fusent éperdument. Cette affirmation aussi niaise que grave, qui passerait en maintes régions du monde comme l'appel à un renouveau colonialiste, portée là par la sémantique canadienne, se veut au contraire une profession de foi magnanime. Nous serions intrinsèquement bons et capables uniquement du bien. C'est à cette mystification que nous nous attaquons ici. Les effets du Canada, le monde y goûte déjà amplement : ingérence politique et contrats léonins dans la fragile République démocratique du Congo, partenariats avec les seigneurs de guerre, vendeurs d'armes et mercenaires de la région à feu et à sang des Grands Lacs, collusions mafieuses dans l'Ouganda voisin, accentuation des tensions armées autour du pétrole d'Ituri, mineurs enterrés vifs en Tanzanie, corruption au Lesotho, empoisonnement  massif et «génocide  involontaire» au Mali, expropriations brutales au Ghana, transformation des Ivoiriens en cobayes pharmaceutiques, barrages hydroélectriques dévastateurs au Sénégal, privatisation sauvage du transport ferroviaire en Afrique de l'Ouest... (Noir  Canada,  p. 7-8)

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